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Vous allez me faire le plaisir de vous taire à l'instant. Rentrez dans les rangs! dit d'une voix sévère le capitaine qui venait de rejoindre sa troupe. Il était allé relever les blessés et les morts.

châtelet, là-bas!

En avant, marche! Au

Et la troupe, hâtant le pas, eut bientôt atteint un petit manoir, jadis la demeure d'un hobereau insolent et orgueilleux que Bruxelles avait châtié. L'incendie, complément sinistre du sac du château, n'en avait épargné que la tour centrale.

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Nous tâcherons de n'arriver à Bruxelles que la nuit, dit le capitaine aux jurés. Autrement je ne réponds pas de la vie des prisonniers.

Quelques heures plus tard, hommes et chariots étaient en marche.

LA STEENPORTE.

I

A onze heures les prisonniers arrivèrent à Bruxelles. Ils ne furent pas conduits à la prison de la Steenporte à la lueur des torches, de peur d'émeute. La haine entre les deux villes, haine de plus de cent ans, s'était tellement envenimée qu'on aurait massacré les Malinois dans la rue. Le cortége s'arrêta devant un noir et massif bâtiment situé au haut de la rue de l'Escalier. Au bruit que firent les arbalétriers à la porte, un guichet grillé s'ouvrit prudemment et une voix demanda : Qui est là?

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Ouvrez, maître Kot c'était le surnom du cipier Keysers, dit le capitaine, voici du gibier de choix. La porte s'ouvrit lentement en faisant entendre un bruit de vieille ferraille des plus lugubres. L'escorte s'engagea sous une voûte sombre.

Hé! là-bas. Venez avec des lanternes ! dit le geôlier de la Steenporte à ses valets.

Où nicherons-nous ces beaux oiseaux? dit maître

Kot. Au rez-de-chaussée, au premier, au second ou dans les caves?

Stoffel et ses compagnons étaient debout, au milieu de la cour de la prison, liés deux à deux et plongés dans une douleur morne. Les lanternes éclairaient de grands pans de mur d'un aspect sinistre; partout paraissaient comme de larges taches noires des fenêtres munies d'énormes barreaux. Le capitaine des arbalétriers semblait consulter ses hommes.

-Est-ce que les cachots qui sont là sont occupés? dit-il en montrant un côté de la cour.

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Non, capitaine, nous avons d'ailleurs fort peu de monde en ce moment.

Les barreaux sont-ils solides?

Pour cela oui, c'est ce que nous avons de mieux. Le geôlier alla ouvrir les portes.

- A tout seigneur tout honneur! cria Jean Matthys. Voici le chef!

Stoffel fut poussé rudement dans le premier cachot dont le cipier ferma la porte au triple tour avec un bruit de clefs épouvantable. Il en fut de même pour les autres Malinois.

Vous répondez des prisonniers sur votre tête, maître Kot, dit le capitaine en sortant avec sa troupe.

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Soyez tranquille. Ils auraient des ailes qu'ils ne trouveraient pas le moyen de s'en aller.

La porte extérieure de la prison se referma lourdement. Le lendemain, il faisait à peine jour que toute la ville était en mouvement. Des rassemblements tumultueux se formaient autour de la Steenporte. Les prisonniers qui, brisés par la fatigue, avaient fini par céder au sommeil, entendirent tout à coup les clameurs de la foule.

Les commères de la rue au Lait étaient fort agitées. Trinette, la femme du chaudronnier, voulait que son mari se rendit immédiatement chez son frère le cipier pour voir les prisonniers et en rapporter une description minutieuse. Maître Keysers, lui, montrait plus de calme.

Je ne quitterai certes pas mon travail pour cela. Ne me tourmentez plus, dit-il, car je ne sortirai pas avant ce soir.

Trinette avait dû prendre patience, mais la journée lui parut horriblement longue. Après le souper, le chaudronnier se disposa enfin à aller à la Steenporte. Marie était encore à la maison.

Veux-tu aller chez ton oncle avec moi, Marie? tu verras les Malinois.

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Je veux bien. J'achèterai du fil en passant rue de l'Escalier.

Et l'oncle et la nièce se rendirent au Steen 1.

Eh bien, il y a du nouveau ici, dit le chaudronnier à son frère.

Celui-ci se rengorgea en homme qui a fourni pour sa place la somme énorme de quatre cents livres de quarante gros de Flandre.

-Ils sont dix avec le capitaine, répondit-il.

Ils allèrent trouver la femme du cipier dans sa chambre. Où les a-t-on mis ces pauvres gens, ma tante? demanda Mieken.

Ils occupent les cachots du rez-de-chaussée. On ne les entend presque pas.

C'est bien naturel ils se doutent du sort qui leur est réservé.

Le chef paraît désespéré. Mon mari, qui est loin d'être dur pour les prisonniers, surtout pour ceux qui ne sont ni des voleurs ni des assassins, l'a engagé à manger quelque chose: il ne veut absolument pas. Nous passerons tantôt devant les cachots; vous les pourrez voir.

Puis l'on parla d'autre chose. Après une heure de causerie, Mieken et son oncle se levèrent et allèrent regarder dans les cachots en traversant la cour. La plupart des prisonniers contemplaient avec consternation les hautes et noires murailles du Steen.

1 Château, prison.

- C'est le cachot du chef, dit la femme du cipier, lorsqu'ils furent arrivés à l'angle de la cour.

Stoffel était debout dans un coin de son cachot, les bras croisés, en proie à l'amertume de ses réflexions. Il leva machinalement la tête quand les visiteurs furent là. En apercevant le charmant visage de Marie, un mélancolique sourire vint effleurer ses lèvres.

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Jeune fille, si vous êtes aussi bonne que jolie, vous direz pour moi une prière à votre patronne, car il est possible que je sorte d'ici plus tristement encore que je n'y suis entré.

Mieken rougit et n'osa répondre.

Auriez-vous peur de prier pour moi?

Ce sont les premières paroles qu'il prononce depuis qu'il est ici, dit Jacomyne à Mieken et à son oncle. C'est un fort bel homme! se contenta de dire maître Keysers.

II

La jeune fille revint à la maison toute pensive. Sa tante lui trouva une expression de tristesse qui lui était étrangère. Questionnée, Marie répondit que la vue de ces pauvres gens destinés à la mort lui avait fait mal.

Je ne regrette qu'une chose, moi, dit Trinette Keysers, c'est qu'on n'en ait pas pris davantage.

Marie ne dit plus rien : elle alla prendre dans un coin de l'arrière-boutique une petite corbeille contenant son tricot et s'assit à la grande table, la tête baissée sur son ouvrage. Elle avait toujours devant les yeux l'archer de Malines qui l'avait regardée partir avec un sourire douloureux.

A neuf heures, elle monta à sa chambre. Elle sommeillait la tête couverte d'un petit beguin blanc bordé de bleu, d'où s'échappaient ses cheveux blonds. L'émotion souleva bientôt sa poitrine le rêve lui montrait

1 Jacqueline.

les prisonniers malinois conduits au supplice. Le bourreau avait fait tomber la tête des compagnons de Stoffel. Seul il restait debout calme et fier comme dans son cachot. Marie le vit s'avancer vers le billot couvert de sang. Il se retourna une dernière fois vers la foule et jeta un long regard à la jeune fille. Puis il s'agenouilla, le bourreau leva d'un bras puissant sa lourde épée. Un cri de suprême angoisse s'échappa de la poitrine de Marie. Elle s'éveilla ce n'était qu'un rêve, mais l'avenir ne pouvait en faire qu'une terrible réalité.

Le lendemain sa tante vit qu'elle avait pleuré. Elle lui dit: J'ai rêvé de mes parents. Dans la journée, elle demanda à son oncle s'il n'avait pas entendu parler des prisonniers de la Steenporte.

On dit qu'il faut attendre un peu avant de les exécuter, répondit d'un air distrait maître Keysers; nos magistrats ont grand'peur de déplaire à monseigneur de Bourgogne. Notre guerre avec Malines le fàche. N'était cette considération, ce serait bientôt fait..

Et il continua d'examiner avec la plus grande attention une énorme marmite de cuivre rouge qu'on venait de lui donner à raccommoder.

Une lueur d'espérance entra dans le cœur de Marie. Elle se rappela ce qu'elle avait entendu dire, de la longue querelle des trois cités brabançonnes. Mon oncle a raison, se dit-elle. Monseigneur, lors de l'échauffourée de Waelhem, a montré beaucoup de mécontentement: quand il saura ce qui vient d'arriver, il empêchera bien les magistrats de Bruxelles de mettre les prisonniers à mort.

Cependant le tumulte allait croissant dans la rue, et si l'on avait voulu donner satisfaction au courroux populaire, Stoffel et ses compagnons eussent été promptement menés au supplice. L'animosité était si grande que les négociateurs, envoyés le lendemain du combat à Bruxelles pour traiter de la rançon des prisonniers, avaient été brusquement renvoyés, sans qu'on eût daigné leur faire aucune réponse.

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