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Elle la fit baptiser et lui donna le nom de la sainte patronne de Forest, Alène.

Elle aurait mieux fait de la faire exorciser le diable a peine à quitter un corps où il a élu domicile. Il est pourtant vrai que l'Égyptienne devint avec le temps une fort jolie fille. Seulement sa peau resta toujours un peu cuivrée. J'ai trouvé aussi que ses yeux étaient beaucoup trop grands pour une honnête femme, et ses cheveux trop noirs pour une chrétienne. Enfin c'était dans une bonne intention que Nelle l'avait prise chez elle et élevée. Dieu l'en a délivrée à temps.

Tontje Ingelram, le plus beau et le plus fort garçon de la brasserie du Chameau d'or, vit la jeune fille le dimanche à la messe de Saint-Géry, et, pour son malheur, il en devint éperdument amoureux. Quant à moi, je maintiens qu'elle avait des yeux de ribaude, mais il y a des gens à qui ça plaît. Chacun son goût. N'écoutant donc que son amour, il l'épousa.

Le premier mois de son mariage, il ne s'aperçut de rien. Jamais il ne trouvait sa femme sortie dans la journée. Or, il faut savoir que, depuis trois semaines, on brasse beaucoup au Chameau d'or. On ne sait comment cela se fait, mais le premier brassin tourne, il est bon à jeter. Pour le second, on prend les plus grandes précautions dans la préparation des matières. A minuit juste, un chat noir traverse, en faisant le gros dos, la planche jetée sur la grande cuvé. On n'y fait pas attention, on croit que c'est le chat de la maison: on l'avait vu la veille, à la même heure, dans la brasserie. Le lendemain matin la bière était aigre, et de plus elle avait un goût de soufre. Le baes de la Sirène en a bu, et c'est de lui que je tiens toute l'histoire.

C'était par trop malheureux en vérité. Un brassin peut être gâté une fois, mais non deux fois de suite et surtout quand il a été préparé avec tant de soin. Tontje, lui, ne parlait pas, mais il avait son idée. « Tout cela n'est pas naturel et il y a quelque chose là-dessous,» se disait-il.

Il avait encore devant les yeux le grand chat noir traversant la planche.

Il demanda à son maître s'il n'y avait pas de chat dans la maison. « Depuis que j'ai des pigeons, je ne tiens plus de chat, répondit le brasseur. Mon dernier chat m'a mangé trois couples de pigeonneaux en un jour. »

C'est singulier! se dit Tontje. Il sort et va demander au barbier de la ruelle du Veau bleu un rasoir bien affilé. Puis il retourne à la brasserie, sans rien dire à personne. Vers minuit il se poste sur une échelle contre la cuve. Bientôt il entend un léger bruit, et il voit descendre lentement du petit escalier de bois qui mène à la planche, le chat noir de l'avant-veille. Tontje se recommande intérieurement à son grand patron saint Antoine, qui a triomphe de plusieurs légions de démons, et, d'un coup vigoureux, il tranche la première patte gauche au chat qui jette un cri effrayant. On aurait dit d'une créature. humaine. Le chat traverse en boitant la planche qu'il couvre de sang et se sauve avant que Tontje n'ait pu le prendre.

«Elle a son compte cette maudite bète, dit-il qu'elle vienne de la terre ou du diable, on ne la verra plus ici. »

A deux heures, il rentre chez lui et trouve sa femme couchée, le visage tourné vers le mur. Le lendemain il se lève le premier, fait du feu, et il est très-étonné de voir que sa femme ne descend pas. Il remonte et lui demande si elle est malade. Elle répond d'une voix faible : Hier je suis tombée de l'escalier et je me suis fait mal.

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Pourquoi ne m'en avez vous rien dit hier soir, dit Ingelram d'une voix altérée, car sa femme semblait plus morte que vive.

Vous n'y pouviez rien faire, et cela vous eût empêché de dormir.

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Qu'avez-vous donc à la main? Vous êtes tout en

Oh! ce n'est rien. J'ai beaucoup saigné du bras sur lequel je suis tombée.

Laissez voir, femme, dit Tontje. Vous ne pouvez

rester comme cela il faut faire venir le physicien tout de suite.

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Non, je ne veux pas. Demain ce sera fini.

En voilà de l'obstination! je veux absolument voir ce que vous avez...

Et le garçon brasseur arracha le linge dont elle s'était entortillé tout l'avant-bras. Savez-vous ce qu'il vit?

Quoi donc? s'écrièrent d'une seule voix les quarante compagnons.

-Sa femme avait la main gauche coupée tout net à la naissance du poignet.

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-

Où étais-tu hier à minuit, malheureuse?
Grâce, cria encore une fois la sorcière.

Pas de merci pour le suppôt du diable. Je serais damné dans ce monde et dans l'autre. Malheureux que je suis! Je suis allié à l'enfer. Et il sortit en toute hâte de la chambre.

Ici Matthys s'arrêta pour juger de l'effet que son récit avait produit sur ses compagnons d'armes. Tous paraissaient visiblement émus. Rompant un silence qui oppressait toutes les poitrines, le capitaine demanda ce que Tontje Ingelram avait fait de la sorcière.

Il a couru immédiatement chez son curé, répondit Matthys. Deux heures après, le doyen de Saint-Géry, le pléban de Sainte-Gudule et le révérend père supérieur des carmes déchaussés, accompagnés de trente hommes d'armes, entraient dans la maison. La femme était toujours au lit. On fouilla les meubles de la chambre, on visita tous les coins et les recoins, on examina scrupuleusement les vêtements de la sorcière. Enfin, au-dessus d'une grande armoire, on a trouvé son démon familier.

Le baes de la Sirène l'a vu, et sera témoin au procès. C'est un petit homme en cire fait comme un homme ordinaire. Depuis la clavicule jusqu'au nombril, il a une

grande raie sanglante; sur son front est un signe couleur de feu. Bref, c'est tout à fait le maudit. Il avait la petite chemise blanche que toute sorcière est obligée de donner à son démon familier une fois par semaine.

Maintenant son procès s'instruit. Elle sera brûlée comme la fameuse Pucelle d'Orléans que monseigneur Philippe et le roi d'Angleterre ont prise en France, et qui a fait tant de mal.

Le silence le plus parfait régna pendant quelque temps après ce récit. Le foyer ne jetait plus que des lueurs incertaines; la nuit devenait froide, et les Bruxellois sentaient leurs paupières s'appesantir. Enfin le capitaine fit servir une dernière rasade à ses compagnons, leur dit d'aller se reposer, et de se tenir prêts à la première alerte. Il plaça quatre sentinelles en avant du camp pour surveiller les ennemis. Depuis une heure on n'entendait plus le moindre bruit de ce côté. Stoffel et ses amis s'étaient endormis en toute confiance.

IV

Vers minuit vingt arbalétriers bruxellois qui avaient bivaqué dans le châtelet, faisant un long détour, allaient occuper le revers de la colline où campaient les Malinois.

Au point du jour, Stoffel se leva de sa couche de foin et éveilla tout doucement ses compagnons. Il dit à dix d'entre eux d'aller en avant pendant que lui resterait pour faire face aux Bruxellois en cas d'attaque. Ils partirent. A peine étaient-ils arrivés au sommet de la colline qu'un carreau d'arbalète traversa l'air en sifflant, et l'un d'entre eux tomba. Les autres revinrent épouvantés.

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Nous sommes cernés, s'écrièrent-ils.

Eh bien, que l'on vienne nous chercher ici! dit Stoffel en prenant une longue flèche à sa trousse de cuir. Les arbalétriers postés en face de lui avaient saisi leurs dagues et descendaient la colline au pas de course.

A cette vue six Malinois qui retenaient les chevaux, se mirent à fuir éperdus.

Par les yeux de Dieu! cria Stoffel, que personne ne bouge! Et, saisissant une lourde fourche tombée d'un chariot, il alla se placer devant ses compagnons. Ils s'arrêtèrent.

-Maintenant tirez tous!

Plusieurs hommes tombèrent du côté des Bruxellois, mais les survivants continuèrent leur course et furent en quelques instants aux chariots de Stoffel. Presque en même temps les arbalétriers du châtelet débouchaient d'un petit bois de sapins et tombaient par derrière sur les archers de Malines, dont quelques-uns, qui n'appartenaient pas au serment de Saint-Georges, entendant siffler à leurs oreilles les carreaux d'arbalète, et voyant reluire les dagues bruxelloises, coururent se blottir sous les chariots.

Quant à Stoffel, faisant le moulinet avec sa fourche, pendant quelques instants il fit face à ses adversaires. Les Bruxellois le voulaient prendre vivant. Dix de ses compagnons se firent tuer à côté de lui. Enfin, enveloppés, accablés par le nombre, les champions de Malines tombèrent au pouvoir de leurs ennemis. Stoffel n'avait pas tué moins de six arbalétriers pour sa part. Quand il eut les mains liées, il baissa la tête et dit d'une voix sombre : Pourquoi ne voulez-vous pas me tuer?

-Ne soyez pas si pressé, lui répondit-on. Nos femmes auront infiniment de joie à voir mettre en cage la terreur du Brabant.

Jean Matthys, qui ne pensait plus à l'Égyptienne, voulut aussi jeter son insulte à l'archer de Malines:

Nous vous montrerons pour de l'argent, dit-il.

Et, contrefaisant les bateleurs et les montreurs de bêtes de la foire de la Saint-Luc, il se mit à marcher devant les prisonniers en criant à tue-tête :

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Venez, bonnes gens, venez admirer le champion de Malines, le vaillant archer, Stoffel de Berlaer, et ses illustres compagnons. Ne craignez rien ils sont muselés. On ne paye qu'après avoir vu.

R. T.

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