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copieux avait refait les Malinois de leurs fatigues. Stoffel commençait à trouver que le grand air lui ferait du bien, et ses compagnons partageaient absolument son avis. Tous sortirent du cabaret en tumulte.

Quand ils furent arrivés dans la Grand'Rue de Merchtem, Printje proposa de chanter un choeur.

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Cela va, cria Stoffel. Attention! qu'on répète bien le refrain. Après le chant, nous inviterons les aimables villageoises qui nous entourent à danser une bourrée malino-merchtemoise avec nous...

Elles ont l'air de n'être pas très-satisfaites de la proposition, dit Printje en courant derrière une des paysannes qui fuyaient épouvantées.

Stoffel néanmoins entonna sa chanson :

Messieurs de Bruxelles, nous vous faisons savoir,
Qu'il vous faut revêtir votre armure 1.

Mais il ne put chanter le troisième vers un paysan accourait, couvert de poussière, et criait de loin, tout essoufflé :

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-Qu'y a-t-il? dit Stoffel en s'interrompant avec humeur. - Capitaine!... Je gardais paisiblement mes moutons... le long de la route... à un quart de lieue d'ici... quand j'ai vu... toute une armée de Bruxellois.

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D'où sort ce rustre avec son armée?

Oui, capitaine, ce sont des hommes tout habillés de rouge, avec des arbalètes. Celui qui marchait en avant m'a demandé s'il était encore loin de Merchtem. Je lui ai dit la distance et indiqué le chemin.

Attends, maraud, je vais te payer ce renseignement à sa juste valeur. Et l'archer saisit le pauvre berger à la gorge.

1

Ghy heeren van Bruesele, wy makens u vroet,
Dat ghy u harnas ane doet.

Laissez-le, Stoffel; tout bête qu'il est, il a eu la générosité de nous prévenir, dit un des Malinois.

Aux chariots donc! il n'y a pas un instant à perdre. Impossible de nous cacher, ces manants nous livreraient. Il faut nous mettre sur la défensive.

Stoffel et sa troupe sortirent du village. En dix minutes, ils eurent rejoint leurs chariots massés au milieu d'un champ de trèfle, sur la pente d'une colline couronnée d'un bouquet de bois. L'archer rangea ses hommes en bataille, et saisissant son arc, il s'écria :

Maintenant, vendons chèrement notre peau!

Au même moment les Bruxellois entraient à Merchtem en colonne serrée. Les maisons, les chaumières, les étables mêmes étaient fermées. La plupart des habitants s'étaient sauvés; pas une femme n'avait osé rester : une mêlée sanglante était à prévoir.

La route qui traversait le village occupait le fond d'un vallon bordé, d'un côté, de vastes champs de blé moissonné, tandis que de l'autre s'étendait la pièce de trèfle où campaient Stoffel et ses amis.

Les Bruxellois marchèrent avec la plus grande prudence jusque en vue de ce dernier endroit. Stoffel voyait parfaitement leurs manoeuvres, mais il n'avait garde d'entamer la lutte dans ce moment. Il comptait sur la nuit pour échapper aux Bruxellois. Non qu'il eût peur, Stoffel était fort brave et ne redoutait nullement un engagement avec la troupe d'élite qui lui était opposée, mais il n'était nullement sûr de la contenance que feraient la plupart de ses hommes.

-

Quand le capitaine bruxellois eut étudié la position stratégique de son ennemi, il fit faire un changement de front à ses soldats, qui retournèrent sur leurs pas. Stoffel ne savait que penser. Un peu plus tard, il vit s'avancer lourdement dans les champs, de l'autre côté de la route, quatre immenses chariots. C'étaient les bagages des arbalétriers du Grand Serment. De temps immémorial, cette milice citoyenne ne quittait Bruxelles sans emporter avec

elle tout l'attirail d'une armée en campagne. Les quatre chariots portaient plus de vivres de toute espèce qu'il n'en aurait fallu pour nourrir cent hommes pendant huit jours.

Froissart s'est moqué de cette faiblesse : « et ce est l'aise des Brabançons, car où que ils soient et que ils vont, ils veulent être en vins et viandes, et en délices jusques au cou, ou tantôt ils retourneroient en leurs maisons. » Il ne faut pas oublier pourtant que c'étaient là des bourgeois. Le duc de Gueldre demandait un jour, avec une indicible expression de mépris: Pensez-vous « que ces communages sachent combattre? >>

Un vieux chroniqueur malinois s'extasie beaucoup sur la beauté des quatre grandes tentes que les Bruxellois dressèrent avec une célérité incroyable. La plus grande surtout est décrite minutieusement. Elle servait de boudoir au capitaine 1, au chef-doyen du serment, au sousdoyen et aux quatre jurés. Deux grands mâts de fer, ornés à leur extrémité d'une boule dorée, la supportaient. Elle était quadrillée de vert avec de longues raies écarlates. De gros câbles peints en blanc, partant des mâts, maintenaient la toile et allaient se nouer à des pieux fichés profondément dans le sol. Au centre des quatre tentes, disposées en carré et flanquées des chariots, les valets du serment apportaient du bois, arrangeaient le foyer, enfilaient aux broches des poulets et des pièces de bœuf et couchaient un tonneau de bière sur un trépied. Ils avaient étalé, un peu plus loin, sur une grande nappe blanche, des jambons, des boudins et des gamelles pleines de riz au lait.

Quand les apprêts du souper furent terminés, les frères de la gilde s'assirent autour de la nappe et se mirent à manger de grand appétit. La longue marche qu'ils venaient de faire le leur avait singulièrement aiguisé. Ils se passaient les pots de bière à la ronde.

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Nos voisins de l'autre côté du chemin ne se font

Hoofdman.

guère entendre, dit le capitaine : ils se réservent sans doute pour demain.

Il avait à peine dit ces paroles qu'une voix formidable chanta :

Messieurs de Bruxelles, sortez de vos pigeonniers.
Vos soudards sont dispersés.

lle ne veulent plus venir à nous 1.

La nuit descendait sur la terre, la lune était voilée. Au loin, on entendait les hurlements prolongés des chiens de ferme. Des chouettes crieuses de funérailles, seules hôtesses d'un châtelet ruiné du voisinage, répondaient de temps en temps à des bandes de corbeaux voletant dans les champs. La grande flamme du foyer jetait des teintes rouges et sinistres sur les bons compagnons. Le souper avait été bruyant, et maintenant toutes les figures étaient rembrunies.

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Je suis sûr, dit avec un rire forcé Jean Matthys en montrant la tour du château, que Lodder avec sa chaîne 2 doit gîter là.

S'il en pouvait sortir et aller tordre le cou à ces maudits aboyeurs, chiens et Malinois, ce serait de bonne besogne faite, dit le capitaine.

En ce moment de nouveaux hurlements retentirent.

C'est une chose qui me rend malade, dit Matthys, que d'entendre hurler un chien la nuit. Cela présage toujours quelque malheur.

Ah! le voilà encore avec ses terreurs ridicules, repartirent ses compagnons.

Vous savez bien que je ne suis pas poltron.

- ne manquerait vraiment que cela à un arbalétrier!

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Au bout de quelques instants, il regarda dans le blanc des yeux celui qui était assis à côté de lui:

-Quand je marche avec ma bonne arbalète sur l'épaule, dit-il, je n'ai peur de personne. Mais il n'en est pas moins vrai qu'il se passe de singulières choses aujourd'hui. Comme dit mon curé on ne craint plus autant Dieu, et le diable en gagne de l'audace.

Voyons, tu as encore une histoire de l'autre monde à nous raconter, n'est-ce pas ?

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Oui... Vous connaissez tous la brasserie du Chameau d'or?

Je sais ce qu'il veut dire, murmura le capitaine. C'est singulier, en vérité.

Et il se mit à considérer avec infiniment d'attention la braise du foyer.

- Vous vous rappelez les païens de la petite Égypte 1 qui ont traversé la ville il y a une quinzaine d'années, continua Matthys.

troupe.

Oui, on vient d'en revoir encore une nouvelle

- J'étais déjà alors au service de la commune et je fus chargé avec dix autres arbalétriers d'aller chercher les Egyptiens dans une impasse de la Putterie, pour les expulser du territoire de la commune, où ils commençaient à répandre la terreur par leurs maléfices.

Je me souviens de tout cela, dit le capitaine. -Quand la bande fut partie, poursuivit Matthys, on aperçut, oubliée dans un coin de grenier, une petite fille de trois ans qui fut recueillie par une femme compatissante du Fossé-des-Bogards. Cette femme était une bonne veuve qui tenait la blanchisserie de la Vigne. Elle lavait et blanchissait le linge du pléban, des chanoines, des chantres et des enfants de choeur de Sainte-Gudule. Elle n'avait pas d'enfants, et elle résolut d'élever chrétiennement cette petite païenne qui parlait la langue du diable.

1 Bohémiens.

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