Images de page
PDF
ePub

de la guerre. Pour ce qui me concerne personnellement, si j'en juge par les précédents, j'aurais trouvé sans doute moins bon accueil près d'un consul de mon pays,... qui m'eût conseillé de retourner pour prendre les armes dans la levée en masse 1.

Le consul des États-Unis, M. Pierce, non-seulement m'accueillit avec tous les témoignages de l'intérêt, mais il s'occupa de m'installer et me traita bientôt en ami. C'est son messager qui portera cette lettre à Tampico, pour le prochain départ du paquebot anglais. Grâce à lui, je vais enfin rouvrir mes correspondances avec l'Europe, recevoir des lettres de mon pays dont je n'ai rien appris depuis une année entière. Grâce à lui et à la publicité de la Revue, je viens protester comme témoin oculaire, contre les violences, les injustices, les cruautés, qui se commettent dans les États Confédérés; et dont je n'ai cité que quelques exemples entre mille; je viens protester contre cette tentative impie, païenne, criminelle, « de l'extension et de la perpétuité de la servitude. »

Spectateur et partie dans les scènes de cette révolution, pourrai-je espérer que ma faible voix, pour cette fois du moins, soit entendue? Que ne m'est-il donné de parler avec autorité, du haut d'une tribune écoutée? Je m'adresserais à tous les cœurs généreux; aux hommes qui dans tous les pays professent les idées chrétiennes ; aux grandes nations qui depuis un demi-siècle se sont résolues à des sacrifices importants, afin d'arrêter la traite des noirs.

Je leur dirais :

La question n'est plus une question de couleur, ce n'est plus le préjugé de la peau. Depuis cinquante ans que la traite est abolie légalement, l'introduction des nègres d'Afrique n'a été qu'une fraude d'infiltration. La génération actuelle des esclaves est une génération essentiellement

1 Voir plus haut la lettre que notre consul à New-Orléans m'a adressée sous la date du 6 octobre 1861.

américaine; ce n'est plus une classe de noir pur : les croisements de races l'ont mélangée. Les mulâtres d'ailleurs sont préférés aux nègres, parce qu'ils montrent généralement plus d'intelligence et plus d'adresse. Les maîtres favorisent donc les alliances, et souvent ils élèvent sans mystère, au milieu de leur ferme, leurs propres enfants esclaves et métis avec leurs enfants libres et légitimes.

Dès maintenant, la moitié peut-être des esclaves est de race croisée; et l'on compte dans leurs rangs des personnes tellement blanches qu'il n'est plus possible de les distinguer des Anglo-Saxons. Aussi discute-t-on franchement la mise en servitude de toute la population blanche qui ne possède point de terres. Une société à esclaves une fois consolidée sur une base despotique, le travailleur dépouvu de capital, le prolétaire, quelle que soit son origine, n'aura qu'à passer sous le joug.

Et quels sont les attraits assez puissants pour attacher à ce système, malgré la réprobation publique, la classe féodale des États-Unis? Il y en a deux. L'un, c'est le bénéfice immense que l'on retire du travail manuel, appliqué à l'agriculture, lorsque l'on recourt à un personnel dont on borne systématiquement les besoins. Dans des pays exempts d'hiver, l'esclave est vêtu à peu de frais; on le nourrit des produits du domaine; on le loge dans des cabines de bois. Ses autres besoins ne sont considérés que pour mémoire. Afin de les circonscrire plus sûrement encore, on a remis en vigueur, avec une rigueur nouvelle, la loi qui défend de lui apprendre à lire. Une dame vénérable a été condamnée sévèrement pour avoir montré l'alphabet à deux petites mulâtres. Une action de charité, une œuvre de bienfaisance, qui serait honorée en tout autre pays, et récompensée par l'estime des cours généreux, conduit ici à la prison et à la haine avouée de la classe dominante.

Le second attrait qui réside dans la possession des esclaves, c'est l'exercice du droit du seigneur sur les femmes. Toutes sans doute ne sont pas consentantes. Il

y en a chez lesquelles la délicatesse des sentiments et la pureté du caractère ne le cèdent pas aux qualités vantées des plus nobles châtelaines. Que ne s'opposent-elles, dirat-on, à cette violation de la liberté personnelle? Mais elles sont esclaves; le maître, à toute heure, a le droit de les lier à un arbre et de les dépouiller de leurs vêtements. Il a le droit, le droit parfaitement légal, de leur appliquer les étrivières, sans rendre compte à personne de ses motifs. Il a le droit, si la résistance est opiniâtre, et si sa faible victime, entraînée par le courage du désespoir, vient à bout de le fatiguer et de rendre la lutte vaine, il a le droit d'appeler à son aide le shérif et ses assistants...

L'opinion publique avait banni ces coutumes barbares sans les effacer de la loi. Le sentiment populaire protégeait les femmes esclaves des États-Unis, aussi longtemps que les planteurs trouvaient, dans la liberté de discussion, un contre-poids à leurs exigences. Mais aujourd'hui le flot a rompu ses digues; la servitude n'est plus bornée à cette conscription du travail, qui trouvait son explication dans des circonstances de climat et de population, et que la conduite patriarcale des maîtres portait, durant un temps, à tolérer. La possession de l'homme par l'homme se développe dans ses dernières conséquences. Elle déploie le cynisme de l'impiété.

Verrons-nous, au milieu du dix-neuvième siècle, dans le pays le plus actif et naguère encore le plus libre de l'univers, verrons-nous le triomphe d'un pareil système? Et parlant toujours au même auditoire j'ajouterais

encore:

Gardez-vous d'imaginer que l'intérêt de l'humanité soit seul en jeu. Le développement de l'esclavage moderne vous touche encore par des liens plus étroits. Supposez les planteurs affermis dans leur puissance. Qu'un vaisseau parti de vos ports échoue sur leurs rivages, dans une nuit de tempête. Vos marins naufragés seront saisis par les marchands de chair humaine. Ne sont-ce point des prolétaires sans ressources? Si la loi elle-même, si la

force des traités, condamnait cette conduite barbare, renouvelée des Mantchouriens et des Japonais, ignorezvous combien il est difficile à un prisonnier isolé de donner signe de vie du fond de ces immenses campagnes? Doutez-vous que le malheureux naufragé ne soit au moins esclave pour un temps, par la raison toute-puissante que de sa personne on pourrait « faire de l'argent ».

Vos émigrants, s'ils viennent à rencontrer des revers, seront aussi déclarés « des blancs sans ressources », et comme tels ils seront vendus au profit du trésor public, à la criée du tribunal, au plus offrant et dernier enchérisseur. Ils seront vendus eux, leurs femmes, leurs enfants, comme ces nègres affranchis que j'ai vu remettre en esclavage. Les nouveaux débarqués seront saisis au quai d'arrivée, et s'ils n'ont pas dans leur valise les moyens d'acquérir une ferme et de se faire planteurs, ce qu'ils pourront espérer de plus heureux, c'est une simple mise en location temporaire.

Tout se réunit donc, vos devoirs d'humanité, la part qu'un esprit éclairé prend au mouvement de la civilisation, enfin l'intérêt même de vos nationaux, tout se réunit pour protester d'une voix ferme, et qui puisse passer l'Atlantique, contre cette conspiration païenne. Les temps d'Athènes et de Rome ne se refont plus. Ils exigeraient d'ailleurs, dans la classe libre, un autre patriotisme et d'autres vertus. Avant d'acquérir le droit de tenir des ilotes, il faudrait que le planteur de coton sût égaler le courage et le désintéressement du Lacédémonien. Supposé même qu'il constituât une race d'élite, son devoir ne serait-il point de prendre le faible par la main et de le soutenir, d'appeler à lui l'ignorant et de l'instruire?

Mais c'est précisément contre l'idée chrétienne que le maître d'esclaves proteste. Il ne justifie pas la servitude comme un mode temporaire de travail, comme une nécessité locale de climat. Il proclame son droit un droit divin; il déclare sa forme sociale une forme finale, parfaite, qu'il entreprend d'étendre aux États-Unis tout entiers, au Mexique qui l'a repoussée.

Mettant au défi les idées de son siècle, foulant aux pieds les enseignements de la religion, il brave tout avec audace parce qu'il est riche. Il prétend assouvir plus à l'aise encore son avarice et ses passions. Le démon qui l'entraîne a perdu des pouvoirs plus puissants et plus habiles. Chacun l'a déjà nommé c'est le démon de l'or

gueil.

J.-C. HOUZEAU.

« PrécédentContinuer »