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prendre les voyageurs endormis, ils les tuent au couteau et s'approprient ensuite le butin.

Nous ignorions à combien d'ennemis nous allions avoir affaire. Mais nos fusils et nos revolvers nous donnaient trente-sept coups à tirer avant de recharger les armes. C'était assez pour terminer le combat. Nous prîmes place côte à côte sous l'une des charrettes. Les chevaux, de plus en plus effrayés, faisaient de puissants efforts pour briser leurs amarres; puis tout d'un coup ils se calmèrent. L'ennemi, en apercevant nos préparatifs, s'était retiré sans se découvrir. Nous vîmes le lendemain la piste de l'un des assaillants, derrière le buisson auquel était adossé le feu du bivac, à cinq ou six mètres de la position que nous avions prise.

Les jours suivants plusieurs voyageurs nous croisèrent, et nous firent un tableau inquiétant de l'état des choses sur le Rio Grandé. La guerre civile continuait à Matamoros; nul n'avait permission de traverser le fleuve; Caravajal, aidé des secours de toute nature que les autorités scissionnaires lui faisaient passer de Brownsville, mettait la ville à feu et à sang. Rétablir l'esclavage dans le Mexique septentrional était son but, auquel la majorité des habitants était opposée. Matamoros soutenait depuis trois mois un siége opiniâtre, contre ce prétendu général, que l'on appellerait en Europe un chef de brigands. Si le passage du fleuve m'était fermé par les troubles du Mexique, ma situation sur la rive texane pouvait devenir très-dangereuse.

Ces craintes furent en partie dissipées, le 3 mars au soir, lorsque nous fûmes de l'autre côté de San Fernando. Notre feu de bivac guida vers notre camp un jeune homme américain monté sur une mule. C'était le courrier de la poste, qui seul, dans le désert, sans changer de monture, sans renouveler ses provisions, fait une fois par mois le chemin de Corpus-Christi à Laredo. Nous l'interrogeâmes avidement; nous lui demandâmes les nouvelles politiques. Assis avec nous autour d'un feu flambant, partageant notre souper

frugal, il nous mit au courant des derniers événements. Il nous annonça que dans tous les cantons réfractaires à la levée en masse, le gouvernement exigeait des citoyens qu'ils livrassent leurs armes. Mais il nous dit aussi la chute définitive de Caravajal. Après avoir brûlé une moitié de la ville de Matamoros, après être parvenu jusqu'à la place de Hidalgo, où est l'église, cet aventurier- qui a déjà causé tant de malheurs dans son pays - avait été repoussé par des troupes fraîches descendues de Monterey (24 février 1862). Les vaincus étaient en fuite, et la tranquillité comme la liberté paraissaient renaître pour la cité maltraitée de Matamoros et l'Etat de Tamaulipas. Je ferai connaître plus tard cet épisode de la lutte impie, entreprise pour « l'extension et la perpétuité de l'esclavage. >>

Le 6 mars, nous entràmes dans les landes (arenal) qui bordent la côte au midi de la baie d'Aransas. Leur aspect rappelle à certains égards celui de la Campine. Pendant six ou sept jours de marche, le voyageur parcourt une plaine sableuse, coupée de marais salants, et qui ne porte pour végétation que des joncs et des herbes dures. Un vent violent, qui vient de la mer durant le jour et de la terre durant la nuit, soulève une poussière pénétrante. Çà et là se dressent des chaînes de dunes, que couronnent des pieds isolés du yuccas.

Le matin, à l'instant du lever du soleil, la plaine offre souvent des effets particuliers de mirage. Les objets à l'horizon présentent deux images, droites toutes deux : la silhouette des dunes, en se dédoublant, couronne la première crête d'une seconde. Mais en peu de minutes l'image supérieure s'efface. Elle disparaît par pièces, laissant au-dessus de l'image inférieure des blocs détachés, qui se transportent à droite ou à gauche. On dirait tantôt les créneaux qui couronnent les vieilles forteresses, et tantôt des chaînes de tirailleurs, se mouvant soit isolément, soit par groupes, sur le sommet des collines voisines.

Les eaux sont saumâtres; le fond desséché de certains marais est recouvert d'une couche de sel blanche comme

la neige. Ailleurs, le sol encore à demi humecté, mais saupoudré d'une couche de poussière, engloutit l'imprudent qui se hasarde sur cette « terre tremblante. » Les chasseurs de chevaux mustangs connaissent ces endroits. Ils poursuivent les animaux sauvages dans ces directions, les forcent à traverser le bourbier, et tandis que le cheval se débat dans la vase, où il enfonce jusqu'au ventre, le chasseur survient et s'en empare.

Nous ne tardâmes pas à faire la rencontre d'une troupe de Mexicains, qui se livraient à la chasse des vaches et des taureaux sauvages. L'un d'eux, d'une habileté extrême, manquait rarement son but. Son laso était une corde à trois bouts, composée de trois lanières de cuir. L'une des extrémités portait un noeud coulant. Prenant d'une main ce nœud et le bout opposé du lacet, le vaquero tournait la corde comme une fronde, au-dessus de sa tête. Il lâchait alors le nœud, qui partait, comme la pierre de la fronde, à la tête du taureau, tandis que l'autre bout du laso, resté dans la main du cavalier, était bientôt amarré fortement au pommeau de la selle 1.

Le taureau pris seulement par les naseaux parvenait à fuir; mais quand l'une des cornes était engagée dans le nœud, la capture était assurée. Nous vîmes réduire successivement plusieurs de ces animaux farouches, qui n'ont jamais connu de maître. Notre habile vaquero entreprit ensuite de s'emparer d'un taureau plus grand et plus fort que les autres, qui paraissait disposé à livrer combat. Aidé de ses compagnons également à cheval, il le dirigea vers le bord d'une lagune salante, et galopant à ses côtés, sur la plage de sable, se mit en devoir de lui lancer le nœud redoutable. L'animal, se dérobant à temps, revenant sur ses pas, présentant les cornes, perça à plusieurs reprises la ligne des cavaliers. A la fin cependant l'adresse du Mexicain triompha. Le laso part et frappe le but. La corde est aussitôt enroulée au pommeau de la selle. Mais

1 Ce pommeau est couronné à cet effet d'une très-forte cheville à tête.

par une secousse terrible, le taureau en courroux renverse dans la poussière le cheval et son cavalier. Voyant alors ses ennemis à terre, il se retourne, et l'œil en feu, le cou arqué, les cornes basses et menaçantes, il fond sur eux pour les éventrer. Le vaquero tardait à se relever. Nous l'apercevions, une jambe engagée sous sa monture. renversée, éperonnant de l'autre, de toutes ses forces, le cheval blessé ou saisi de frayeur. Ses efforts paraissaient inutiles le taureau allait l'atteindre. Avec la prestesse et le sang-froid du chasseur, le Mexicain porte la main à la hanche, saisit son revolver, l'arme, l'ajuste et frappe le taureau dans le front.

C'est au milieu de ces exercices et de ces dangers, que les rares habitants de l'arenal passent une vie d'ailleurs misérable. Leurs cabanes de branches sont ouvertes au vent; leurs jardins sont à peine dignes de ce nom, dans un sol ingrat, balayé par des rafales fréquentes. Il ne faut pas demander à cette race demi-sauvage les entreprises qui exigent l'assiduité. Par intervalles, les familles se réunissent dans une fête ou bal (baile). Aux sons d'une cornemuse ou d'un violon, on voit alors valser, le cigare à la bouche, ces femmes rouges, à peine vêtues, le front paré de quelques fleurs artificielles, et les cheveux tombant en tresses sur le dos.

De l'autre côté de l'arenal, l'herbe ne tarde pas à reparaître, puis viennent les buissons et les arbres élevés. Dans une plaine entrecoupée d'une suite de rideaux de mezquitte, séparés par d'étroites clairières qui toutes se ressemblaient, nous eûmes à chercher, le 15 mars au matin, des bœufs qui s'étaient égarés. Chacun de nous prit une direction différente. Après une heure de recherche je regagnai le camp, où étaient déjà revenus Vidal et Rodriguez, ce dernier avec les boeufs. Nous attendions Casanova pour reprendre la marche. Une heure se passa encore, et nous ne le vîmes pas revenir. Nous l'appelâmes par des cris répétés, qui se perdirent sans réponse dans l'espace immense. Le brouillard du matin avait formé un

voile de nuages qui cachait le soleil; il n'y avait pas de vent pour rappeler au voyageur la direction de ses pas. Il était évident que notre compagnon, après s'être éloigné des chariots, s'était égaré au milieu des massifs de végétation; passant de clairière en clairière, trompé par les détours qu'il avait faits à la recherche des bœufs, la vue toujours bornée par des rideaux de buissons, il avait adopté une direction fausse. Félix n'avait que vingt ans ; il était encore inexpert dans les grands voyages de la prairie; il se trouvait sans vivres, sans moyens d'allumer du feu, et bientôt il fut effrayé de sa situation, seul, à pied, sans ressources, dans l'espace indéfini de la prairie. De quelque côté qu'il marchât, il lui fallait des jours, des semaines peut-être, pour rencontrer, par l'effet du hasard, des passants ou des maisons. La plus proche habitation était à six lieues, mais il n'en savait plus la direction. La plaine était non-seulement immense et déserte, mais elle était absolument dépourvue d'eau. Il marchait d'un pas ferme et avec ardeur, mais jusqu'où pourrait-il conserver ses forces? Une pareille situation. eût ébranlé des esprits plus fermes et plus mûrs que le sien.

En attendant nous avions allumé un grand feu de broussailles, dont la fumée montait verticalement dans l'air. Nous fimes deux feux de peloton, à cinq minutes d'intervalle; puis sellant les chevaux et nous distribuant les directions, nous partîmes à la recherche de notre infortuné compagnon.

J'étais chargé d'explorer l'Ouest. Je battis la plaine de ce côté, toute la journée, jusqu'à quatre lieues environ de notre camp. Les clairières et les buissons se succédaient avec une uniformité désespérante, et malgré toute mon attention je n'étais pas moi-même sans quelque inquiétude de partager le sort de Félix. Je décrivis des zigzags dans la campagne vierge, appelant de toutes mes forces, tirant par intervalles mon revolver. Pendant dix heures je fouillai les bosquets sans mettre pied à terre; je ne pris

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