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fer. Ce dernier est un modèle d'audacieuse grandeur. Il se compose de trois arches, celle du milieu a au moins 270 pieds et les deux autres 230.

Ainsi donc en 81 années et dans le court trajet de deux milles à peine, l'on jeta sur la Tamise la plus belle réunion de ponts qui existe.

Je m'arrête quelques instants. J'observe la reconstruction d'une des culées de Waterloo Bridge. Autour de cette forêt de madriers servant de pilotis, d'étançons, de supports de galeries, autour de ces blocs de granit, je vois s'agiter en tous sens des ouvriers qui, vus du point d'où je les examine, paraissent être autant de nains. Je me prends à réfléchir sur tout ce que je vois. Tout ici est si grand, les proportions sont si vastes, l'échelle de mesure dont se servent ces pygmées est si prodigieuse! D'abord, j'ai peine à concevoir comment ces simples hommes en s'agitant créent tant de merveilles; mais en voyant la surprenante activité que déploie le robuste ouvrier anglais, je ne suis plus étonné. C'est qu'il ne passe pas son temps à fumer sa pipe; il ne s'écoute ni chanter, ni siffler; il ne s'appuie pas sur son outil, et vous ne le voyez pas à tout moment les bras croisés, causant à ses compagnons qui ne demandent pas mieux que d'être distraits; le petit aide-manœuvre n'a point été chercher sous son tablier la bouteille de genièvre, qu'on boit à la ronde en s'endoctrinant; de tels mauvais ouvriers seraient vite renvoyés et ne seraient pas acceptés par d'autres maîtres. L'ouvrier anglais est entièrement absorbé par son travail; hors son occupation, tout a disparu pour lui. Il gagne religieusement sa journée, il avance dans son ouvrage, il sait qu'à l'heure du repos, il pourra se livrer à ses goûts, à ses

1 C'est aux Anglais qu'on doit la construction des premiers ponts en fer. Ils jetèrent sur le Wear, en 1793, le pont de Sunderland, formé d'une seule arche, sous lequel les navires passent à pleines voiles. Elle est précisément de la même grandeur que celle du centre du pont de Southwark.

plaisirs favoris avec une jouissance rendue plus grande encore par la privation momentanée. Avec quel indicible bonheur ce rude travailleur ira revoir sa femme, ses enfants! Faut-il s'étonner si un bon père est bon ouvrier? L'un n'est-il pas la conséquence de l'autre? N'est-ce pas la preuve de l'ordre, de la moralité des principes, du bonheur domestique, de la quiétude d'esprit? Il honore son maître, qui le fait vivre; il n'a point pour lui cette lâche et égoïste envie que porte le pauvre au riche, l'ignorant au savant; il n'est pas négligent par calcul, avec bonheur et pour le seul plaisir de causer un dommage à l'homme qui l'emploie, surtout quand il ne se sait pas surveillé; si on lui parle, il est respectueux; il s'acquitte loyalement, avec probité, avec courage, de sa tâche, quelque dure qu'elle soit. Aussi de tels ouvriers font-ils le double de certains autres auxquels je fais allusion, et l'on comprend comment ces fourmilières humaines parviennent à édifier en si peu de temps les constructions gigantesques qu'à chaque pas l'on rencontre à Londres, et qui traversent les siècles pour servir de témoins ou de jalons à l'histoire.

Tout en faisant ces réflexions, j'ai traversé le WestStrand, et je débouche sur Trafalgar-Square (la place de Trafalgar). Je laisse à ma droite l'église de Saint-Martin, un des plus beaux et des plus purs joyaux d'architecture à Londres. Cette place est très-grande. A première vue, l'ornementation m'en semble un peu diffuse et comme faite au jour le jour, sans plan primitif, sans suite bien arrêtée. Un bel et vaste édifice de style grec, avec perrons, péristyles, dôme et coupoles, forme à lui seul une des faces c'est la galerie nationale de peintures. L'admirable portail de Saint-Martin, d'une richesse de proportion inouïe, forme le coin du West-Strand. Un superbe palais dont le fronton est surmonté d'un lion colossal, appartient au duc de Northumberland.

Instinctivement, je suis poussé vers le monument élevé à l'immortel amiral Nelson; mes yeux sont rivés sur sa

statue. Elle apparaît au-dessus d'une magnifique colonne cannelée d'ordre corinthien; le socle est entouré d'une balustrade ayant d'énormes lions couchés aux quatre angles; les faces de la base sont ornées de bas-reliefs représentant les quatre principales victoires de Nelson: Saint-Vincent, Copenhague, Nil, Trafalgar, et coulés, ainsi que le chapiteau et les ornements, avec le métal des canons pris à Trafalgar. Le héros est là noblement. posé, près de câbles enroulés, tenant son sabre de la main gauche; la manche droite est repliée et laisse voir que le bras droit est amputé. En parlant de lui, l'histoire dit simplement Nelson, tout au plus l'amiral Nelson; il était cependant vicomte, baron du Nil, duc de Bronte en Sicile, pair d'Angleterre. A cette pensée, je me rappelle la phrase si vraie de Pitt lors de la discussion sur le titre à lui décerner : « Personne ne songera à demander s'il fut comte ou baron, mais on dira que ce fut le plus grand homme de mer de son temps. »

Cette colossale colonne fait un fort bel effet au milieu de cette grande place, avec terrasses au fond et terminée par la galerie nationale. Il y a des statues équestres de Georges IV, de Charles Napier; un troisième socle attend, dit-on, celle du duc de Marlborough; on vient d'y placer celle en pied du brave général Havelock, mort récemment dans l'Inde. De belles fontaines, entourées de larges bassins, lancent des cascades dans tous les sens. Mais je préférerais voir cette place moins chargée. L'effet serait, selon moi, bien plus majestueux, plus grandiose, si le seul monument de Nelson s'élançait au milieu.

Dans la galerie nationale de peintures, il n'y a pas beaucoup de tableaux, mais c'est le cas de dire que la qualité supplée à la quantité; il y a des œuvres originales des grands maîtres d'un prix inestimable, des Rubens, des Corrége, des Rembrandt, des Léonard de Vinci, des Ribeira, des Velasquez, des Murillo, des Dominiquin, des Guide, des Carrache, des Titien, des Jacopo Robusti (dit Tintorot), des Van Dyck, des Poussin, des Holbein, des

Dow. J'y ai longtemps, très-longtemps admiré un Ecce homo du Corrége, un Christ discutant avec les docteurs, par le même, deux beaux portraits de Rembrandt et un de sa fille, par lui-même. Je quitte tous ces chefs-d'œuvre des grands maîtres espagnols, flamands, italiens, français, et j'entre dans le dernier salon; on le nomme « Turner's gallery» (la galerie de Turner), parce qu'elle contient les œuvres du grand peintre anglais.

Turner est un peintre de paysages tout à fait original. On pourrait le nommer le peintre de la poésie. Ses tableaux sont exécutés avec un admirable fini de détails; il y a un vaporeux, des effets de jour, de lumière incomparables voyez « the Old Téméraire. » On dirait des aquarelles, et ce sont de belles peintures à l'huile. Il faudrait être peintre, peintre de talent et peintre sans envie surtout, pour pouvoir juger et classer comme elles doivent l'être, les œuvres magistraies ou plutôt les chefs-d'œuvre du grand paysagiste anglais. Pendant sa longue et si laborieuse carrière (de 1775 à 1851), il a créé tous les magnifiques tableaux que l'Angleterre possède et dont une partie seulement est là déposée dans la galerie qui porte à juste titre son nom.

En descendant Trafalgar-Square, je vois à CharingCross une fort belle statue équestre en bronze de Charles Ier, par Lesœur. Sous Cromwell, le Parlement ordonna qu'elle fût vendue et brisée; heureusement, John Rivers, le fondeur, l'acheta. Homme de goût, il se révolta à l'idée de cet acte de vandalisme, il enterra la statue entièrement. intacte. A la restauration de Charles II i la vendit, et j'aime à croire qu'il ne se repentit point de son marché. Le roi est nu-tête, couvert de son armure, la main droite appuyée sur un bâton de commandement qui repose sur l'arçon de la selle à droite. Ce groupe est beau, savamment modelé; toutefois, l'on critique avec raison, trop d'ampleur dans les proportions du cheval et trop de lourdeur dans les membres. En longeant Parliament street, j'aperçois à ma droite le palais de l'Amirauté, à ma

gauche, le palais de Whitehall. Whitehall!... Charles Jer!... Noms inséparables dans ma mémoire !

Le bâtiment actuel est une partie restante d'un palais royal ayant autrefois une très-grande étendue. La plupart des historiens anglais en font mention, sous les noms de York House, York Place, York Palace ou Whitehall Palace. Depuis le règne de Henri III (1216), York Place était la demeure des archevêques. Le dernier habitant archiépiscopal fut le cardinal Wolsey, nommé archevêque d'York en 1522. Il y déploya un faste royal. Henri VIII s'y rendait souvent; il se tint là plusieurs conseils de docteurs, de casuistes, concernant le royal divorce projeté et que Rome refusait de prononcer. A la chute de Wolsey, York Place devint résidence royale. Le mariage du roi avec Anne de Boleyn y fut célébré en 1533. Il s'y passa d'importants événements sous les rois Henri VIII, Édouard VI, la reine Marie (Marie sanglante). En 1581, Elisabeth y reçut les plénipotentiaires de France chargés de négocier son mariage avec le duc d'Anjou. A cette occasion, elle fit bâtir la salle des banquets (Banquetting house), qui était le prélude à un bâtiment actuellement nommé chapelle de Whitehall. Cette salle de construction trop légère, ayant été abattue et rebâtie plus solidement en 1606 sous Jacques Ier, fut détruite bientôt après (1619) par un incendie. Le roi ayant décidé le renouvellement du palais, Inigo Jones, l'illustre architecte, présenta des plans pour un immense palais, mais la bourse du roi ne put supporter cette dépense; la seule partie que l'on rebâtit fut cette salle des banquets qui existe encore de nos jours et que l'on montre comme un des plus beaux spécimens d'architecture régulière qui soit à Londres. Ce bâtiment a deux étages, il est exhaussé par une sorte de rez-de-chaussée percé de sept petites fenêtres, qui par sa solidité sert pour ainsi dire de base à la belle structure superposée. L'étage principal est orné au centre de quatre colonnes d'ordre ionique et, de chaque côté, de deux pilastres avec bases et entablements. Les angles sont enrichis d'ornements entés.

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