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nécessaire à l'exploitation. Il viendrait, lui étranger, avec ses usages et son code. En même temps, on remettrait en vigueur la loi mexicaine qui condamne tout débiteur à travailler sur les terres de son créancier, jusqu'à l'extinction de la dette. L'État louerait aux agriculteurs les détenus qu'il nourrit aujourd'hui à grands frais dans les prisons. Joignez à ces mesures une grande tolérance dans les campagnes, une tolérance qui fermerait les yeux sur les empiétements des maîtres. En un an, l'esclavage serait rentré dans les mœurs, et « planté sur le dos des populations. » Quand la discussion viendrait, la question n'aurait plus qu'une solution possible.

Serna, qui avait le mot du clergé et des propriétaires terriens, assura Garcia de leur concours. Aussi, se sentant tout à coup frais et dispos, rajeuni par le bout de voyage qu'il venait de faire, le général abandonne-t-il le projet d'aller à Potosi. Il tourne bride, et le voilà rentrant à Matamoros, et réclamant le commandement des troupes, dans le dessein indubitable de s'unir à Carvajal et de proclamer l'indépendance.

Pour premier acte, il signe une trêve. Mais Macedonio Capistran, son second, n'était pas homme à se laisser jouer plus longtemps. En qualité de commandant de place, il avait pris la direction des crinolinos pendant l'absence du général. Bien qu'âgé et beau-père de Garcia, il ne se laissait ni endormir par des paroles, ni circonvenir par son gendre, ni tromper par de fausses apparences. Il montrait un caractère d'une fermeté et d'une résolution extraordinaires. Le secret de cette énergie résidait, dit-on, dans une passion personnelle, une haine invétérée, une soif de vengeance, qui animait Capistran contre l'un des lieutenants de Carvajal, l'intrépide mais inconsidéré Peña. Macedonio, en effet, appartenait à une famille riche, et ses propensions le rattachaient au parti du clergé. Si Peña eût été dans les rangs des assiégés, on eût vu Capristan se ranger tout naturellement dans ceux des assiégeants. Mais il quittait ses amis, il oubliait ses intérêts, il méconnaissait son parti, entraîné par une vieille et puissante haine; et comme nous le verrons dans un instant, il devint, sous l'influence de cette passion, le héros de cette lutte prolongée. Lui seul y mettant son âme tout entière, il lui appartenait de décider des événements.

Capistran, comme beaucoup d'habitants et d'habitantes du Matamoros actuel, avait mené dans sa jeunesse l'existence du sauvage. La cité alors n'existait pas. A la place qu'elle occupe était un refuge de pillards, à dix lieues de la mer, loin de l'atteinte des vaisseaux de guerre circonstance qui explique la situation de la ville à une distance si considérable de la barre du Rio-Grandé. Capistran a pris part à cette vie de rapine et de meurtre, sur terre et sur mer, que menaient alors beaucoup de ses compagnons et de ses parents. Mais depuis que la ville est fondée, que la population a pris l'état civilisé, et que les hommes et les femmes ont rompu avec leur passé, le souvenir de ce temps, orageux doit être effacé pour toujours. Pourquoi Peña, dans un accès de jalousle, s'est-il plu à le jeter à la face de son rival?

Le colonel Capistran était donc déterminé à prendre la lutte au sérieux. Comme les héros d'Homère, il aspirait à défier Peña, dans un combat singulier, en présence des deux armées. Il ne rendit à son beau-père qu'un commandement nominal. Il s'était fait aimer des soldats, leur avait inspiré la confiance, et, enflammé par sa haine, il se sentait sûr du succès, malgré l'infériorité de ses forces. Quelques renforts arrivés de Monterey, et la garde nationale mobile, ne portaient encore qu'à dix-huit cents le chiffre total des défenseurs de la pláce. Carvajal avait alors deux mille cinq cents hommes. Il avançait lentement, de maison en maison, de carrefour en carrefour, détruisant les constructions par l'incendie ou par la mine, et prolongeant une guerre de rues à peu près analogue à celle de Saragosse. Les soldats encore demi-sauvages, et jusqu'aux citoyens armés par les crinolinos, montraient cette bravoure héroïque et ce mépris de la mort qu'ils ont sucé avec le lait de leurs mères indiennes. Le nombre des morts a eté au total d'un combattant sur quatre, et nous ne pensons pas qu'il y ait souvent des campagnes ou des siéges aussi meurtriers.

Capistran n'attendait que l'occasion favorable pour frapper le coup qu'il méditait, et cette occasion lui fut offerte le 24 février (1862).

Ce fut Carvajal qui prêta le flanc. Il y était poussé par un ensemble de circonstances inattendues, qui précipitèrent son action. Les puissances alliées, Grande-Bretagne, France et

Espagne, profitaient de l'embarras que les Américains éprouvent chez eux, pour s'immiscer dans les affaires du Mexique plus loin que la stricte application de la doctrine de Monroe ne le leur eût permis en temps de paix. A la vue de cet orage menaçant, le gouvernement central du Mexique avait partagé la frontière de mer en commandements militaires, et déclaré l'État de Tamaulipas en état de siége (25 janvier). La mesure impliquait le transfert des régiments d'État à la fédération, retirait par conséquent au gouverneur Serna toute participation dans la direction des troupes, et privait ainsi Carvajal de subsides et d'appui.

Réclamant toujours la paye de ses troupes, cet aventurier avait obtenu du gouverneur Serna, en deux envois, six cent mille francs des fonds de l'État de Tamaulipas. Mais en même temps qu'il les recevait, il disait à ses soldats de se payer de leurs propres mains, en pillant les maisons des crinolinos; et il avait envoyé les caisses, sans y toucher, au fond du Texas, où il jouit aujourd'hui, « dans sa villa tranquille, » du fruit de ce double vol, fait d'abord à l'État de Tamaulipas, et ensuite aux soldats à qui l'argent était destiné.

La nouvelle de la création des commandements militaires, et le décret du 31 janvier qui punit de mort toute résistance à leurs ordres, durent parvenir à Carvajal du 20 au 22 février. Tel est le temps nécessaire aux exprès, pour arriver de Mexico à l'extrémité septentrionale de la république. Ce qui est certain, c'est que Carvajal avait reçu avant le 24, la lettre suivante du Ministre de l'Intérieur :

Ministère de l'Intérieur.
Département d'État.

Première division.

Mexico, 31 janvier 1862.

Le Ministre de la Guerre me communique en date du 28 courant la note suivante :

« Le Président vous charge d'écrire au gouverneur de l'État de Tamaulipas, afin qu'il transmette au général J.-M.-J. Carvajal les ordres les plus positifs de déposer toute attitude hostile, et d'obéir aux instructions que lui a envoyées le général Vidaurri. >>

Et j'ai l'honneur de vous faire connaître qu'en conséquence, si à la réception de cette communication vous n'avez pas cessé les hostilités, vous serez traité comme coupable de haute trahison.

Liberté et Réforme.

Le Ministre de l'Intérieur, (Signé) DABLADO.

Au général José M. J. Carvajal, à Matamoros.

Cette lettre définissait nettement la position de Carvajal. Le commandant militaire Vidaurri lui ayant intimé l'ordre de quitter Matamoros avec ses troupes, il était dans un état de désobéissance en temps de guerre, désobéissance contre laquelle le Congrès venait de comminer la peine de mort. Dans cette situation critique, il résolut de frapper le grand coup sans différer, et le 24 février, il donna à la hâte l'attaque finale, qui, bien qu'il n'y eût que de simples barricades à emporter, a été désignée sous le nom d'assaut.

par

Indépendamment des huttes de bois et des cabanes de roseaux, cinquante-huit maisons de briques avaient été incendiées ou détruites à la mine, soit dans la rue de César, soit dans les rues adjacentes 1. Une forte barricade, défendue du canon, séparait seule Carvajal de la place de Hidalgo, sur laquelle s'élève l'église. Une colonne de six cents hommes, sous le commandement de Canales, enleva prestement cette barricade et atteignit la place. Mais un feu nourri, parti des maisons environnantes, la fit bientôt hésiter. Son chef la conduisit dans l'église, où il se retrancha, en faisant pleuvoir du haut des tours une grêle de balles.

Carvajal, pendant ce temps, n'attaquait que faiblement les autres avenues. Capistran, avec le coup d'œil d'un militaire et l'intrépidité d'un Indien, forme une colonne d'attaque dans la cour de l'hôtel de ville. Il harangue deux cents voltigeurs sur lesquels il peut compter; trente-cinq bourgeois décidés se Joignent à cette bande. Quelques coups de canon enfoncent les

1 Chiffre communiqué par l'employé communal chargé de faire le relevé des dommages.

portes de l'église, et Capistran, suivi de ses compagnons, y entre à l'arme blanche.

Cette lutte de sauvages, nous dirions presque de cannibales, cette lutte d'hommes des prairies, aux formes herculéennes, aux corps endurcis, ne dura pas moins de deux heures entières. Il y eut des prodiges de force, d'adresse et de valeur. Un bruit confus, disent les témoins, un bruit analogue au mugissement de la mer en furie, sortait du temple divin. Le sang coulait comme d'un abattoir, et descendant en cascade les degrés du portail, ruisselait au loin dans les rues. La plupart des blessés combattaient jusqu'à la mort. Les vieillards car les soldats mexicains sont soldats à vie les vieillards donnaient aux jeunes gens l'exemple d'une intrépidité, qui n'avait d'égale que celle de leurs pères. Un homme en cheveux blancs, portant au front deux larges blessures, et les yeux à demi fermés par le sang, se faisait un rempart des crinolinos qu'il avait tués; de la culasse d'une carabine de Sharpe toute brisée, il immolait à chaque instant de nouvelles victimes, comme l'Indien sous son tomahawk. Le jeune Antonio, qui n'avait pas encore vu sa quatorzième année, avait les membres traversés de trois coups de pistolet, et, accroupi sur l'autel, appuyé contre le tabernacle, il ne cessa pas un seul instant de charger son arme, et d'envoyer ses balles parmi la foule des assaillants.

Capistran animait les siens, et leur donnait l'exemple du carnage. Les rojos, étonnés de tant d'impétuosité et de colère, cédaient insensiblement le terrain. Peu à peu ils se trouvèrent repoussés à l'étage, où il devenait difficile de les poursuivre par un étroit escalier, couvert de leurs plus vaillants soldats. Les crinolinos alors chargent les carabines, et leurs balles, traversant un frêle plancher de sapin, vont décimer les masses humaines qui se trouvent situées au-dessus de leurs têtes. Mais chaque éclat de bois qu'elles enlèvent ouvre une meurtrière, par laquelle les rojos envoient non-seulement leurs projectiles d'aplomb, mais leurs cris de fureur. Ce second combat, à travers le plancher, étendit un nouveau lit de victimes.

Placé aux premiers rangs, dans le plus épais de la mêlée, Capistran essayait de s'ouvrir le chemin de l'escalier. Il frappait avec une sorte de rage. Nul d'ailleurs n'a contesté sa bravoure. Ses adversaires, après leur défaite, n'ont pu se défendre

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