Images de page
PDF
ePub

» rage, ses traditions de vertu, ses trésors d'émotions ineffa»bles. Cette ombre est à la fois sa force et sa pudeur. C'est à >> cette ombre qu'elle renouvelle et perpétue le type divin qui >> lui a été transmis dès l'origine. C'est dans cette ombre qu'elle » doit vivre et se renfermer. Pour peu qu'elle en veuille sortir, >> elle altère son caractère et ment à sa mission. »

Chose étrange! voilà ce qu'écrivent les hommes de ce parti tant calomnié à l'endroit de la famille ! et que dira-t-on si remontant de M. François-Victor Hugo à son illustre père, on se rappelle les Contemplations et les splendides et déchirantes lamentations du livre IV qui a pour titre Pauca meœ? Que la littérature qui marquera dans l'histoire l'ère de ce qu'on appelle le second empire, que cette littérature au petit pied, envieuse, s'étende, et s'enfle, et se travaille, elle ne produira, comme elle n'a jamais produit, rien qui approche de ces œuvres dont le souffle puissant appartient seulement aux grands talents et aux grandes consciences.

II

LE ROI LEAR.

Ici, dans ce grand drame plein de passions, de mouvement et de tempêtes, passions horribles ou tendres, tempêtes humaines ou rage des éléments; ici nous retrouvons Shakespeare complet, Shakespeare avec tout son génie, avec ses grandeurs terribles, avec ses allures emportées, avec sa maestria fougueuse, et nous nous sentons comme enlevé dans un rêve tout plein d'éblouissements. Qué de richesse et quelle profusion! Quelle simplicité et quelle confusion, quelle audace, quelle magie! O Voltaire! on le comprend, ton génie réglé, mesuré, compassé, calculant, émondant, râtissant la tragédie, ton génie devait reculer de terreur, devant ce fouillis sublime, devant ce débraillé du langage, d'un effet pourtant si grandiose, devant cette vulgarité qui atteint le pathétique le plus écrasant : << Ma pauvre folle est étranglée, elle ne reviendra plus jamais, » jamais, jamais, jamais, jamais! défaites-moi ce bouton, » je vous prie; merci, monsieur. » Réalité saisissante! idéal éblouissant! Ces chausses trop serrées! ce bouton qui retient

[ocr errors]

ce souffle qui veut s'exhaler! merci, monsieur! et l'on frissonne de la plus poignante émotion à ce dernier mot de la plus terrifiante agonie, dans cette chose si simple on sent toutes les affres de la mort.

El comme ils sont vivants tous ces êtres qui vont se précipitant, se croisant, se heurtant dans ce drame exubérant dont le trop-plein déborde en inutilités d'une telle ampleur qu'on ne voudrait pas retrancher une ligne, un mot. Le traducteur qui, ainsi que nous l'avons constaté déjà, a toutes les élégances comme toutes les crudités de style, semble s'être surpassé. Son intrépidité est égale à l'audace shakespérienne, il ose tout et dit tout; « n'entre pas là, m'noncle, il y a un esprit. » M'noncle! ô Voltaire! cela est encore plus ébouriffant que la souris qui trotte dans Hamlet, et cela est naturel et charmant. L'enfant du peuple, le voyou si dépenaillé, si pittoresque, est de toute éternité, Shakespeare ne pouvait l'oublier dans ce drame où il y tout. Et quel dévouement que celui de cet être qu'ont déshérité à la fois la nature et la société ! Par le dévouement, par le sacrifice, Shakespeare d'un trait de génie met au niveau du grand et noble comte de Kent, ce paria de tous les temps, ce fils de serf né entre l'étable et la porcherie, mais illuminé à son humble berceau par l'enthousiasme et la poésie, ces deux rayons. Grande affirmation de l'égalité que la société s'efforce de méconnaître, mais qui se retrouve toujours et se prouve et s'impose.

Mais nous ne voulons pas analyser Shakespeare, c'est toujours le commentateur qui nous préoccupe. Plus M. F.-V. Hugo s'enfonce dans cette mine avant lui inexplorée des vieux manuscrits, des chroniques à peine connues ou perdues dans l'oubli, des œuvres informes qui ont été le tremplin d'où s'élançait Shakespeare et d'un bond si prodigieux, plus se dévoilent à son regard perçant ces joyaux littéraires qu'il nous dispense à son tour et sans compter. Analyse entraînante, profonde, lumineuse, renseignements curieux, aperçus ingénieux, rapprochements historiques, analogies imprévues et saisissantes, citations heureuses, examen critique à la fois philosophique et littéraire, voilà ce qui cette fois fait les frais de cette remarquable introduction de laquelle se dégage toujours supérieure et triomphante l'idée démocratique.

Nous mettons notre loyauté de critique à ne pas emprunter l'idée de M. F.-V. Hugo pour l'habiller à notre manière et moins bien. Commentateur enthousiaste, il trouve et donne le mot de cette œuvre immense, tout à la fois une et complexe; c'est donc lui qu'il faut lire, car rien ne lui échappe et chaque diamant de cette mine de diamants sera serti tantôt avec toute l'ampleur, tantôt avec toute la finesse de l'art le plus exquis. Mais il faudrait tout citer. Nous n'avons pas tout l'espace que nous voudrions, et nous allons peut-être abuser de celui qu'on nous accorde pour laisser M. F.-V. Hugo expliquer le vieux Lear, tel que l'a fait l'éducation aristocratique et tel que nous le rendent les épreuves de la vie commune et les immenses douleurs enfantées par d'immenses ingratitudes.

Nous citons :

[ocr errors]

L'atmosphère viciée de la monarchie a flétri l'âme de » Lear. L'adulation a étouffé en lui les germes les meilleurs. >> Par un continuel acquiescement, elle a habitué le roi à ne » jamais être contredit et elle a changé en impatience sa viva» cité native. Elle l'a accoutumé à tout rapporter à lui, et elle >> a rendu personnelle sa générosité même. Systématiquement » elle lui a caché toutes les misères de ce monde, et, par là, » elle a desséché son cœur en y tarissant la source divine des >> larmes. Élevé dans une incessante apothéose, Lear ne » connaît pas les saines douleurs de la vie, il ignore les douces » expansions de la sympathie et les ineffables débordements » de la pitié. Infortuné à qui toujours tout a ri! Malheureux » qui n'a jamais pleuré! - La nature avait créé un être bon, » bienveillant, tendre, sensible, aimant, ouvert à toutes les >> tendresses, mais la royauté a pris cet être au berceau, elle » l'a allaité de vanité, elle l'a nourri de mensonge, et elle en a » fait un tyran. Développé par la fatale institutrice, l'égoïsme » a envahi cette âme généreuse et y a terni la plus désinté»ressée des affections humaines, la paternité. L'autorité du » roi a perverti l'autorité du père. »

[ocr errors]

Voilà Lear né dans l'air empesté de la cour où il a grandi, où il a vieilli; M. F.-V. Hugo va nous le montrer en proie à la tempête et tout le génie de Shakespeare va rejaillir sur le lecteur en prenant une force nouvelle sous la plume vigoureuse du commentateur, tellement fasciné qu'à son tour il devient fascinateur.

<<< La nuit est venue « une de ces nuits formidables qui épou» vantent les rôdeurs mêmes des ténèbres, une nuit où l'ourse >> aux mamelles taries reste dans son antre, où le lion et le loup, » mordus par la faim, tiennent leur fourrure à l'abri. » A voir >> celte perturbation de la nature, on dirait que le monde phy>>sique est bouleversé comme le monde moral. Les choses >> semblent être en proie au même chaos que les âmes. L'ou» ragan, complice des filles de Lear, associe à leurs violences >> barbares ses violences sauvages. La pluie crache sur les >> cheveux blancs qu'a conspués Goneril; la bise soufflette le » front vénérable que Régane a humilié. Entendez-vous l'au>> guste vagabond qui jette au firmament son pardon sublime : » «Ciel, gronde de toutes tes entrailles! crache, flamme! » jaillis, pluie! Pluie, vent, foudre, flamme, vous n'êtes point » mes filles. Éléments, je ne vous accuse pas d'ingratitude. » Jamais je ne vous ai donné de royaume, jamais je ne vous » ai appelés mes enfants. Vous ne me devez pas obéissance! >> Laissez donc tomber sur moi l'horreur à plaisir. »

» Tandis que le roi tient tête à la tempête, survient le fidèle >> Kent qui dissimule toujours sous la livrée de Caïus son » dévouement proscrit. Kent hors d'haleine annonce qu'il a >> découvert une hutte aux environs et presse son maître d'aller » y chercher refuge. Lear cède à ses instances, mais moins >> par souci de lui-même que par sollicitude pour son fou : >> <<< Viens, mon enfant, dit-il au bouffon qui grelotte : Com»ment es-tu, mon enfant? As-tu froid? J'ai froid moi-même... » Où est ce chaume? La nécessité a l'art étrange de rendre » précieuses les choses les plus viles... Voyons votre hutte... >> Pauvre diable de fou, j'ai une part de mon cœur qui souffre >> aussi pour toi! » Touchantes paroles qu'il faut recueillir >> avidement, car ce sont les premiers mots de pitié qui soient >> tombés de ces lèvres royales. Sous l'action du malheur, >> l'âme de Lear se transforme et s'épure; son cœur endurci » par l'éducation funeste du despotisme, s'attendrit enfin sous » l'influence salutaire de l'adversité. Peu à peu, nous voyons » se dégager en lui les vertus latentes. Les qualités réelles, >> dont la nature l'avait doué et qu'avait comprimées si long>> temps l'usage de la toute-puissance, surgissent à nos yeux » ravis. L'égoïsme parasite, qui naguère dégradait son carac

» tère, disparaît enfin pour faire place à la charité native. Ah » qui se fût attendu à une pareille métamorphose? Qui eût cru » la compassion possible à l'implacable tyran que n'avaient pas » ému les larmes de Cordélia? Telle est pourtant la surprise » que nous a ménagée le poëte. Dans sa détresse inouïe, Lear » a encore une part de son coeur qui souffre pour ce pauvre » fou. Le roi oublie ses indicibles souffrances pour se rappeler » que son bouffon souffre. Si vaste est devenue sa sensibilité >> que ses propres tortures ne suffisent plus à l'absorber.

» Désormais il n'est pas d'infortune qui ne doive trouver » un écho dans le cœur renouvelé du roi. Il n'est pas de dou» leur qui ne doive éveiller sa sympathie. La catastrophe qui » l'a précipité du trône l'a mis en contact avec des détresses » qu'il ne soupçonnait pas, et à l'avenir il aura compassion de » de toutes ces détresses. En apercevant la chétive hutte où >> Kent le conduit, il songe à la misère dont elle est le refuge. Il >> songe aux malheureux dont ce taudis est le palais. Il songe » à tous les damnés qui depuis leur naissance agonisent dans >> cet enfer social où il vient d'être jeté lui-même : « O dé>>tresses sans asiles!... Pauvres indigents tout nus, où que » vous soyez, têtes inabritées, estomacs inassouvis, comment » sous des guenilles trouées vous défendez-vous contre des >> temps pareils? Oh! j'ai pris trop peu de souci de cela... Opu» lence, essaye du remède, expose-toi à souffrir ce que souf» frent les misérables pour savoir ensuite leur émietter ton » superflu et leur montrer des cieux plus justes. » Mea culpa » solennel de la toute-puissance repentante! Salutaire remords » infligé par le poëte à la royauté négligente? Le justicier » Shakespeare condamne la monarchie déchue à faire amende » honorable à l'humanité. »

Nous pensons que nul n'aura le courage de nous reprocher cette longue citation, elle illustre et illumine notre article en le terminant. Cet enthousiasme que nous partageons fe a oublier peut être aux plus fanatiques les témérités de notre début. Ne touchez pas à la hache, disent les Anglais; ne touchez pas à la reine, disent les Espagnols; ne touchez pas au génie, disent les aveugles volontaires et opiniâtres ! Et pourquoi? Nous disons, nous, que le génie est invulnérable. Nous n'avons pas la prétention outrecuidante d'entamer sa cuirasse

« PrécédentContinuer »