Images de page
PDF
ePub

SHAKESPEARE, traduit par M. FRANÇOIS-VICTOR HUGO.

[blocks in formation]

M. F.-V. Hugo poursuit vaillamment et victorieusement son travail. Exégèse et traduction, notes et appendices se suivent, se coordonnent et se complètent. C'est une œuvre hors ligne qu'il faut mettre au rang des premières par l'ardeur fougueuse du travail, par l'audace de l'exécution, par l'ingénieuse appréciation de la pensée du maître, pensée bien comprise, et révélée pour la première fois dans son ensemble et dans toute sa portée. Et d'abord disons que c'est une idée heureuse (quoique contestée par quelques critiques), que cette classification arbitraire des pièces séparées par les dates, mais reliées entre elles par une pensée première dont la gestation lente donnait, après un long intervalle, et avec des formes différentes, des sœurs nouvelles à la première née. Ainsi dans la pensée du poëte, Coriolan ne donnait pas toute la mesure du dévouement que peut inspirer l'amour de la famille, et l'artiste en mal de génie sentait sourdre en lui et couvait, pour ainsi dire, une seconde et plus splendide expression de la passion familiale qui faisait enfin explosion dans le roi Lear. Si les lecteurs de sentiment, ceux qui forment le grand nombre, ceux pour qui l'œuvre est faite, tiennent peu compte des mystères de ces laborieux enfantements, la seconde couche, celle des raffinés, des dilettanti, des lettrés, doit aimer, ce nous semble, cet arbitraire qui n'est autre chose qu'une recherche intelligente ou une découverte heureuse des secrets du génie. L'ordre, la classification ne sont pas incompatibles avec le génie, ils sont une de ses qualités, et ce n'est pas le diminuer que de constater qu'il y a dans ces immenses cerveaux des cases où s'accumulent des embryons qui croissent lentement et sourdement avant d'éclore

R. T.

26

et de s'élancer. M. F.-V. Hugo a compris et voulu faire comprendre cela, et pour notre part nous adhérons très-chaleureusement à ce système.

Cet éclatant neuvième volume commence par une de ces belles introductions qui donnent d'emblée à leur auteur une place éminente parmi les critiques. Le traducteur a enfanté le critique et cela devait être. C'est moins avec une plume, osons le dire, qu'avec un scalpel qu'il faut traduire un pareil maître; forcément la traduction devient analyse, et la recherche patiente, l'investigation obstinée, passionnée, conduisent à ces lumineux commentaires. Mais toute passion entraîne, toute passion aveugle, et il semble que le commentateur se complaise à cet entraînement qui ne l'empêche pas, il est vrai, de voir juste et bien ce qu'il voit, mais qui semble lui fermer les yeux sur ce qui manque. Nous n'avons pas surpris jusqu'ici une seule réserve contre Shakespeare sous la plume de son ardent historien; estce donc le respect qui retient M. F.-V. Hugo, car ce n'est assurément pas la sûreté du coup d'oeil qui lui manque? est-ce un parti pris de déférence quand même? mais critique oblige! Les plus fervents astronomes, ceux qui frissonnant d'amour et d'admiration pénètrent dans l'éblouissant empyrée, ne nous semblent pas avoir outragé le soleil qui n'a pu leur dérober ses taches. Le soleil n'en est pas moins le soleil, splendide, fécond et rayonnant.

Puisqu'il est vrai que critique oblige, nous oserons dans notre infimité reprocher au grand Shakespeare un défaut capital dans Coriolan. Disons-le tout de suite, c'est l'oubli, l'inexcusable oubli de l'idéal sans lequel le drame n'a pas d'ailes et ne saurait s'élever au-dessus du niveau du fait. Coriolan est une satire si l'on veut, une satire de l'aristocratie, de la grandeur militaire, de la famille même, une satire du peuple dont la majesté est oubliée ou méconnue, une satire de la société politique, mais ce n'est pas là un drame où palpitent les grandes émotions. A qui peut-on s'intéresser dans ce drame? à quelle vertu, à quelle grandeur, à quel sentiment grandiosement humain? Ce n'est pas à Coriolan patricien insolent, traîneur de sabre affolé de rapières, et expiant sous les rapières sa trahison à la république, mort de soldat, mais châtiment trop doux et trop honorable pour un pareil traître. Est-ce au consul Commi

nius, général médiocre, politique à courte vue, au demeurant bon homme, mais sans aucun relief? — Ce n'est pas aux deux tribuns, figures placides évidemment sacrifiées qui rappelleraient volontiers, n'était l'anachronisme, les maires de souspréfecture aux jours de réaction turbulente et prématurée. Ménénius Agrippa lui-même avec son apologue, et malgré son apologue, n'est guère qu'un loustic videur de flacons, assez fidèle à l'amitié, mais surtout fervent au falerne. Et Volumnie, la mère de Coriolan, est-ce là l'idéal de la maternité, cette grandeur si grande qu'elle fait une auréole à toutes les femmes mères !

Quoi! on a devant son génie le senatus populusque Romanus, et on oubliera de tailler à grands coups de son ciseau magistral une de ces figures qui sont l'idéal de la république, cette forme de gouvernement si auguste et si pure que ceux qui la repoussent disent que c'est parce qu'elle exige trop de vertus! Quoi! à cette patricienne dont la sublime fierté aboutit à produire un rodomont deux fois coupable de trahison, on n'opposera pas une de ces véritables et grandes matrones romaines, une de ces plébéiennes puissantes, au cœur ardent, à l'oeil de feu, une de ces mères qui mettaient la république au nombre de leurs enfants! Singulière et heureusement très-rare lacune dans un drame du grand Shakespeare! Certes notre respect est grand pour ce génie puissant et multiple, si grand que nous nous prenons à douter de la valeur de notre critique, et cependant elle échappe irrésistiblement à notre plume en lisant Coriolan. Nous avons rencontré l'esprit, le sarcasme, la puissance d'invective, la verve, la chaleur même, mais nous n'avons pas trouvé l'attendrissement. Dans Coriolan, Shakespeare donnerait raison aux réalistes qui se passent fort bien de l'idéal,mais qui par cela même ne feront jamais école quel que soit leur talent de détails. Qu'un écrivain réaliste pur prenne un laquais intelligent, honnête homme, et même homme généreux, il le peindra exactement et avec toutes ses nuances; il ne manquera pas un galon à la livrée, mais le laquais généreux restera laquais, nulle découverte ne sera faite dans cette âme qui a des profondeurs où gît le diamant splendide réservé à quelque lapidaire de génie, et nous n'aurons pas Ruy-Blas, c'est-à-dire le grand idéal.

L'éloquent commentateur n'a pas voulu voir cette lacune si regrettable, il a cherché et ingénieusement trouvé une morale très-haute dans l'œuvre de Shakespeare; s'il n'a rencontré ni dans Coriolan comme fils, ni dans Volumnie comme mère l'idéal de la famille, il y voit une leçon terrible et termine son examen en prêtant au poëte — on ne prête qu'aux riches une grande pensée de moralisation. Voici son dernier mot : « Amour filial, amour conjugal, amour paternel, toutes les >> affections élémentaires de l'âme s'emparent à l'improviste de » ce renégat et le mènent au supplice. C'est par la famille que » le patricien est frappé. »

Cela est beau et c'est tirer habilement parti de la situation posée par Shakespeare et qui n'est qu'un décalque de l'histoire. Mais s'il est vrai que le dévouement à la famille puisse conduire aux catastrophes, aux abîmes et au supplice, il faut que ce soit à une chute pleine de grandeur et à un supplice immérité.

M. F.-V. Hugo a donc vu tous les côtés brillants de Coriolan et il les analyse avec un talent plein de souplesse. Cette introduction a toute la valeur de celle des Amants tragiques et des Amis dont nous avons parlé, c'est le même style ferme et coloré, c'est la même éloquence, et nous ne pouvons la louer mieux qu'en la citant. Voici le portrait moral de celui qui a trahi la république :

<< Sa vie n'a été qu'une longue conspiration contre les lois >> divines et humaines. En dépit du droit éternel sur lequel est » fondée l'égalité entre les hommes, au mépris de la constitu» tion sociale qui la proclame, il a voulu asservir la cité à une » oligarchie de famille et assujettir l'immense majorité de ses >> semblables à une caste priviligiée; pour établir l'autorité de » cette caste, il a conseillé, employé tous les moyens, la >> violence, la ruse, le guet-apens, le coup d'État, le massacre! >> C'est un paragraphe de Tacite, cela est précis, net et brillant comme l'éclair d'un glaive, et c'est d'une ressemblance hideuse.

Il y a beaucoup de choses remarquables dans cette première partie de l'introduction du neuvième volume, mais rien n'est plus éclatant, rien n'est plus frappant que les pages pleines d'émotion sur la famille telle que la comprend et la définit

M. F.-V. Hugo. On sent qu'il est là comme un capitaine sur un champ de bataille bien étudié et dont les moindres plis et replis de terrain lui sont connus. La glorification de la famille, de la solidarité, de la responsabilité qu'elle impose, va bien à celui qui date de l'exil ces lignes émouvantes. Jeune encore, le traducteur de Shakespeare a conquis une place éminente dans le parti, non pas qu'il s'est choisi, comme s'est plu à le dire un critique qui appartient à ce parti qui règne et gouverne et qu'il a osé accepter, mais dans le parti où le poussaient des convictions ardentes et éclairées, et il a, selon nous, bien interprété le sentiment du parti auquel il a l'honneur d'appartenir en donnant une expression si haute au sentiment familial qu'il a lui aussi jusqu'au courage, et littérairement jusqu'au lyrisme. Que si, d'aventure, il lui est venu à l'esprit que la somme d'idées remuées dans Hernani, Marion Delorme ou Ruy-Blas, est un événement supérieur à la bataille de Tolbiac, nous avouons carrément que nous sommes de son avis; les coupe-jarrets qui gagnent les batailles de Tolbiac ou celles de la rue Transnonain et autres, qui se suivent et se ressemblent, n'ont jamais produit que des brigands couronnés. Nous citons :

« Qu'importe que l'adversité l'arrache au sol natal! la famille » se fait à l'existence nomade comme à la vie sédentaire, elle » bâtit partout sa tente, elle porte partout son feu sacré. » Plus l'orage gronde autour d'elle, plus étroitement et plus >> tendrement elle resserre son groupe fidèle autour de l'âtre » flamboyant. Déchaînez-vous, tyrannies d'un jour. Acharnez>> vous, pouvoirs impuissants. Vous n'éteindrez pas le doux » sourire de cette jeune fille inclinée devant son père; vous ne » dissoudrez pas ce faisceau de cœurs! la famille expatriée est >> devenue patrie.

» La famille est un sanctuaire inaccessible. Elle interdit son » seuil vénéré à tous les despotismes extérieurs. Elle recueille » dans son hospice inviolable les blessés du dehors, elle les » console, elle les ranime; elle panse leurs plaies et les ferme >> sous les baisers. Elle offre aux âmes fatiguées son repos » salutaire, elle prodigue aux cœurs brisés ses caresses sou» veraines. La vie privée est sa sphère légale et légitime. Elle » a pour domaine propre l'ombre du toit domestiqué. C'est » dans cette ombre discrète qu'elle cache ses archives de cou

« PrécédentContinuer »