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Mieken est le nôtre. Pour le moment, la petite a besoin de grand air et de distraction. Je la conduirai avec moi à Dinant, où je dois aller la semaine prochaine pour compléter la batterie de cuisine que m'a commandée messire de Grimberghe.

Depuis ce temps-là, grâce au bruit et au mouvement du quartier, l'enfant avait perdu sa tristesse; le souvenir de l'affreuse Steenporte s'était évanoui. Aujourd'hui elle avait seize ans, elle était un peu petite de taille, mais vive et gracieuse. De la rue des Pierres au Fossé-au-Loup, on l'appellait la petite reine de la rue au Lait, pour la distinguer de la reine du Grand Marché, qui était une belle harengère au port imposant et à l'œil hardi.

III

Près de la place Saint-Nicolas s'élevait la fontaine des Trois-Pucelles. C'étaient trois grands filles de marbre blanc, d'un travail assez barbare, aux formes grèles et anguleuses, faisant jaillir de leurs seins six jets d'eau. Avec le Manneken - Pis, et les Fontaines du Pot-au-Beurre et de l'Ours de Saint-Géry, elles faisaient l'admiration des indigènes et des étrangers.

Autour des Trois-Pucelles on n'entendait, le soir venu, que les cris joyeux des jeunes filles et les chansons des jeunes gens. Notons que de temps immémorial, le vrai Bruxellois de race aime à chanter dans la rue.

Ce soir-là fillettes et garçons avaient formé une longue chaîne. On s'avançait en dansant jusqu'à la fontaine. Là la chaîne se fermait; un jeune homme sautait dans le cercle en chantant, et les autres répétaient :

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Il laissait danseurs et danseuses tournoyer autour de lui jusqu'à ce qu'il eût dit ces paroles :

Prends une nonnette, mon petit père 2...

Alors il s'approchait d'une jeune fille, l'embrassait malgré sa résistance et la conduisait au milieu des dan

seurs.

Mieken venait d'être choisie pour la dixième fois au moins; elle faisait une petite moue qui mettait fort en joie les jeunes gens de la bande, quand tout à coup on vit arriver du fond du Ruisseau-aux-Souliers, l'artère principale de la ville, trois cavaliers lancés au grand galop. Sur leur passage, les chiens se sauvaient, les portes s'ouvraient et les gens s'interrogeaient avec de grands yeux. Claes Van den Eynde, tripier de son état, avant que les cavaliers ne fussent arrivés devant son échoppe, leur cria d'une voix formidable :

Qu'est-il arrivé? Est-ce que les Gantois approchent? C'était une manière de parler alors en usage et qui rappelait la prise de Bruxelles par Louis de Maele.

Un des cavaliers lui jeta ces mots : - Les Malinois sont à Merchtem!

Et ils disparurent à l'angle de la Grand'Place avec leurs lourdes montures flamandes.

Avez-vous entendu? dit Claes à un groupe qui venait de se former dans la rue. Et il courut à la maison des échevins.

Les jeunes gens qui jouaient au mai sur la place SaintNicolas, rompirent leur chaîne et se dispersèrent dans les rues voisines en criant à tue-tête :

Les Malinois sont à Merchtem !

Quant à Marie, défaisant l'agrafe de sa robe bleue qu'elle avait relevée afin de mieux danser, elle retourna

2

Paterken neemt een nonneke mée.......

vite à la maison avec deux de ses compagnes, pour faire part de la grande nouvelle à sa tante.

Bientôt l'on entendit gronder la cloche d'alarme du beffroi.

OPÉRATIONS MILITAIRES.

I

Les Malinois campaient à Merchtem, comme on l'avait annoncé à Bruxelles. Stoffel et sa trouppe, composée d'une trentaine d'hommes, étaient arrivés de grand matin. Leur première opération avait été de mettre l'embargo sur tous les véhicules et les chevaux. Ils avaient réuni une trentaine de chariots, et ils croyaient qu'ils ne suffiraient pas encore, lorsqu'un Malinois envoyé en avant pour explorer le terrain, vint dire qu'on ne voyait point de grain dans la campagne. Le mayeur, interpellé par Stoffel, avoua que des agents de Bruxelles, pressentant avec raison que les Malinois feraient une sortie pour enlever la récolte, étaient venus tout acheter. Il conseillait à Stoffel et à ses amis d'aller à Opwyck, qui devait être une terre de Chanaan; le grain y abondait; lui-même avait vu les champs couverts de meules d'une dimension prodigieuse.

Ils ont juré décidément de nous affamer, ces Bruxellois maudits! s'écria Stoffel. Nous payons déjà le quart de froment trois pieters, et ce ne serait rien encore, si nous pouvions nous en procurer à ce prix ! Il est certain que dans deux jours, il n'y aura plus dans tout Malines de quoi cuire mille pains. En attendant prenons toujours ce qu'il y a ici. Demain nous irons voir à Opwyck.

Puis se tournant vers ses compagnons :

Nous allons mettre un peu d'ordre dans notre campement. Prenez ces chariots et ces chevaux et disposezles en cercle là-bas dans ce champ sur la côte. Ils nous serviront de retranchements. Le temps est magnifique,

et il est prudent que nous passions la nuit à la belle étoile.

Quand cela fut fait, les Malinois se rendirent au cabaret du Vieil Ours blanc, situé au centre du village.

II

Cependant trois courriers, envoyés ventre à terre à Bruxelles par le mayeur, allaient prévenir les échevins de l'arrivée des Malinois. Cela avait été convenu lors de la

vente du grain aux Bruxellois. Une heure après la réception de la nouvelle, soixante arbalétriers sortaient du local du Grand Serment, situé rue Fossé-aux-Chiens, aujourd'hui la rue d'Isabelle, où l'on voit encore la grande porte du serment surmontée de deux écussons aux armes d'Espagne. Les arbalétriers marchent deux à deux, la tête haute, et portant leur arbalète à l'arc d'acier comme gens qui ont conscience de leur dignité. Ne s'exercent-ils pas au plus noble de tous les jeux, suivant la parole du roi de France Charles V? N'ont-ils pas renoncé à tout autre divertissement en jurant par Dieu et les saints fidélité à Notre-Dame, au puissant seigneur saint Georges, à l'excellent seigneur de Brabant, à la noble ville de Bruxelles et au serment? Ils ont solennellement promis de servir la ville en bons chrétiens. C'est un passé glorieux qui excite leur fierté ils étaient à Bouvines, à Courtrai, à Mons-enPuelle, à Woeringen!

Derrière eux marchent les valets du serment portant les cranequins servant à armer les arbalètes et les carquois.

Les soixante arbalétriers d'élite ont la tête couverte d'un chaperon d'acier à côtes saillantes, couvert de drap rouge et aux bords retombant sur la figure. De la pointe du chaperon s'échappe un flot de plumes. Leur corps est emprisonné dans une cotte de mailles que cache un surtout écarlate bordé de vert, les deux couleurs de la ville. L'habit est court et laisse voir de luisants cuissarts d'acier.

Le roi perpétuel du serment, flanqué de quatre jurés, vient le dernier. C'est le chevalier Nicolas de Zwaef, le plus riche bourgeois de Bruxelles. Ce noble et gros personnage porte sur la poitrine l'écusson de la gilde: une croix de gueules sur fond d'argent.

Une troupe nombreuse de bourgeois curieux et de gamins précèdent et suivent les arbalétriers qui se rendent en toute hâte à la Grand'Place.

Arrivés à la Couronne du pays, rue de la Tête-d'Or, où était la chambre des échevins et des receveurs, leurs chefs, ils s'arrêtent pour entendre l'allocution de ces dignes magistrats :

Partez en toute hâte; tâchez, au nom de l'honneur de Bruxelles, d'arriver à Merchtem avant que cette canaille malinoise ait décampé.

- Et moi, mes très-chers confrères, dit d'une voix attendrie le chevalier de Zwaef, mon âge m'empêche de vous accompagner, mais mon cœur sera avec vous.

Ici, deux grosses larmes vinrent rouler en tremblant sur ses narines renflées. Il ajoute :

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Vous avez eu affaire à des ennemis mille fois plus forts et plus dangereux que cette poignée de vauriens de Malines; aussi ne douté-je nullement que vous ne reveniez tous bien portants après avoir vengé l'honneur de la bonne ville de Bruxelles.

-Soyez tranquille, messire chevalier! crient d'une seule voix les soixante arbalétriers.

III

Il y avait presque un demi-jour que Stoffel et ses compagnons étaient attablés au Vieil Ours blanc, pris d'assaut avec tout ce qu'il renfermait. La joyeuse phalange du bouillant archer n'avait jamais fêté Gambrinus avec plus d'entrain. Les pauvres paysans de Merchtem étaient dans la consternation. Ils s'étaient vu prendre leur lard, leurs œufs, leur farine, leur volaille et leur jambon. Un repas

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