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béguin roide à longues pattes, faisait de la dentelle. Maniant avec une dextérité merveilleuse les légers fuseaux couverts d'un fil aussi délié que celui de l'araignée, elle tenait la tête très-près d'un coussin couvert de toile bleue, sur lequel ses doigts amaigris par l'âge attachaient la dentelle avec mille épingles de cuivre piquées dru.

L'archer, qui venait de polir du revers de son couteau une longue flèche, parut tout à coup absorbé dans une attention profonde. Devant lui, dans la fente d'un mur en ruine placé contre la haie, frétillait un petit lézard gris; il montait, descendait, se cachait au fond d'un trou, puis revenait regarder le beau Stoffel, l'œil anxieux et la poitrine palpitante.

-On prétend que cette petite bête est amie de l'homme, se dit l'archer; comme c'est gentil! comme cela aime à prendre un bain de soleil ! J'aurais fait un bon lézard, moi. Voyez donc ce paresseux qui ne songe jamais qu'à boire et à se reposer de ce qu'il n'a pas fait! s'écria de loin, en apostrophant l'archer, un personnage à l'allure pesante et niaise.

Ah! de Kobbe, c'est vous mon vieux! quelles nouvelles?

A cette question, de Kobbe darda sur Stoffel deux yeux ronds passablement indignés; il se pinça les lèvres, ce qui donna à son énorme nez blafard l'air de lui vouloir tomber sur le menton, et, après s'être croisé les bras, il répondit d'un ton sec et précipité :

Quelles nouvelles? Ah! oui, elles sont belles les nouvelles! Que le pauvre monde crève de faim, voilà ce qu'il y a de plus nouveau pour le quart d'heure.

-Bah! c'est toujours le même refrain. Il faut prendre patience, mon ami, j'en ai bien, moi, de la patience; et Stoffel saisit, comme pour confirmer ce qu'il venait de dire, sa belle cruche dont il aspira une gorgée plus longue que les autres. Puis il fit claquer sa langue et essuya, du revers de la manche de son pourpoint vert, sa luisante et fauve moustache.

Ce que vous buvez-là n'a pas la mine d'être précisément de l'eau de fontaine, dit de Kobbe toujours du même ton bourru.

De l'eau! vous voulez rire, maître de Kobbe. De l'eau ! c'est bon pour des hommes mariés à la tête d'une nombreuse famille, comme vous. Mais un célibataire de belle taille comme moi a besoin d'une boisson d'un goût plus relevé. Jamais je ne me désaltère qu'avec de la brune de Waelp du Moulin à vent. Waelp, brasseur intelligent, sait à qui il a affaire, et il a toujours pour moi un petit fût en réserve.

Après cela, Stoffel, vous auriez tort de vous gêner. Se gêner, Jésus, Maria, mon Dieu! s'écria une petite voix cassée et chevrotante, et pour qui s'est-il jamais gêné ce grand drôle? N'est-il pas scandaleux de lui entendre tenir de pareils propos quand le pauvre monde meurt de misère? Non, non, il n'a garde de se priver de quelque chose. Aussi je crains bien que Dieu, irrité de sa jactance, ne le punisse d'une manière exemplaire.

Eh! mère, ne te fâche pas! Je ne fais tort à personne. Au contraire, on me l'a dit, je suis une trop bonne pâte d'homme, et je voudrais avoir dans mon escarcelle autant d'esterlings de Brabant que je me suis déjà attiré de coups et de désagréments de toute espèce au service des uns et des autres.

Oui, c'est la vérité, veuve Pétronille. Pour cela, il est connu, ajouta de Kobbe. Il aime à bien vivre le garçon, mais il a du cœur, je dois en convenir. L'autre jour encore nous avons tous bien ri quand il a si proprement rossé Keldermans au tir à l'arc. Vous savez Joseph Keldermans, qui bat régulièrement sa femme de deux jours l'un. Mais voilà bien la justice des hommes, dirait mon Ysopet! Un bon pèlerinage à pieds nus à NotreDame de Teerdenborch, ou une amende d'un beau clinckaert à payer à notre digne capitaine, c'est ce qu'il en

1 Ésope, Recueil de fables flamandes.

coûte pour intervenir dans des querelles de ménage. La vie humaine est ainsi...

Stoffel avait eu beau faire signe à de Kobbe de se taire, celui-ci débitait sa tirade avec feu et sans désemparer. Les gémissements de la mère de Stoffel vinrent l'interrompre.

Sainte vierge Marie! encore un pèlerinage et une amende, et puis la prochaine fois le bannissement sans doute, pour que je meure toute seule de chagrin !

Voyez-vous, bavard infernal, ce dont vous êtes cause, dit Stoffel.

Veuve Pétronille, ne craignez rien. Je ne crois pas qu'on cherche encore querelle à notre petit Stoffel. La leçon qu'il a donnée à Keldermans servira aux autres.

D'abord ce n'est jamais moi qui commence, répliqua Stoffel avec vivacité. Pourquoi Keldermans insinuait-il qu'il n'était pas bien difficile de tirer gentiment à l'arc lorsqu'on n'avait que cela à faire. Les temps sont changés il s'en est aperçu un peu tard. Jadis j'étais le plus faible, et c'était moi qui recevais les coups. Le jour où Aerd de Coninc me terrassa dans le jardin du tir, m'est resté dans la mémoire. Depuis, je suis un peu plus fort et plus adroit, et Aerd est devenu mon meilleur ami : seulement il n'a pas tout à fait oublié les dix florins du Rhin qu'il a pu payer au capitaine et aux jurés de la gilde pour ce qu'il m'a fait.

- Que n'allait-il faire un pèlerinage à Saint-Jacques en Galice? il avait le choix.

Stoffel, dit la vieille mère en se levant, reste ici jusqu'à mon retour. Je vais voir ta tante au Béguinage.

Et veuve Pétronille mit sa faille noire, la rabattit sur son front ridé, prit un grand panier d'osier dans l'anse duquel elle passa le bras, et sortit de la maison en trotti

nant.

Depuis huit jours, le Béguinage pourvoyait à la subsistance de Stoffel et de sa mère. La disette ne se faisait jamais sentir dans cette immense communauté religieuse

située hors ville, près de la porte Sainte-Catherine, et où dix-huit cents béguines effectives, sans compter les novices, formaient une espèce de république féminine indépendante. Beaucoup de Malinoises, jeunes et vieilles, s'y rendaient, soit pour se livrer à des exercices spirituels, soit pour faire ample moisson de cancans; car le Béguinage, comme nous l'apprend un vieux dicton du temps, était un foyer de bavardages:

« Dans le Béguinage on sait bien tout ce qui se passe en ville, mais en ville on ne sait rien de ce qui se passe dans le Béguinage 1. »

II

Maintenant, dit de Kobbe, quand il eut vu la vieille mère de Stoffel disparaître au tournant de la haie, parlons d'autre chose. Savez-vous, mon ami, que les Bruxellois ont, depuis hier, coupé toutes les communications avec Malines; qu'ils ont placé des gardes dans tous les villages environnants et que nous sommes parfaitement bloqués? Ils nous en avaient menacés, les chenapans, mais du diantre, si je croyais qu'ils auraient mis la menace à exécution!

- Que le diable me rôtisse, si j'en sais un traître mot! Comment ont-ils fait cela; et où les a-t-on vus, ces brigands?

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A Willebroeck; et ce qui est mieux, hier encore ils ont failli être battus par nos archers et nos piquiers, qui étaient là depuis huit jours.

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De l'échevin Wout Van der Strepen lui-même. Seul il est revenu tantôt de la bataille. Il vient demander du renfort. Attendez-vous à marcher bientôt. Voici ce qui s'est passé les Bruxellois étaient là de la veille ne son

In het Beggyn-hof weet men al wat in de Stadt geschiet;
Maer in de Stadt van het Beggyn-hof het minste niet.

geant comme toujours qu'à se donner du bon temps. I n'y a rien de hardi comme ces mangeurs de poulets. Depuis Woeringen ils ont tous perdu la tête, et ils feraient à la fois la guerre à l'Empereur et au roi de France. Nous avançons rapidement et sans bruit, et nous les trouvons assis mollement sur l'herbe fleurie du cimetière, occupés à boire et à manger. Van der Strepen et les deux autres échevins qui marchaient à la tête de nos soldats n'en croyaient pas leurs yeux, tant ces Bruxellois montraient d'insouciance. Il est vrai que les murs du cimetière leur servaient de retranchements. Bref, nous tombons dessus, nous les massacrons un peu, nous faisons des prisonniers. Tout allait le mieux du monde, et nous croyions n'avoir plus qu'à retourner à Malines avec une trentaine de Bruxellois, garrottés deux à deux, une corde à la patte comme des porcs, quand tout à coup nous entendons au-dessus de nos têtes un tapage effroyable. Pa ta tra! C'est le battant de la grande cloche de l'église qui descend sur nous avec accompagnement d'ardoises et de pierres. Les flèches tombent dru comme grêle, et, voyez quelle chose épouvantable, avant que nous ayons le temps de nous retourner, voilà la cloche elle-même qui suit le battant... Nous nous sommes retirés un peu émus, et depuis il est arrivé du secours aux Bruxellois. O mon Dieu! si vous n'avez pitié de nous, dans huit jours nous serons tous morts de faim.

Tu dis cela avec une résignation que j'admire. Par les yeux de Dieu! (quand Stoffel proférait ce jurement, sévèrement défendu par le magistrat, c'est qu'il ne se possédait plus) nous verrons bien. Ah! ces mangeurs de poulets se vengent maintenant de ce que nous avons fait à Waelhem! Ah! la chaîne que nous avons tendue sur la rivière à Heffen les exaspère! Ah! la flottille anversoise pillée et dispersée leur reste sur le cœur. Et c'est pour tout cela qu'ils nous font une guerre de famine, injuste et impie! Mais, je le dis en toute vérité, il y a à Malines plus d'un Stoffel. Cela ne peut durer: quand je

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