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Pour que la matière puisse s'organiser, il faudra d'abord que les substances, plus ou moins élémentaires, qui forment l'organisme se trouvent réunies, à l'exclusion de toute autre substance. Or, si cette réunion et cette exclusion ne sont pas, comme cela paraît assez évident, une conséquence nécessaire des propriétés de ces mêmes substances encore séparées; et si, d'un autre côté, on rejette toute cause finale, toute cause intelligente agissant avec intention pour une fin quelconque, il faudra bien attribuer la réunion et l'exclusion dont il s'agit à un concours de circonstances fortuites, à des causes aveugles, purement efficientes, qui agissent sans dessein et sans but, en un mot, au hasard 1. De plus, vu que les éléments matériels, les substances, les principes composants qui entrent dans la formation d'un organisme, pourraient être arrangés ou disposés les uns par rapport aux autres, d'une infinité de manières différentes, et qu'il n'en est qu'une qui lui convienne, il y aura l'infini contre un à parier que le hasard ou la matière abandonnée à elle-même, à son incapacité absolue d'agir avec intention, n'amènera jamais un pareil résultat, jamais ne produira ou ne deviendra un corps organisé.

C'est en vain que, pour connaître la vérité, les matérialistes remonteront de l'homme ou de l'animal au foetus, du fœtus à l'embryon et de l'embryon jusqu'au germe, puisqu'il est impossible d'observer ni ce que celui-ci contient, ni ce qui s'y passe. A plus forte raison, ne pourront-ils pas aller, ou pousser leur investigation, au delà du germe ils seront donc bien forcés de s'arrêter là, et ils y retrouveront la question tout entière. Car on pourra toujours leur demander comment ils conçoivent que le germe, qui déjà, s'il existe, est un être organisé à sa manière, a pu se former de lui-même, soit indépendamment de toutes circonstances fortuites, soit à l'aide de

1 Le hasard est l'absence, la privation, comme le mot qui l'exprime est la négation de toute cause finale. Le hasard et la cause finale, qui d'ailleurs ne s'appliquent qu'aux résultats des combinaisons, apparentes ou réelles de plusieurs choses, s'excluent mutuellement et ne peuvent pas exister ensemble: mais ni l'un ni l'autre, séparément, n'exclut les causes efficientes ou productrices des phénomènes, lesquelles existent dans tous les cas.

semblables circonstances. L'expérience prouve, il est vrai, que l'homme a certains organes, certaines parties matérielles qui ne se trouvent pas dans le foetus, et qu'il en est de même de celui-ci par rapport à l'embryon; d'où l'on peut légitimement conclure, par analogie, qu'il en est de même encore de l'embryon à l'égard du germe, dans lequel, par conséquent ou suivant toute apparence, s'il pouvait tomber sous l'observation, on ne reconnaîtrait que les premiers linéaments de l'organisme. Mais cela ne suffirait pas néanmoins pour résoudre la question.

D'ailleurs, quoiqu'il soit certain qu'on n'apercevrait pas dans le germe tout ce qui existe dans l'organisme plus ou moins développé, il ne s'ensuit pas évidemment qu'il en soit en effet dépourvu, et l'on pourrait expliquer ou concevoir de deux manières le fait dont il s'agit, en admettant ou que le germe est organisé de telle sorte, que tout ce qu'il acquiert en devenant embryon, puis foetus, puis animal ou homme, résulte inévitablement, comme conséquence nécessaire, de sa constitution même, des propriétés qu'il a primitivement reçues de son principe organisateur; ou bien que toutes les parties de l'organisme, quoique sous d'autres formes, par exemple repliée chacune sur elle-même, ou concentrée, pour ainsi dire, en un point, existaient dans le germe dès sa formation; qu'il les possédait toutes en réalité, mais qu'elles ne se sont développées, et, par suite, manifestées sous les formes qui leur sont propres, que successivement, les unes plus tôt, les autres plus tard.

Du reste, toutes ces conjectures, toutes ces hypothèses ne nous apprendront jamais quel est le premier et véritable principe organisateur de la matière

Il semble résulter de ces considérations, que la science physiologique, que l'art médical au moins, doit avoir son point de départ dans l'organisme développé. Or, celui-ci étant donné, les phénomènes dont il est le sujet, les modifications anormales qu'il subit, tout enfin peut s'expliquer par des causes physiques internes et externes.

Nous voilà bien loin, sans doute, de ce que les animistes appellent la vie, sans en avoir d'ailleurs une idée nette. Mais tant qu'on voudra voir dans la vie autre chose que la matière organisée, les manières d'agir et propriétés nouvelles qu'elle a

dù acquérir par là, les divers rapports que ces propriétés peuvent avoir entre elles et avec l'âme, pensante ou non pensante, les lois physiologiques qui en dérivent, les phénomènes par lesquels elles se manifestent, et, joint à cela, le sentiment de notre existence, on ne pourra faire, encore une fois, que des hypothèses plus ou moins ingénieuses, je n'ose dire plus ou moins vraisemblables, et qui, de toute façon, demeureront éternellement à l'état d'hypothèse.

Bruxelles, le 25 juin 1862.

R. T.

GRUYER.

17

STOFFEL DE BERLAER.

A MALINES.

I

C'était vers la fin du mois d'août 1432.

Depuis huit jours, les boulangers de Malines ne cuisaient plus qu'une espèce de pain fort amer et fort lourd, grâce aux écorces, au son et aux fèves qu'ils mêlaient avec la farine de seigle et de froment devenue de plus en plus rare. La disette commençait à terrifier l'heureuse et belle cité des Berthoud. Dans les rues, les femmes, réunies en petits groupes, faisaient entendre de longues doléances. Elles restaient là pendant des heures au soleil à s'entre-consoler, donnant à leurs lamentations tous les tons de la gamme. Les meuniers, les courtiers de grain et les marchands de farine, qui entendaient tout cela, ne savaient plus quelle contenance garder.

Le soleil était brûlant. Les toits d'ardoise de la ville reluisaient comme des ventres de carpes pâmées dans la vase d'un étang. Les briques d'un rouge brun, les pierres blanches et grises des clochers et des tours se détachaient sur le bel azur de l'horizon. De loin on aurait dit une ville turque aux sveltes minarets; car, tout comme les villes de l'Orient, Malines avait l'aspect riant et riche; mais au dedans ne se voyaient guère que des maisons aux murs de torchis et de planches noircies par le temps. Il

en était de même, du reste, dans toutes les villes du nord et du centre de l'Europe au moyen âge.

La rue de la Petite Haie menait au rempart. On l'appelait ainsi, parce qu'elle était bordée d'un côté par un vaste jardin potager entouré d'une haie vive. Sur le seuil de la dernière maison était assis, jambes étendues, au soleil, le plus bel archer de Malines, Stoffel de Berlaer. C'était un bel homme dans toute l'accèption du mot. Grand, d'une certaine épaisseur qu'atténuait sa haute stature, il présentait le type, à peu près irréprochable, de l'antique race flamande. Il portait, rejetés en arrière avec une grâce négligée, d'épais cheveux châtains, aux reflets blonds ou fauves, suivant le jeu de la lumière; son teint très-coloré était ombré par le håle de la campagne; ses yeux glauques avaient quelque chose de gai et de décidé, et allaient à merveille avec sa bouche bien faite, quoique grande, laissant voir le bout des dents, et presque toujours souriante lorsqu'elle ne jetait pas au milieu d'une querelle des paroles âpres et des jurons retentissants.

Au-dessus de la porte, un dais en bois, au pignon aigu et dentelé de crochets, couvrait un Saint Sébastien peint et doré; ce dais défendait la tête de Stoffel contre les rayons du soleil.

Le bel archer préparait ses flèches. Il ratissait avec infiniment d'attention et de soin, au moyen d'un excellent couteau de Lierre à lame large, des bâtons dégrossis placés en tas à côté de lui. De temps en temps, il se retournait à demi pour boire à même une cruche de grès au col élégant, au ventre gonflé et couvert d'une broderie brillante, dont le dessin simulait un écusson entouré de lambrequins follement contournés et relevés çà et là d'une paillette d'émail bleu.

A côté de la porte étroite, une fenêtre à petits carreaux verts encadrés de plomb, était toute grande ouverte et laissait voir les lourdes solives d'un plafond enduit d'un badigeon d'éclatante blancheur. Dans un angle de cette fenêtre, une bonne petite vieille, la tête ensevelie sous un

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