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LETTRE

A

M. LE DOCTEUR SALES-GIRONS,

Rédacteur en chef de la Revue médicale de Paris,

SUIVIE DE QUELQUES OBSERVATIONS EXPLICATIVES.

Bruxelles, le 17 avril 1862.

Monsieur,

Dans la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 14, et par laquelle vous m'annoncez un article que vous avez fait insérer dans la Revue médicale, vous posez deux questions, que vous m'invitez à examiner quand j'aurai lu cet article 1. Comme il me faudra pour cela un certain temps, que d'ailleurs il me serait impossible de m'en occuper présentement, et qu'à la fin de votre lettre, vous témoignez, me paraît-il, le désir qu'en attendant je vous écrive quelques lignes, je m'empresse de vous satisfaire sur ce point, en répondant très-brièvement, mais catégoriquement, à vos deux questions.

1 Il ne m'est parvenu que plusieurs jours après le départ de ma réponse, et l'on ne m'en a pas envoyé la suite.

I

«La matière est-elle ou devient-elle, par elle-même, corps vivant et organisé? »>

La matière n'est pas, elle devient corps organisé, mais non par elle-même. L'organisme suppose un principe organisateur en dehors de la matière. Quel que soit d'ailleurs ce principe, il est constant que la matière peut devenir corps organisé, comme elle peut, en vertu de ses seules propriétés, devenir tout autre corps.

Il est à remarquer : 1o que, si l'on en excepte l'impénétrabilité et l'attraction, la matière ne possède pas une seule des propriétés que nous reconnaissons dans les corps. [Toutes les autres propriétés physiques supposent d'ailleurs qu'ils sont formés de matière et de vide .] 2o Que tout corps composé possède une ou plusieurs propriétés spéciales, dont le plus souvent, on ne trouve pas le moindre indice dans les substances plus élémentaires qui entrent dans sa composition. Cela posé, il est facile de concevoir que chaque organe doit avoir quelque propriété spéciale différente de celles des susbtances dont il est formé; différente aussi des propriétés particulières à chacun des autres organes; différente surtout des propriétés, particulières ou générales, qui caractérisent les corps bruts. Or, c'est l'ensemble de toutes ces propriétés physiologiques ou vitales, ou bien, c'est une propriété unique et supérieure, résultant de cet ensemble, qui constitue ce qu'on appelle la vie la vie considérée en elle-même, ou indépendamment du sentiment intime que nous en avons, et qui appartient exclusivement à l'âme.

II

« La matière a-t-elle, outre ses activités physiques et chimiques, l'activité vitale, ou organique, par elle-même,

1 Ce qui est entre des crochets est ajouté.

ou sans un principe autre qu'elle? Qui la lui donne cette activité dernière? >>

Cette question présente quelque obscurité, et semble rouler sur des jeux de mots ou des équivoques. D'abord il n'y a point de propriété spéciale sans le nom d'activité ; mais il y a des propriétés actives, comme il peut y en avoir de passives: l'activité séparée de toute propriété qualifiée, n'est qu'une abstraction, c'est un caractère commun à toutes les propriétés envisagées sous ce rapport. En second lieu, ce caractère n'a rien d'absolu, ni de constant; il n'y a pas plus d'activité que de passivité absolue. S'il est une propriété passive, c'est à coup sûr l'impénétrabilité; et cependant, mise en jeu par le mouvement, elle devient active, puisque c'est par cette propriété que les corps agissent mécaniquement les uns sur les autres et d'un autre côté, si la matière est active, c'est, avant tout, par l'attraction, ou, pour mieux dire, par l'attractivité, qui passe incessamment de la puissance à l'acte, qui se manifeste constamment sous sa forme phénoménale, l'attraction, et comme par elle-même, ou en apparence sans cause: il n'en est pas moins vrai pourtant que rien de semblable ne se passerait dans un corps, sans la présence de quelque autre corps, c'est-à-dire, s'il pouvait se trouver hors de la sphère d'activité de tous les autres. D'après cet exemple et une foule d'autres que je pourrais tirer de la physiologie, ou de l'expérience directe, je suis porté à croire que toute propriété dite active a besoin, pour se mettre en jeu, pour se manifester par une action, d'un stimulant, d'une cause quelconque, autre qu'elle-même [mais qu'il ne faudrait pas pour cela chercher hors du monde matériel].

Si, maintenant, l'on fait attention qu'une substance ne peut agir qu'en vertu de ses propriétés, et c'est en cela seul que consiste son activité, il sera facile de comprendre comment, les propriétés des corps organisés étant trèsnombreuses, très-compliquées et totalement différentes de celles des corps bruts, leur manière d'agir, ou leur acti

vité, doit être toute différente aussi. [Cette différence, d'ailleurs, n'est que spécifique, et non fondamentale ou essentielle].

Veuillez agréer, etc.

OBSERVATIONS.

I. — La question de savoir qui donne ou a donné à la matière (organisée sans doute), ou à l'organisme, l'activité organique, ou vitale, ne pourrait être résolue, que si l'on savait positivement qui a organisé la matière et en a fait un corps vivant. On veut que ce soit l'âme, et c'est ce que nous aurons à examiner. Mais laissons de côté, pour un instant, cette opinion.

Il faut soigneusement distinguer, dans les êtres, leurs propriétés des phénomènes par lesquels elles se manifestent. Les propriétés soit naturelles, soit acquises, sont comme inhérentes à la substance, dont elles constituent ensemble l'essence relative elles existent avant, et pourront exister encore après les phénomènes qui les révèlent. Ceux-ci, de leur nature, sont transitoires, et ne peuvent pas exister sans cause. Si donc le corps et l'âme sont en relation directe, si ces deux êtres peuvent agir réciproquement l'un sur l'autre; l'organisme, ou le cerveau pourra bien, par son action, produire certains phénomènes dans l'âme, quelques sensations, quelques idées peutêtre; mais il ne saurait y produire ni la sensibilité elle-même, ni l'entendement, ni aucune autre des propriétés constitutives de la substance pensante: et, de son côté, l'âme, pensante ou non pensante, pourra produire, en y pensant ou, si l'on veut, en n'y pensant pas, tels et tels phénomènes organiques ou vitaux; mais elle ne produira jamais les propriétés que ces phénomènes supposent, les propriétés physiologiques ou vitales elles-mêmes, bien que celles-ci soient acquises.

Toutefois, il faudrait revenir sur cette dernière assertion, s'il était démontré que c'est l'âme qui organise le corps. En effet, nous avons vu et l'on sait assez d'ailleurs, que les propriétés d'un corps, brut ou organisé, dépendent de sa constitution, de la nature, des proportions et de l'arrangement des

substances plus élémentaires, ou, en dernière analyse, des atomes dont il est composé. Or l'âme, en organisant un corps, lui donnerait, par là même, toutes les propriétés dont il jouit, puisque ces propriétés résultent de son organisation même : et comme un être ne peut agir qu'en vertu de ses propriétés, elle lui donnerait aussi, du même coup, l'activité et la vie organiques. Reste à savoir si cette hypothèse du pouvoir organisateur de l'âme est admissible ou vraisemblable.

II. Un chose certaine, c'est que le corps et l'âme, quelle qu'elle soit au fond, ou de quelque manière qu'on l'envisage ou la conçoive, s'influencent mutuellement, ont des relations de toute sorte, des rapports réciproques de causalité ou autres. Ce fait incontestable, joint à la vie organique, peut donner quelque idée, idée du reste assez confuse, de ce qui constitue la vie dans l'homme. Celle-ci paraît donc, en quelque sorte, formée de deux parties, de deux vies, l'une animale, l'autre organique. Or, comme la première s'éteint, le plus ordinairement, avant la seconde, et jamais après; que, par conséquent, cette dernière peut exister sans l'autre, qu'elle ne lui est point subordonnée; il s'ensuit que la vie animale suppose la vie organique, et que cela n'est point réciproque. Je pourrais ajouter, à l'appui de cette conclusion, que la vie organique 'appartient indistinctement à tous les êtres vivants, ou organisés, quels qu'ils soient, et paraît ainsi bien indépendante de la vie animale, ou des relations qui peuvent exister entre l'âme et le corps mais on me répondrait par cette autre hypothèse, qui du reste serait une conséquence inévitable de la première, savoir, que tous les êtres organisés, sans en excepter le moindre brin d'herbe, ont une âme, à laquelle il faut attribuer leur existence vitale.

Comment donc alors les organisations sont-elles si différentes les unes des autres? On me répondra par cette troisième hypothèse, que, les âmes différant beaucoup entre elles, chacune opère selon ses moyens ou facultés, et forme ainsi l'organisation particulière à l'être dans lequel elle réside.

Mais ce n'est point assez; il faut encore une quatrième hypothèse, pour satisfaire à la question suivante : Comment un changement dans l'organisme humain amène-t-il un changement quelconque dans le principe pensant; comment telle

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