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passée. En les quittant, je me surprends à aimer ces braves vieux; aussi, suis-je revenu souvent.

Outre les quatre carrés qui ont si longtemps tenu en éveil mon attention, je remarque, vers l'ouest, un beau bâtiment moderne de forme quadrangulaire, entouré de grilles et servant d'infirmerie. Il y a là des appartements pour un médecin en chef, un pharmacien avec les assistants ou aides, une chirurgie, un dispensaire, une petite chapelle et des salles pour deux cent cinquante à trois cents malades. Toutes ces chambrées sont partagées et disposées pour recevoir quatre personnes. A côté et joignant l'infirmerie est un autre bâtiment disposé pour y entretenir au moins cent cinquante pensionnaires impotents ou perclus, avec des logements pour infirmières, des salles de bains chauds, froids, etc., etc. Je vous ai dit quelques mots des magnifiques écoles de marine pour fils d'officiers, sous-officiers et matelots. Elles sont établies dans un palais entouré de grands et splendides jardins, qui fut occupé sous Charles II par la reine Henriette-Marie et qui se trouve situé entre l'hôpital royal et la colline de l'Observatoire. La description en serait trop longue, je me borne à vous en indiquer l'emplacement et la destination actuelle. Je mentionnerai également pour mémoire, la brasserie, les boulangeries, lavoirs, cuisines et magasins de ce somptueux refuge; il me faudrait remplir tout un volume pour vous dire comment le service s'y fait, comme les ordres sont donnés avec discernement, comme ils y sont exécutés avec calme et régularité.

A une heure, les habitants de Londres arrivent en foule à Greenwich c'est le « good friday » (vendredi saint). Chaque convoi, double des jours ordinaires, est rempli. Toutes les dix à quinze minutes, deux bateaux à vapeur arrivent en même temps, l'un de Londres, l'autre de Woolwich et des environs; ils regorgent de visiteurs. De tous côtés sont des marchands ambulants; l'un vend des montres en or guilloché, un penny (10 centimes)! l'autre, de petits oiseaux au brillant plumage qu'un fil élastique

R. T.

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fait agiter, un penny! Celui-ci vend de petites figures en caoutchouc auxquelles il tiraille et allonge les bras, les jambes, la tête, et à chaque tiraillement ce sont des cris, des pleurs, des gémissements: un penny! Derrière moi un vieux bonhomme offre des cure-dents d'ivoire ciselé, en forme de couteaux: un penny! Toupies, sifflets, cravaches, cannes, voire même des nez, des moustaches, des bijoux, des bagues, des épingles en brillants, des noix de coco, des mesures d'amandes, de noix, de figues: tout cela un penny! Je n'entends qu'un cri, mille fois répété sur tous les tons « One penny! Penny each! One penny! » (Un penny! Penny chacun! Un penny.) Là les cris, les chants, les coups de bâton de Punch (Polichinelle), les naïfs et bruyants éclats de rire de la grosse joie qui entoure son burlesque et classique théâtre portatif, sorte de guérite recouverte d'étoffe à carreaux rouges et blancs, le même orchestre, enfin le même public dans tous les pays, qu'il s'appelle Il signor Pulcinello, Polichinelle ou Punch.

Des garçons et des vieilles femmes, enseignes vivantes à la porte de chaque maison de la rue qui va au parc, m'interpellent avec les inflexions de voix les plus câlines. Elles invitent les passants à entrer dans les « diningrooms, tea-rooms » (salles à dîner, salles où l'on boit du thé). D'autres me tendent de petits imprimés: ce sont encore des adresses de dining-rooms, de tea-rooms. Mais le cri qui domine tous les autres, celui que j'entends encore même lorsqu'il a cessé, tellement mes oreilles semblent en avoir fait provision, c'est Fine oranges!... Aussi, c'est à qui achètera des oranges, c'est à qui en mangera! Hommes, femmes, enfants, vieillards, tous savourent le juteux fruit ! C'est une fièvre, une contagion ! Celui-ci mord à belles dents dans l'une, une autre sort à moitié de sa poche; les trottoirs, les rues, le jardin de "'hôpital, le débarcadère, le pont des bateaux, la station, partout enfin le sol est jonché de pelures d'oranges! J'entre au parc... des pelures d'orange!... Les allées, le gazon en ont reçu leur part. Vous ne sauriez vous imaginer cette

consommation générale, en plein jour, en pleine rue, par une affluence de soixante à quatre-vingt mille visiteurs au moins 1.

Dans ce parc, dont je vous ai parlé à propos de la description du premier manoir, quelle foule! quelle animation!... Cet immense enclos est rempli. Des jeunes gens des deux sexes, formant des cercles que l'on retrouve de toutes parts, jouent à un jeu qui paraît fort les amuser; les vieux parents sourient tout en regardant, ils se souviennent sans doute aussi du « kiss in the ring » (le baiser dans le cercle). La jeune fille reçoit un gage, elle s'enfuit pour se dérober ou bien plus souvent pour prolonger la douce attente du baiser de son amoureux; celui-ci la poursuit, la rattrape bientôt et la ramène par la main au milieu du cercle, où, devant tous, il se découvre et pose ses lèvres sur la joue rougissante de la jeune fille.

A la colline, près de l'Observatoire, la scène change, les uns et les autres se roulent jusqu'en bas. Un vieux vous loue des longues vues avec lesquelles vous admirez le panorama unique au monde de l'unique ville de Londres, de sa belle rivière, de ses riches et pittoresques environs. Le pauvre vieillard, croyant donner plus d'attrait, change les verres tantôt bleus, rouges, verts, dorés. L'aspect varie, c'est toujours saisissant, c'est toujours admirable. Des soldats, des sous-officiers de la magnifique armée anglaise sont mêlés à tous ces jeux; hors de service, ils sont redevenus citoyens, hommes libres. Je vous parlerai d'eux après mes visites à Woolwich, à Aldershot.

1 Dans mon estimation, j'ai voulu rester en dessous du chiffre exact. Au moment d'écrire ma lettre, j'apprenais qu'hier dans l'après-midi, au palais de Cristal seulement, la recette a prouvé 150,000 visiteurs! Les dimanches et jours de fête, Londres, cette ville de deux millions et demi d'habitants, devient déserte; toute la petite bourgeoisie émigre. Il y avait de tout à Greenwich; j'ai parlé à un vieux sous-officier qui avait assisté à la bataille de Waterloo, dans la division de sir Thomas Picton; il est pensionnaire de Chelsea, grand asile pour l'armée de terre comme l'est Greenwich pour la marine.

Je ne vois ni police, ni gendarmes, ni patrouilles; j'ai seulement aperçu un ou deux policemen à l'entrée du parc, et cependant tout s'y passe avec ordre; cette gaieté est bruyante sans doute, mais non insupportable; on n'y entend pas crier d'une manière ignoble les femmes du peuple, on n'y entend pas hurler les ivrognes. On croit généralement que l'Anglais est buveur je déclare qu'à l'exception de trois matelots inoffensifs, je n'ai pas vu un seul ivrogne dans toute cette foule. Cela m'a frappé, car moi aussi j'étais imbu de cette fausse idée. Comment peut-on répéter ainsi gratuitement une bêtise ou une méchanceté, le plus souvent sans avoir les moindres notions sur l'Angleterre et les Anglais.

Toujours montant, je sors du parc. Je suis sur Blackheath (noire bruyère). Là, le spectacle, le public, tout est changé; c'est un tableau différent, mais non moins animé; c'est le vrai peuple, le peuple souverain; ailleurs, c'était l'artisan, le petit commerçant. Quelques-uns à peine mangent des oranges, mais en revanche, ils avalent de larges huîtres, des escargots, des crabes, des poissons; ici, l'on vend des cruchons de bière de gingembre (gingerbeer); là, des tirs à l'arc, à l'arbalète, à la cible; courses en voitures, à cheval, en vélocipède. Je ris aux larmes en voyant un soldat de marine accroché sur le plus inoffensif des poneys, son shako à deux visières tombé dans la nuque et seulement retenu par la mentonnière, les genoux à hauteur des arçons de la selle!... Et ces deux charlatans qui s'injurient, crient au plus fort et font assaut de lazzis! Ils se déchirent, se maudissent, vous vantent leurs marchandises et vous donnent tout bas, mais de manière à être entendus de tout le monde, le conseil de ne pas vous fier au voisin et surtout de ne rien lui acheter! Lorsque la recette sera faite, ils rouleront leurs oripeaux, leurs perruques, plieront leur boutique, et, bras dessus, bras dessous, ils iront souper.

Partout le peuple et pourtant pas la moindre querelle, pas la plus petite dispute, pas un ivrogne!... J'insiste sur

ce mot, parce que je trouve qu'on a tort, qu'il est injuste de répéter une fausse accusation, et d'y croire soi-même parce qu'on l'a entendu formuler par d'autres saus plus de raison. Allez en Angleterre, voyez et jugez après.

Samedi, à trois heures.-J... me proposa hier soir une petite visite ici près; j'ai attendu pour fermer ma lettre et je vous envoie aujourd'hui un post-scriptum qui me fera pardonner de ne pas vous l'avoir expédiée tout de suite.

A dix heures du matin, j'allai au Dreadnought. Vous me demandez qu'est-ce que le Dreadnought? Patience... laissez-moi sortir de la chaloupe, faire mon ascension; arrivé en haut, après avoir soufflé, je vous le dirai.

Le vaisseau de ligne le Caledonia, de 120 canons, fut désigné en 1856 pour remplacer le vieux Dreadnought, condamné pour vétusté; il fut baptisé Dreadnought (le Craint rien), et transformé comme lui en hôpital maritime où sont reçus et traités tous les marins du monde. Il est à l'ancre dans la Tamise à environ 500 yards du débarcadère de Greenwich et pas tout à fait au milieu de la rivière; les trois ponts du colosse sont convertis en trois immenses salles à quatre rangées de lits pour les malades; il y règne une exquise propreté; dans chacune d'elles sont plusieurs infirmières qui, je l'ai constaté, soignent les malades avec la plus grande bonté; il s'y trouve une belle chapelle d'architecture gothique, tout en chêne sculpté; un chapelain y est attaché. J'ai visité un musée provenant d'opérations, de cures, ou de malades traités dans l'établissement. Les appartements des docteurs, pharmaciens, aides, leur grand salon sous le gaillard d'arrière, tout cela est ma foi très-élégant et surtout très-confortable. Les cuisines sous le gaillard d'avant sont magnifiques et tenues avec une sévère propreté. Pendu à une broche, devant un feu énorme, véritable fournaise, tournait sur lui-même un gigot monstrueux que le cuisinier me dit peser 15 livres.

A onze heures, j'y ai entendu le service anglican. Les

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