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de toute la journée que du pilone mexicain, jeté dans une coupe d'eau. Les étoiles avaient paru au ciel lorsque je rentrai au camp... et Félix n'y était pas. Les hurlements des loups, qui durant la nuit se mirent à pousser des cris tous ensemble, nous semblaient ajouter de nouveaux dangers ou tout au moins de nouvelles angoisses à la situation de notre malheureux compagnon.

Le lendemain, nous menâmes les chariots à une faible distance en avant, après avoir laissé un écriteau trèsvisible, cloué à un arbre, dans l'endroit du bivac que nous quittions. Aussitôt la marche achevée, nous reprîmes nos recherches de la veille. Cette fois elles furent couronnées de succès. Ce fut Rodriguez, chargé de la zone de l'Est, qui eut la bonne fortune de rencontrer son jeune ami et de le sauver d'une mort presque certaine. Il l'aperçut faisant bravement route au Sud, ou comme il le dit « vers Brownsville 2. » Il était haletant, affaibli, avait l'œil hagard, les idées en désordre. Depuis quarante heures il n'avait pas eu d'eau, car dans son empressement à chercher les bœufs, il avait quitté le camp sans boire ni manger. Durant la première journée il n'avait rien pris. Vers le soir, harassé de fatigue, baigné de sueur, en proie à une extrême agitation, il avait essayé, nous dit-il, de manger les feuilles du nopal, comme nos animaux, et il les avait trouvées rafraîchissantes. Après une nuit sans sommeil, il avait aperçu, au point du jour, un superbe pita, placé devant lui comme par une main secourable. Les fleurs n'étaient pas encore épanouies. La hampe charnue d'où sortent les boutons lui offrit, suivant ses

Le maïs, après une demi-torréfaction, analogue à celle du café, mais moins complète, est écrasé ou moulu. On mêle ensuite à cette farine de la cassonade et un peu de cannelle pilée. Cette poudre, délayée dans l'eau, forme un mélange à la fois nutritif et rafraîchissant. Toutefois, lorsqu'on a du feu, il est préférable de la faire bouillir. La soupe que l'on obtient ainsi est l'atolle de pilone.

2 Nous étions alors à cent dix kilomètres de cette ville.

R. T.

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paroles, un excellent déjeuner 1. Quelques soins et un jour de repos rendirent à notre camarade la santé, la vigueur, la joie, et nous ne songeàmes plus qu'à poursuivre notre chemin.

Le 17, comme nous étions au bivac vers l'heure du coucher du soleil, trois cavaliers parurent à distance dans la plaine, et tournèrent aussitôt vers nous. L'un d'eux était lieutenant dans l'armée confédérée. Nous eûmes à subir un nouvel interrogatoire fort rigoureux, d'où nous sortîmes toutefois à notre avantage. Favoriser l'exportation du coton étant devenu le mot d'ordre du Sud, tous ceux qui étaient engagés dans une pareille entreprise méritaient des encouragements et des égards. Il suffisait que les charretiers eussent un caractère sérieux. Les fonctions que l'on me voyait remplir, le costume que je portais et que j'ai décrit, mon teint fortement hâlé, mes mains brunies au soleil, et jusqu'à ma familiarité avec la langue mexicaine 2, tout se réunissait pour écarter les soupçons. Le lieutenant ne parut pas douter un instant de mes qualités, et vraisemblablement il n'en aurait pas cru ses yeux, s'il eût retiré de mon fusil de chasse, avec le mémoire destiné au cabinet de Washington, le passe-port et les lettres d'introduction d'un membre de l'Académie des sciences de Belgique.

Après un examen de notre chargement, et quelquesunes de ces paroles de fanfaronnade qui paraissent caractériser, en tous pays, la profession des armes, nos visiteurs prirent congé de nous. Le lendemain nous gagnâmes les immenses lagunes formées par les inondations du Rio Grandé. La végétation prenait un aspect nouveau. Les bois devenaient touffus, épais, traversés de lianes. Le cactus nopal, qui ne s'élève pas à San Antonio jusqu'à la hauteur du genou, surpassait ici la taille d'un homme.

1 J'ai eu la curiosité de goûter de cette hampe crue (quiote de pita); l'amertume de la séve m'a paru insupportable.

2 Espagnol du Nouveau-Monde.

Ses grandes ramifications, légères comme des découpures, toutes aplaties dans un même sens, ressemblaient à ces arbres de carton qu'on met sur le théâtre. Dans les endroits ouverts, le pita, qui est nain à San Antonio, poussait jusqu'à trois mètres de hauteur. Tout était couvert de verdure; les lézards, les serpents, les tortues, abondaient le long du chemin.

Le 19 mars enfin, le trente-sixième jour de ce pèlerinage, nous vinmes camper dans l'après-midi à trois kilomètres de Brownsville. Un bois épais (brenial) nous séparait encore du terme de notre voyage: nous ne pouvions le traverser qu'en suivant le chemin public. Vidal se rendit seul, à cheval, à la ville, pour examiner la situation. Un certain nombre de citoyens commençaient à quitter le pays, par suite des vexations ou des dangers. auxquels ils étaient exposés. On soupçonnait les voyageurs de chercher à se soustraire à la levée en masse. Tous ceux qui n'avaient point de bonnes raisons pour se rendre au Mexique, ceux qui ne trouvaient pas de répondants ou d'amis parmi les huit compagnies de volontaires stationnées à Brownsville, étaient réputés traîtres à la patrie, et mis en arrestation jusqu'à plus ample informé. Un homme était en prison pour un motif qui semblera bien puéril en Europe; il avait dit : « Si un jour je me marie, je ne vois pas pourquoi je n'épouserais pas une noire tout comme une femme d'une autre couleur. >>

Les exprès partis chaque semaine de Corpus-Christi et de San Antonio, signalaient à l'avance l'arrivée des fugitifs ou des mécontents. On arrêtait les voitures, on saisissait les chevaux, et les voyageurs avaient ensuite à répondre de leurs intentions. Quatre habitants de Goliad, qui désiraient s'absenter jusqu'à la fin des troubles, et que l'exprès avait devancés, livrèrent un combat régulier aux sentinelles qui leur barraient le passage, et deux seulement réussirent, en jetant leurs chevaux à la nage, à gagner l'autre rive du Rio Grandé. L'autorité militaire avait fait pendre un homme soupçonné de porter un message verbal.

Tout considéré, il paraissait encore plus dangereux d'éviter la ville que de la traverser. Les marchands, les commissionnaires, les ouvriers, passaient le fleuve sans obstacle. Vidal me fit mon plan de campagne, et me traça un diagramme des rues où j'aurais à marcher. Notre camp, placé dans une situation bien choisie, ne reçut pas un seul visiteur; la nuit se passa sans alerte. Le matin, dès qu'il fit grand jour, je partis à mon tour, à pied, mon fouet de roulier sur l'épaule, résolu de me conformer à toutes les instructions du Mexicain.

Après un quart d'heure de marche, je passai quelques ranches, et je découvris la ville. Celle-ci se compose de maisons les unes en briques, les autres en bois, rangées des deux côtés de larges rues plantées, qui rappellent les quartiers neufs de New-Orléans. Quelques églises, des magasins, la justice de paix, présentent çà et là des constructions plus massives. Malgré l'heure matinale, les habitants étaient à leurs affaires, comme partout dans les villes du Sud. Grâce au dessin de Vidal, je traversai la bourgade sans devoir m'adresser à personne, je parvins au quai, je descendis la berge inégale du Rio Grandé, et j'entrai sans mot dire dans la nacelle d'un passeur d'eau.

J'étais à peine assis que le marinier prit ses rames, et je sentis le canot flotter. Je tournai la tête; les ondes me séparaient déjà de la rive texane. Le passage fut silencieux et me sembla long, bien que le fleuve, alors trèsbas, n'eût pas plus de cinquante mètres à la ligne d'eau. Je mis pied à terre à l'autre bord; je tirai de ma poche la pièce de monnaie que j'avais préparée; et passant devant les soldats mexicains, qui me rappelaient les compagnons de Mazaniello dans l'opéra de la Muette, je m'engageai à pied dans la courte étendue de prairie vierge qui sépare le ferry de Brownsville des maisons septentrionales de Matamoros. Je me sentais libre, sauf, satisfait d'avoir tenu ma parole, fier d'avoir conservé pendant trente-cinq jours de danger le papier qui m'était confié, et que d'autres, dans des circonstances semblables, avaient

eu la faiblesse de détruire. J'apercevais dans un rêve éloigné ma famille, ma patrie, que j'avais parfois douté de revoir. En Europe, nos proscrits politiques se mettent en sûreté par une fuite de vingt-quatre heures ou tout au plus d'une semaine. J'avais passé trente-cinq jours incertain de ma vie, défiant dans les stratagèmes que j'étais contraint d'employer, inquiet du sort final qui m'attendait à Brownsville. Je respirais à pleine poitrine; j'appuyais le pied d'un mouvement nerveux sur cette terre où j'étais libre, où l'esclave est libre, où la société a des vices sans doute, mais où elle est pure des excès qui ont rendu le Sud odieux et criminel. Je crois qu'un cri de satisfaction sortit de ma poitrine. Je jetai dans la poussière du chemin le fouet de roulier que je tenais encore à la main, et j'entrai dans la cité mexicaine.

Je marchai quelque temps au hasard. Des constructions à demi détruites, des toits brûlés, des murs criblés de boulets et de balles, se montraient partout comme des témoins des derniers troubles. Mais je n'apercevais en ce moment que les lauriers roses en fleurs, les dattiers qui élevaient leurs palmes au-dessus des maisons, les orangers chargés de fruits, les pêchers dans leur parure du printemps, les oliviers, les figuiers, les mûriers, aux mûres rouges et noires. Tout me semblait nature, abondance, paix, bonheur champêtre. En passant devant une maison ouverte, j'entendis un mulâtre parler français. Je ne doutai pas qu'il ne fût un réfugié de la Louisiane, et je lui fit connaître ma position. M. Lamobilière, et sa femme blanche- qui appartient à une famille connue et opulente de Donaldsonville, m'accueillirent aussitôt avec une aménité dont je ne perdrai jamais le souvenir. Ils pourvurent à mes premiers besoins. Je me procurai d'autres vêtements; j'enlevai la couche épaisse de poussière qui me couvrait le corps, et me voilà bientôt cherchant de rue en rue le consulat américain.

La Belgique n'a pas de consul à Matamoros le port n'a qu'une importance momentanée, due aux événements

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