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des causes justes, dans l'idée morale. Et je m'en vais demain, ayant perdu mon temps, mes efforts, mon avoir, presque incertain de mon pain, et cependant plus satisfait au fond du cœur et plus content de moi-même que je ne fus jamais après le plus flatteur de mes petits succès littéraires. Ces mots de l'éloge de Bailly par Arago me reviennent souvent : « L'académicien Cousin, portant à la veuve de Bailly un pain sous son bras, méritait autant de l'humanité que s'il eût écrit un beau mémoire. »

Il y a des situations que l'on ne peut comprendre, lorsqu'on n'a rien vu de ressemblant. Mine Roland dit quelque part : « J'avais toujours douté que Marat fût un être subsistant. » Les classes sociales ont aussi bien que les individus leurs excès qui nous étonnent. Emportées jusqu'au délire, colères jusqu'à la cruauté, elles s'abandonnent à la passion du moment, sans frein, sans limite. Elles semblent assouvir une rage brûlante. Le spectateur éloigné doute de la réalité des faits. Qu'il jette les yeux autour de lui, et qu'il juge par analogie. Nous aussi, dans notre vieille Europe, nous avons par boutades des velléités d'avarice qui menacent de tout emporter. On ne dit plus diviser mais corrompre pour régner. Encensé sous le nom fallacieux des intérêts matériels, le veau d'or est au pinacle.

Ah, mon cher Van Bemmel, ne laissons pas aller notre société à la dérive sur la mer du lucre et de l'avidité; ne déroulons pas ces bannières où se trouve écrit « tout pour l'argent. » Ne renions pas surtout les attributs les plus sublimes et les plus saints de notre nature: l'aptitude au progrès, la conscience du droit, l'idée morale. Soyons justes, et nous serons grands.

Matamoros (Mexique), 12 avril 1862.

J'ai parlé de mon départ du Texas, sans vous en donner les motifs. Le jeudi 13 février au soir, je fus averti

de bonne source que le Comité de Vigilance se proposait de faire une descente chez moi. On pouvait en conclure le dessein de s'assurer de ma personne, et peut-être de m'accrocher, sans autre procédure, à l'un des arbres de mon jardin. Ma situation était devenue des plus critiques. La sympathie que j'avais montrée en dernier lieu aux nègres libres, avait trahi mon apparente neutralité. Sans connaître exactement mes opinions, le Comité pouvait aisément les deviner. J'étais un homme d'Europe, élevé loin de la sphère corruptrice où règne l'esclavage; je cultivais l'intelligence, j'honorais la justice; je vivais d'une existence indépendante. Dans de semblables conditions je devais être « abolitioniste de cœur. >>

Les pays de l'égalité n'ont point d'idée de ces puissances occultes, irresponsables, passionnées, contre lesquelles il n'y a ni résistance ni appel. Le gouvernement des planteurs leur a lâché la bride, en leur disant « frappez; » et les vigilants frappent dans l'ombre. C'est une inquisition nouvelle, qui s'installe dans les bureaux de poste, qui épie les démarches des citoyens, qui fouille dans leurs papiers et incrimine jusqu'à leurs pensées. C'est une inquisition dont les membres sont à la fois juges et bourreaux. Ils exécutent leurs décrets dans l'obscurité, comme s'ils avaient honte de leurs hauts faits. Ils brisent les portes à minuit, garrottent la victime avant de l'interroger, et, le pistolet au côté, le couteau de chasse à la main, se rangent silencieusement autour de l'accusé, cachés sous la cape mystérieuse et sinistre des pénitents noirs. Dans ces occasions, toute résistance, toute représentation, toute considération est vaine. Je résolus donc d'épargner à notre gouvernement la peine de réclamer une indemnité pour ma personne, et, avec l'aide d'un ami, je me mis à faire mes préparatifs de départ.

Ma fuite étant décidée, je voulus du moins qu'elle fût utile à la cause de la liberté Je savais que la société unioniste de San Antonio cherchait depuis quelque temps à faire parvenir un mémoire au président des

États-Unis et à son cabinet. Plusieurs voyageurs en avaient déjà emporté des copies, par voie de Castroville et de l'Eagle Pass; mais, effrayés des dangers de l'entreprise, ils avaient détruit sur la route les papiers dont ils s'étaient chargés. Je fis offrir de prendre une nouvelle copie du mémoire, résolu de ne point m'en dessaisir quoi qu'il pût arriver. L'offre fut acceptée avec empressement, et l'on m'annonça pour le milieu de la nuit la remise du précieux manuscrit, écrit fin et serré sur du papier pelure, cousu ensuite dans une cartouche de toile du calibre de mon fusil.

Je passai la soirée à écrire mes lettres, et à faire le triage de mes papiers. Je ne pouvais emporter ni un livre ni un cahier de notes. Je fus réduit à brûler une grande partie des documents que j'avais rassemblés pendant mes quatre années de séjour au Texas. Il n'y avait pas une liasse de papiers qui ne renfermât quelque feuille où se trouvait, implicitement ou explicitement, une condamnation de l'esclavage. La question revenait partout, qu'il s'agit de tribunaux, d'industrie, d'économie politique, de commerce, d'agriculture, d'anthropologie. Je n'avais pas le temps de relire. Après une tentative de classement, qui me convainquit de l'inutilité de l'entreprise, je jetai les liasses dans le foyer sans les ouvrir.

La flamme de l'auto-da-fé brillait encore, que les chiens donnèrent et m'annoncèrent l'approche des visiteurs. A la faveur de la nuit, des citoyens dont je n'écris pas même les initiales, m'apportaient le précieux manuscrit, signé courageusement de l'un d'eux. Celui-ci m'exposa l'objet du mémoire et m'en donna lecture. Après avoir fait connaître au gouvernement de Washington les forces du parti unioniste dans le Texas occidental, après avoir exposé l'impuissance des efforts tentés par les planteurs pour opérer la levée en masse, levée qui d'ailleurs manquera toujours d'armes, de vivres et de munitions, le mémoire passe à la considération de l'avenir des esclaves. Une libération immédiate et absolue, aussi bien qu'une

transportation en masse à l'étranger, sont des mesures également impraticables, funestes en même temps aux intérêts du pays et aux nègres. Il faut d'abord arrêter l'esclavage dans sa source, en déclarant qu'à l'avenir tout enfant naît libre. On peut ensuite diviser par classes la population asservie, et élever ces classes successivement à la liberté, en proportion des lumières des individus, et de l'aptitude qu'ils montrent pour la vie réglée. Le premier degré d'affranchissement donnerait au serviteur le droit de choisir son maître à l'année, sans rémunération du labeur. Plus tard le travailleur pourrait obtenir un gage croissant; puis il se louerait au mois, et enfin, il serait entièrement libre de débattre les conditions de l'engagement et du salaire. Ce système d'enrôlement semble parfaitement adapté aux contrées agricoles du Sud des États-Unis. C'est une transition à la fois heureuse pour le serviteur et acceptable pour le maître. Je reviendrai, dans la Revue, sur ce projet éminemment pratique, qui résout peut-être l'un des plus grands problèmes de notre temps.

Le mémoire propose en dernier lieu la division immédiate du Texas en deux États, dont l'un, à l'Ouest du Colorado, serait déclaré libre. Il y a, en effet, dans cette partie du pays, un fort petit nombre d'esclaves, et le climat, loin d'être dangereux pour les blancs, est réputé l'un des plus salubres de l'Amérique.

Après cette conférence, et les échanges de souhaits cordiaux qui la terminèrent, je procédai à mes derniers préparatifs de départ. Par l'intervention d'un ami, j'avais déterminé un Mexicain, qui réside à Calaveras près de San Antonio, à m'engager comme charretier pour un voyage à Brownsville. Je lui payais trois cents francs pour cette complaisance. Suivant l'accord, je me rendis le vendredi 14 (février) au rendez-vous fixé, où je devais prendre la direction de l'attelage à bœufs qui était confié à ma garde.

La nuit que je passai seul, dans l'attente, fut la plus rude de l'hiver. Un norther ou vent du Nord se mit à

souffler peu de temps après le coucher du soleil, et dura jusqu'au jour avec une violence inaccoutumée. Je n'avais pas d'abri, la prudence m'interdisait d'allumer du feu. Je me réchauffais avec peine en me serrant contre le flanc de mon cheval, qui, souffrant comme moi de la rigueur des éléments, se tint immobile et sans pâturer durant la nuit entière.

Le lendemain les charrettes arrivèrent l'une après l'autre. Nous terminâmes au milieu du bois les préparatifs de notre exode, et le 16 eut lieu notre départ définitif.

Le train qu'Alejandro Vidal dirigeait se composait de trois charrettes chargées de balles de coton. Crescencio Rodriguez, Félix Casanova et Carlos Uso (orthographié ad libitum) conduisaient les attelages. J'avais six bœufs à manier. Monté sur un cheval docile, qui obéissait au seul mouvement des pieds, je portais des deux mains mon fouet gigantesque, frappant mes boeufs, les excitant au travail, les appelant de leurs noms familiers. Mes compagnons me soulageaient, je dois le dire, de la plupart des travaux matériels. Ils allaient le matin à la recherche des bœufs, ôtaient et mettaient les empiéges, attelaient et dételaient quand nous étions sans témoins. J'avais appris cependant à mettre les animaux sous le joug, et à les manier par les cornes.

Je portais le costume fidèle du roulier mexicain : un feutre lilas à grands bords plats, une lévite (leva) de flanelle jaune, et un pantalon de calicot à raies verticales rouges et blanches.

Nous avions devant nous la prairie vierge, coupée de ses bosquets de grands chênes, alors couverts de feuilles séchées. Nous passàmes, le 17, le Rio-Medina, dont le lit est profondément encaissé dans un banc d'argile, découpé comme à l'emporte-pièce par le courant. Il fallut choisir une route fréquentée pour descendre ces berges, partout ailleurs verticales, de vingt à vingt-cinq mètres d'escarpement. Ailleurs il était conven archer, quan faire se pouvait, par des routes et de

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