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C'était Anderson. Il avait fait environ douze lieues depuis le point où je l'avais quitté.

Les jours suivants arrivèrent d'autres voyageurs, qui avaient fait d'autres rencontres. Les imaginations se laissant entraîner, on voyait partout le fugitif, on le plaçait à la fois sur toutes les routes. Il s'était reposé un jour chez M. Hood, d'Atascosa; il avait dîné chez M. Reuter, près de Castroville. Ses innombrables amis, toujours ses amis, lui avaient préparé des chevaux frais de dix milles en dix milles. Un homme bien posé, qui me parlait de l'évasion sous le sceau de la plus intime confidence, me donnait à entendre qu'il n'y était pas étranger. « On saura un jour, me disait-il avec une intention de malice, on saura un jour à qui le mérite doit en revenir. >>

Des découvertes plus sérieuses étaient faites par le Comité de Salut Public. Dans son numéro du 2 novembre (1861) le Herald de San Antonio, son organe, contenait un entre-filets relatant quelques faits relatifs à l'évasion, et se terminant ainsi : « Il n'y a point de doute qu'Anderson n'ait été aidé dans sa fuite par des habitants de cette ville, et nous ne sommes pas sans quelque espérance qu'ils puissent être découverts 1. >>>

Ces lignes sont assez claires pour quiconque connaît l'époque et le pays. Le fait principal sur lequel les plan

1 L'article est conçu comme suit :

We mentioned last week that Mr. Anderson had escaped from the guard here doubtless to join his family, and put out for oid Abe's dominions. We were right in our conjectures, as we learn from young Mr. CLAY WILLS (a youth well known for his veracity), who met Anderson on Saturday last about 140 miles this side of the Rio Grande. When met he said his name was Wilson; that he was on his way to Brownsville to get a large contract from the Southern Confederacy, and requested that Wills would not mention having seen him for several days after getting here, lest he might lose the contract. He was riding a fine black horse and was making good speed as Wills tought. There is no doubt but Anderson was assisted in his escape by citizens of this place, and we are not without some hope that they may be discovered.

teurs fondaient l'espoir de saisir « les traîtres, » c'était la découverte du cheval qu'Anderson montait la nuit de son départ. Arrivé de l'autre côté du Nuecès, le proscrit avait échangé, dans une ferme, ce cheval épuisé. Le fait avait été découvert, Anderson reconnu au signalement qu'en donnait le fermier, et l'animal ramené à San Antonio, afin que l'on pût remonter au premier possesseur.

On fit d'abord quelques recherches d'après la marque ou brûlure. On interrogea un Polonais qui eut la générosité de ne pas me nommer. Il dit qu'il avait vendu le cheval, et qu'étant payé il s'était peu soucié du nom ou de la demeure de l'acquéreur. Mais cette réponse ne fit pas perdre courage aux inquisiteurs. Le vendredi 8 novembre, le cheval fut promené par les agents de l'autorité, autour du square public de San Antonio et dans toute la longueur de la grande rue (main street). En même temps le héraut proclamait à son de trompe l'obligation, pour tous les bons citoyens, de se présenter (to come forward), et de faire reconnaître l'identité de l'animal.

Cette fois encore l'attente du Comité fut trompée; nul ne se présenta; je demeurai inconnu. Dans l'intervalle Anderson avait réussi à gagner la frontière du Mexique; il s'était embarqué le 28 novembre à Tampico, et le 11 décembre il arrivait à New-York. Espérons qu'il se rendra utile à son pays et à la cause de la liberté; qu'il portera au gouvernement de Washington la bonne nouvelle de l'opposition latente qui s'organise au Texas; qu'il protestera devant le monde, en qualité de témoin oculaire, contre la terreur et le despotisme à l'aide desquels les planteurs entreprennent de réaliser leur projet impie <«< l'extension et la perpétuité de l'asservissement. »

En décembre, la législature du Texas imposa aux nègres libres l'alternative de l'exil ou de la rentrée en esclavage. C'était le complément de la mesure qui avait interdit aux maîtres d'affranchir à l'avenir leurs serviteurs. Il n'était plus permis ni d'être généreux, ni de récompenser de bons et loyaux services, ni même de libérer ses esclaves

par son testament. L'état de nègre libre était regardé par les planteurs « comme une anomalie et un danger. >> Déjà les frontières du Texas étaient fermées aux personnes de couleur jouissant de leur liberté, qui venaient des localités voisines. Un mulâtre très-clair, d'origine libre, ayant débarqué l'année dernière à Galveston, on le saisit, on le condamna, et il fut adjugé pour six mois à un maître de la campagne, « pour le produit, dit l'arrêt, être consacré, à l'expiration du terme, à payer les frais du procès et de l'extradition. »>

Une autre proposition fut faite en même temps, mais momentanément écartée. Il s'agissait de substituer à la contrainte par corps une servitude temporaire au profit du créancier, servitude qui n'aurait d'autre terme que l'extinction de la dette elle-même. Le débiteur, quelle que fût sa qualité, homme ou femme, blanc ou noir, Américain ou étranger, serait obligé de se faire esclave pour un temps, de donner non-seulement son travail mais sa liberté, de renoncer à la libre disposition de lui-même. La dette s'acquitterait lentement, péniblement, dans cet état d'esclavage temporaire. Le maître tiendrait le mauvais payeur au bout de son fouet, et ne se ferait pas faute sans doute de se venger des retards qu'il aurait subis, et de l'humeur qu'une dette longtemps différée lui aurait causée.

Ne vous imaginez pas en Europe qu'un tel projet soit simplement une œuvre individuelle, isolée, qui ne se rattache point aux plans du parti dominant. Les législatures des territoires de New-Mexico et d'Arizona lui ont déjà donné force de loi. J'ai vu un Allemand qui a été esclave temporaire, et qui le serait encore, tant était lent l'acquittement de sa dette, si des compatriotes n'avaient satisfait aux exigences de son maître par une souscription.

Il y a plus. On entend discuter ouvertement le projet de mettre en servitude tous les blancs qui ne possèdent pas de terres. Le système social est fondé, en effet, sur ce principe que « le capital possède son travail. » L'homme

R. T.

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qui n'a que ses bras, le prolétaire, comme nous disons en Europe, ne peut donc avoir d'existence par lui-même il faut qu'il soit propriété d'autrui. Indépendamment de la monstruosité de ce dogme, qui nie l'égalité spirituelle des hommes, et qui met à néant l'idée d'humanité, aucun système n'est plus contraire au développement des qualités individuelles et à celui de l'industrie du pays. C'est la condamnation des efforts personnels, dans ce qu'ils ont de plus respectable et de plus noble.

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Mais je reviens aux personnes libres de couleur. La loi récente leur fut signifiée individuellement; et comme on n'en trouva aucune qui préférât l'alternative de l'esclavage-même avec la faculté de choisir le maître - les préparatifs de l'exil se firent de toutes parts. Il y avait des familles bien établies, des artisans qui subsistaient de leur travail, des gardeurs de bétail, des barbiers, des tailleurs, des blanchisseuses. Quelques-uns purent réaliser, en partie du moins, leur humble capital. Séparer les autres de leur clientèle, c'était les réduire à la mendicité. Des citoyens qui traitaient depuis longtemps avec ces personnes libres, des voisins qui vivaient en bonne intelligence avec elles, entreprirent d'élever des réclamations. Mais les rangers du camp, qui parcouraient sans cesse la ville avec leurs armes, eurent bientôt coupé court à ces démonstrations. Un passant leur fut désigné comme sympathique aux nègres libres. Les soldats firent feu, et poursuivirent le malheureux « unioniste» de rue en rue, jusqu'à ce qu'il fût tombé mort au coin du marché.

Une souscription s'organisa cependant; des provisions et des moyens de transport furent préparés. Un train se forma pour Monterey, dans la province de Nuevo-Leon (Mexique), à cent trente lieues de San Antonio. Nous. étions obligés de nous cacher pour porter ne fût-ce qu'un conseil, à ces pauvres parias du monde moderne. La veille du départ, marchant côte à côte d'un habitant qui appartient au parti scissionniste, je rencontrai dans la rue un des exilés, qui me salua en passant. Je rendis le salut.

« Quoi, s'écria mon compagnon enflammé de colère, et en m'arrêtant court, vous ôtez votre chapeau pour un nègre! » — « Voulez-vous, répondis-je, que le nègre soit plus poli que moi? »

Le convoi se forma de grand matin (18 janvier) de l'autre côté des ponts du San Pedro. Il me fut donné d'assister au départ, d'être témoin de cet autre exode. Ce n'étaient point des individus que l'on frappait, ce n'étaient pas des coupables ni même des adversaires politiques : c'était une classe que l'on envoyait en exil... parce qu'elle avait du brun dans la peau.

Aucun des ministres protestants résidants ne parut à l'instant du départ, pas même le ministre baptiste, qui comptait presque tous les bannis parmi les membres de son Eglise. Un mulâtre prononça à la hâte quelques paroles d'adieu; chacun serra les mains de ses amis, et l'on entendit de toutes parts : « Dieu vous protége! »

Ces scènes, jointes à d'autres que je passe sous silence, s'étaient succédé en peu de temps. La vie était remplie d'émotions et de mouvement. On eût dit un de ces mélodrames du boulevard, où le changement à vue n'attend que le coup de sifflet du machiniste. Il me resterait toutefois à ajouter un dernier tableau. Les décorations sont posées; les acteurs sont prêts; mais le rideau ne se lève pas encore. Comme dans le Monte Cristo de Dumas, la conclusion du drame est pour le lendemain.

Demain, à la première aube du jour, commencera cette scène finale, dont je vous ferai le récit plus tard, si moi aussi Dieu me protége. S'il doit en être autrement, que mes amis se souviennent de moi quelquefois. Au milieu d'un monde de lucre, dont les passions d'avarice ne connaissent point de retenue ni de pudeur, je ne me suis pas laissé souiller. J'ai conservé pures mes traditions de probité et de délicatesse. J'ai encore la faiblesse de croire que l'homme a des devoirs, non-seulement des devoirs. purement personnels, mais aussi des devoirs d'humanité. J'ai la faiblesse d'avoir foi dans le progrès, dans le succès

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