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se grouper dans les autres qu'ils transformaient en blockhaus, commençaient à regarder leur situation comme désespérée. En consultation générale, un exode définitif est décidé.

C'en est fait il faut partir, quitter demeures, troupeaux, campagnes, collines chéries; il faut rendre à l'état sauvage ce qui vient de l'état sauvage, abandonner ces champs où trois fois nous avons confié le maïs à la terre, quitter ces lieux dont nous avons été les premiers settlers. Là j'ai goûté tant d'émotions nouvelles; là j'ai passé de libres heures, au milieu de la nature vierge et des grandes scènes qui l'animent. Chaque colline, chaque vallée portait avec elle un souvenir. J'allai revoir la terre où j'avais planté ma tente, en 1859, lorsque j'étais arrivé comme premier habitant du canton. Je cueillis les fleurs qui décoraient mes plates-bandes. Je dis adieu du regard à mes animaux domestiques, compagnons fidèles de ma solitude, élevés pour la plupart par mes soins.

Je n'emportai avec moi que les objets les plus nécessaires. Je fus obligé d'abandonner sur les étagères les publications de New-York, que j'avais reçues régulièrement sous le régime de l'Union. Je renonçai à regret à emballer ma collection de roches et de fossiles des terrains secondaires et tertiaires, qui embrassait des spécimens recueillis depuis le Brazos jusqu'au Rio Grandé. Le poids de ces objets était hors de proportion avec mes moyens de transport.

Un sentiment de tristesse profonde me serra le cœur, lorsque, après avoir mis mes malles dans ma voiture, je donnai le coup de fouet fatal, abandonnant ces champs que je ne devais plus revoir. J'étais profondément humilié de la défaite de la civilisation et de ses œuvres. Je me joignis en silence à la caravane qui partait. C'était un long et lent convoi de chariots à bœufs, encombrés de meubles, de casseroles, d'instruments aratoires, et comme hors-d'œuvre de femmes et d'enfants. Çà et là paraissait une voiture légère, chargée de coffres plus dé

licats, renfermant, selon toute apparence, les objets précieux, et surveillés avec le même zèle que le tabernacle des Hébreux. Les hommes sont armés jusqu'aux dents. Les femmes pleurent au haut de leurs chariots. Chacun s'en va tête baissée, et tous partent probablement pour ne plus revenir. Triste récompense de nos efforts et de notre courage! Comme à la mort du grand Saladin, le héraut peut crier « Voilà tout ce qui reste de tant de conquêtes. »

Suit un panorama mouvant, brossé à grands traits, dont l'impressario, armé de sa baguette démonstrative, doit expliquer au public les principaux sujets. Traversons les vallées du San Miguel et de l'Atascosa. Sur ce petit promontoire escarpé, le chalet qui se cache au milieu des cèdres était l'épicerie du canton. On y lit encore, sur l'enseigne, cette inscription qui semblait un défi au désert Groceries!!! Les trois points d'exclamation y sont (ou plutôt y étaient). Voici le joli cours d'eau du Romeo

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plat, à bancs de sables et son petit hameau mexicain. La señora Marta, la señorita Guadalupe, la señora Rosalia, la señorita Concepcion, vêtues de leurs robes de coton clair sans chemises se livrent à de jolis ouvrages de main, assises... devinez où? je vous le donne en mille assises dans la rivière, afin de jouir de la fraîcheur de l'eau. Voici la ferme des Post-Oaks, où vous verrez la petite fille scalpée un crâne pelé, rouge, dont les veines se dessinent en relief. Mais les souffrances physiques ne sont rien encore au prix du trouble moral. La pauvre enfant ne voit que fantômes, guerriers, couteaux, flèches empoisonnées; elle éperonne son cheval, elle pleure sa mère, et sa mère désolée la soigne à ses côtés. Cette croix massive de chêne vif, sans couleur, marque la sépulture toute fraîche du pasteur des moutons. Les brebis étaient revenues le soir sans leur maître. On chercha, chercha longtemps dans la campagne vierge. La voix connue d'une chienne fit découvrir le cadavre, qui ne portait pas moins de treize blessures. La fidèle

R. T.

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Fanny avait lêché les plaies avec tant de soin qu'il n'y avait pas une goutte de sang sur le sol; souvent encore elle va gémir près de la fosse où elle a vu déposer son maître, et dont la terre molle porte l'empreinte circulaire de son corps. Je traversai San Antonio, dont l'aspect était considérablement changé. Les magasins, jadis animés, encombrés d'acheteurs et de marchandises, étaient pour la plupart fermés. Un papier-monnaie, déprécié de moitié, prodigué sans intelligence comme sans limites, avait fait disparaître de la circulation le numéraire tout entier. Il n'était bruit que du projet de la levée en masse, qui devait appeler indistinctement, sous les drapeaux du Sud, tout homme en état de porter les armes. J'arrivai à Austin. Quelques amis m'exposèrent la faiblesse de l'élément scientifique, dans l'état-major de l'armée scissionniste. « Un membre d'une Académie européenne, qui a travaillé à la géodésie de son pays natal, n'aurait qu'à le vouloir, me dit-on, pour figurer, avec de grosses épaulettes, parmi les ingénieurs-géographes confédérés. La réquisition, à laquelle vous allez être soumis comme résident, malgré votre qualité d'étranger, ne serait-elle pas une excuse suffisante pour servir, dans une situation spéciale, une cause que vous n'adoptez pas entièrement? » « Je me couperai la main droite, répondis-je, avant de servir cette cause. Que la réquisition vienne on pourra me traquer comme réfractaire, ou me faire prisonnier; mais soldat des planteurs... jamais. >>

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San Antonio (Texas), 15 février 1862.

Après un court séjour à Austin, je me déterminai à retourner à San Antonio, où j'espérais rester dans l'obscurité tant que durerait l'orage. L'une des premières scènes dont je fus témoin, fut le meurtre, en plein jour, de Bob

Augustin. Au moment où il sortait de l'audience, acquitté par le juge, ce malheureux se vit entourer par les Confrères du Salut Public. L'un d'eux lui porta un coup de couteau, que Bob para de la main. Au même instant, d'autres forcenés le saisirent par les cheveux, le terrassèrent sur le seuil même de la Justice de Paix, et le traînant à travers la place, comme ils eussent fait d'un chien, le pendirent au lilas de Chine planté devant le bureau du Receveur.

L'imprimerie du Three weekly Express avait été incendiée. Le bazar de Theissen, un négociant allemand dont les Américains envient l'habileté, ainsi que la librairie de l'honnête Berends, étaient ouvertement menacés du même sort.

Les rangers à cheval avaient formé un camp à deux lieues de la ville. A mesure que les nouvelles compagnies se montraient suffisamment exercées, on se hâtait de les envoyer à l'Ouest, où elles étaient destinées en apparence à l'expédition du New Mexico, qui cachait en réalité un projet de pirates contre la Californie. L'administration de la guerre, à San Antonio, faisait des achats considérables de mules, de chariots, de maïs, préparant des transports pour trois à quatre mille hommes, et des provisions pour six mois. Quiconque a voyagé dans le Far West n'ignore pas les difficultés immenses de la traversée du plateau, pour des masses de plusieurs milliers. Mais la Monnaie de San Francisco, son Bureau de la Garantie, les caveaux des particuliers, les magasins des mines de l'El Dorado, n'offraient-ils point un appât, un butin, dignes de gigantesques efforts? Ce projet, maintenant avorté, explique le langage énigmatique que je vais rapporter.

Qu'on se représente, sur la place de San Antonio, en face de son église mexicaine de style moresque, un général haraguant une centaine de cavaliers formés en

1 Le général (dernièrement major) Van Dorn, bon officier, caractère bouillant, que des habitudes coûteuses, contractées dans la vie de frontière, ont porté à renier le drapeau des États-Unis pour un avancement inespéré.

cercle. Vêtus d'un pantalon de coutil à galon orange, et d'une veste de flanelle bleue, ces soldats improvisés portent la carabine posée par la crosse sur la cuisse droite, et maintenue verticale au moyen de la main appliquée à la batterie. Ils accueillent avec des hourrahs, ou plus exactement avec le yell texan qui tient du cri de guerre des sauvages, les paroles de leur orateur. « Là-bas dans l'Ouest, s'écrie celui-ci, s'ouvre un territoire encore partiellement inconnu, mais dont nous savons assez pour apprécier la richesse. Les montagnes, les torrents, les plaines, les villes y sont également riches. Il y a de tout, de tout ce qui est le plus précieux à l'homme et surtout au soldat. Il y a ce qui nous manque. Il y a de l'or et de l'argent,... et il nous les faut. » A d'autres on aurait montré la gloire; aux fils des planteurs du Sud on dit : il y a de l'or... et nous le prendrons.

Mais le recrutement volontaire ne suffisait plus. L'armée, dont on enflait le chiffre ridiculement, ne s'élevait pas à deux cent mille hommes. Les planteurs essayèrent d'une pression morale pour faire prendre les armes à tout ce qui dépendait d'eux ouvriers, marchands, hommes d'affaires, artisans, journalistes, commis, imprimeurs. A la fin d'octobre, on comptait sous les drapeaux trois classes d'hommes: 1° les aventuriers, parmi lesquels je comprends les hommes sans état, qui trouvaient dans la profession des armes, soit une ressource, soit un appât pour leur ambition; 2° les fils des maîtres d'esclaves; 3° les clients ou obligés des planteurs. Mais lorsque cette troisième classe fut enrôlée, sous l'effet de la menace et de la peur, le recrutement cessa subitement de produire. Les appels du gouvernement s'adressèrent alors à des citoyens qui ne voulaient pas se battre, qui avaient conservé leurs moyens d'existence, leurs occupations. Ils s'adressèrent à des pères de famille, cultivateurs, négociants, menant une existence indépendante, soigneux de l'avenir de leurs enfants.

Les meneurs, auxquels la terreur et la violence avaient

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