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Les rangers, sans se laisser prendre entièrement à cet acte de platitude, furent satisfaits de l'esprit de soumission de mon hôte. Ils le questionnèrent amicalement, dans le simple désir d'obtenir des renseignements plus précis. En recevant de sa bouche la description d'un mulâtre foncé, « C'est un nègre à mon père, » s'écria le jeune Anthony, l'accusateur du marchand ambulant. « Nous l'avions acheté à Galveston deux mille dollars. Le coquin ne nous a jamais bien servis. Cent fois mon père m'a ordonné de lui appliquer les étrivières, que j'avais soin d'assaisonner de piment ou de sel 1. En dernier lieu, il était tombé dans la religion; il s'était institué prêcheur méthodiste. Le dimanche, quand j'avais donné l'instruction morale aux nègres de la plantation, il se mettait à faire le catéchisme à ses camarades, et les gredins de noirs préféraient ses discours d'ignare à la rhétorique que j'ai étudiée au collége. Si nous parvenons à le rattraper, je le mets hors de service pour six mois au moins. »

- «Et la femme, demanda quelqu'un au settler, estelle toujours avec eux? »

<< Je n'ai pas vu de femme, dit celui-ci avec une bonne foi parfaite. »

-« C'est dommage; c'était votre affaire Anthony, ajouta le même cavalier en s'adressant au jeune homme qui venait de parler. Voilà longtemps que vous désirez élever des blancs. >>

- « Oui, fit Anthony, nous désirons élever des blancs à la maison. Nous n'avons qu'une belle mulâtre, une jolie femme, bien faite; mais elle est stérile. Mon père et moi désespérons maintenant de la voir porter 2.->>

Ces dernières paroles, dont j'adoucis la crudité dans la traduction, étaient prononcées avec l'aisance et le sangfroid que le jeune homme eût mis à parler de ses juments

1 Les mauvais maîtres se plaisent à frotter les plaies produites par le fouet, avec du piment, du sel ou des cendres brûlantes.

2 Father and me could not get her with child.

ou de ses vaches. Et cependant il n'était pas inaccessible à des sentiments généreux; il était capable d'amitiés chaudes et dévouées, et je l'entendis parler de sa mère avec effusion.

Qui ne se fût pris à regretter, dans cet instant, l'erreur fatale d'éducation, qui entraîne cette jeunesse dans une voie révoltante et cruelle? A la vue de ces rangers alertes, vigoureux, ardents, pourvus de toutes les ressources de la guerre et de l'industrie: l'instruction, l'argent, les chevaux de prix, les armes précises, qui n'eût déploré l'usage qu'ils faisaient de leurs forces et de leur supériorité? Les classes sociales cèdent, comme les individus, à l'influence d'une monomanie. Justes, éclairées, raisonnables sur tout le reste, elles se jettent dans un biais étrange dès qu'on aborde le sujet dangereux. Tous leurs principes d'équité, de religion, de morale, sont renversés en un clin d'œil. Les idées communes de droit, de vertu, de conscience, ne s'appliquent plus à l'objet de cette hallucination singulière. Et, phénomène plus inexplicable encore! ceux-là mêmes qui se laissent aller à cette monomanie morale, ont l'esprit si juste en toute autre chose, le jugement si sain et si sûr, qu'ils ne manquent jamais de saisir, dans autrui, les traces les plus légères de la même maladie mentale.

Les cavaliers, sans s'arrêter plus longtemps qu'il n'était nécessaire, prirent la route que leur indiqua le settler. L'un d'eux, marchant en tête, suivait attentivement sur le sol et dans l'herbe foulée, les traces du passage des déserteurs. Bien que ma direction fût différente, je pus apercevoir pendant longtemps ces rangers, cheminant à la suite de leur guide expert. Par intervalles ils s'arrêtaient, faisaient quelques détours, revenaient sur leurs pas; mais je pouvais conclure de leurs mouvements et de leurs allures qu'ils finissaient chaque fois par retrouver la piste perdue. La terre, mouillée par l'orage, conservait les marques de la nuit.

A la fin je m'engageai dans un ravin, d'où je perdis de

vue les cavaliers. Je restai attentif aux moindres bruits toute la journée; plusieurs fois je m'imaginais entendre la fusillade lointaine d'un engagement. Mais en posant l'oreille à terre, je ne saisissais rien de distinct. L'espérance me revint. Les nègres avaient pris vers la rivière; ils n'ignoraient point qu'ils seraient suivis, qu'ils devaient effacer leurs pas. Le Rio Blanco n'a que peu d'eau, et coule sur un fond solide. Les fugitifs avaient marché dans l'eau pendant quelques heures, et les rangers, perdant leurs traces, ne purent découvrir où ils étaient sortis.

Je n'ai jamais appris d'ailleurs que cette troupe de runaways eût été arrêtée. Amanda et William doivent se trouver libres, en ce moment, sur quelque point du territoire du Mexique. Je revins moi-même à San Antonio, et, après un mois de repos, je partis, dans le commencement d'août, pour une seconde campagne géologique, qui devait me conduire vers le Rio Pecos.

Cependant j'eus à peine fait cinquante lieues que je fus rappelé brusquement. L'état politique du pays devenait plus grave chaque jour; le commerce était anéanti par le blocus; toute espèce d'entreprises était suspendue. Je rentrai encore une fois dans ma petite habitation de campagne. Les Indiens, toujours plus audacieux, pillaient les fermes, le drapeau de l'Union à la main. De toutes parts il n'était bruit que de meurtres, d'incendies, de déprédations; et les settlers de la frontière réclamaient en vain du gouvernement confédéré, l'occupation des forts gardés autrefois par les troupes des États-Unis.

On finit cependant par nous envoyer quelques volontaires. Mais quelle protection attendre d'eux? Un Alsacien, père de famille, homme de bien, estimé dans son canton, résidaît dans le voisinage de Fort Clarke. Ses opinions unionistes étaient connues. Un détachement d'artillerie, sous les ordres du capitaine Teel et du lieutenant Braden, tous deux de San Antonio, arriva pour tenir garnison au Fort. A peine furent-ils installés, que ces officiers d'aventure vinrent à la ferme avec quelques-uns de leurs dignes

subordonnés. Ils appelèrent l'Alsacien au clayonnage, lui offrirent à boire d'une bouteille d'eau-de-vie; et tandis que l'émigrant, sans défiance, mettait les lèvres à ce calice de perfidie, les officiers et les soldats l'assommèrent avec le gros bout des haches. Puis le traînant par les cheveux, sous les yeux de sa famille éplorée, ils pendirent le cadavre à l'un des arbres du jardin. Je rends justice aux réclamations énergiques de l'Agent Consulaire français, M. H. Guilbeau; mais ni lui ni son gouvernement n'ont encore rien pu obtenir 1.

En septembre, un de mes voisins vit enlever de ses pâturages (ranges) un troupeau de chevaux d'une grande valeur. Il organisa aussitôt une poursuite des rouges, poursuite qui poussée promptement et bien conduite devait amener le recouvrement des animaux. Son désespoir me toucha; ses cris : « mes chevaux, mes chevaux! » répétés avec persistance, me déterminèrent à accompagner sa petite expédition. En principal intéressé, le settler dépouillé, M. Harris, s'était institué capitaine, titre qui fut ratifié d'une commune voix ! Dans sa compagnie nous étions sept hommes, bien armés, pourvus de vivres, mais très-inégalement montés.

Vers la tombée de la nuit, nous aperçûmes pour la première fois quelques Indiens. C'étaient trois hommes à pied, qui dès qu'ils nous eurent reconnus se mirent à fuir de l'autre côté d'un ravin. Feu! feu! cria le commandant. C'était conscience, les pauvres rouges ne songeaient qu'à se sauver à toutes jambes. Feu cependant! feu sur les fuyards, de peur de passer pour un lâche! Je pointai aux étoiles de la Grande Ourse, qui commençaient à paraître au ciel; et chacun apparemment fit de l'astronomie, car il n'y eut pas de sang répandu.

Après cette escarmouche du soir, il fallut passer la nuit sous les armes. « Mes chevaux, mes chevaux! » répétait Harris. Notre départ solennel, à l'aube du jour, avait un

1 En dernier lieu Teel a été l'objet de promotions.

1

aspect belliqueux; les Américains se croyaient invincibles. Bientôt nous fûmes tout étonnés d'apercevoir, à une portée de fusil, le camp des Indiens. Ceux-ci avaient avec eux leurs tentes, leurs femmes de guerre 1, et les chevaux volés. Le capitaine des sept hommes posait en maréchal Bugeaud, attaquant la Smala d'Abdelkader. Je ne sais s'il avait médité une bataille en équerre, mais ce fut une bataille de niais. La charge que nous donnâmes fut digne de Don Quichotte. Les rossinantes était de forces trèsinégales, deux cavaliers couraient en avant, trois venaient plus loin, et trois en arrière. Les Indiens tinrent fermes; ils nous saluèrent du cri de guerre, qui ne peut s'écrire, et reçurent à coups de fusil les arrivants isolés. Il y avait autour de moi des hommes à terre, des chevaux blessés qui tournaient sur eux-mêmes. Je vidai toutefois mon revolver jusqu'à la dernière balle; puis en relevant les yeux j'aperçus la déroute de Moscou. Il ne me restait qu'à tourner bride, sans plus de façon, comme tous les autres. Des hommes qui avaient perdu leur monture avaient sauté en croupe de ceux qui gardaient la leur. La retraite, aussi inepte que l'attaque, se fit en deux bandes séparées. Mais grâce à Dieu les Indiens ne bougèrent pas. Nous fournîmes une de ces courses appelées « or let the rider die, » la course ou la mort. Nous allâmes huit milles sans nous retourner. De compte fait, le capitaine Harris et un autre de nos compagnons étaient tués; nous avions trois blessés, et toute espérance était perdue de recouvrer le troupeau de chevaux.

Quelques jours plus tard, j'appris le massacre du courrier de Californie et de toute l'escorte qui l'accompagnait, à Cook's Spring. La malle s'arrêtait désormais à Camp Hudson, en deçà d'El Paso : nous étions coupés de Santa Fé et de San Francisco. Les habitants de ma vallée, après avoir essayé d'abandonner une partie des maisons, pour

1 L'Indien a une femme spécialè pour aller à la guerre, une femme dont les goûts sont belliqueux, et qui ne craint pas l'odeur de la poudre.

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