Images de page
PDF
ePub

mières ou gardes-malades. L'ouverture eut lieu en 17051 par l'admission de cinquante-deux pensionnaires; l'année suivante, le nombre fut de trois cents; en 1798, il y en avait plus de mille; ce nombre alla toujours en augmentant jusqu'à deux mille sept cents, ce qui, avec d'autres employés et ouvriers, portait le nombre de personnes vivant là à trois mille cinq cents. Aujourd'hui, il y a environ quinze cents pensionnaires.

La longueur de la terrasse devant l'édifice est de huit cents pieds. Au milieu est un débarcadère d'où l'on découvre une vue admirable des bâtiments des deux côtés, au fond l'École royale maritime pour les fils de marins, et au loin, sur la colline formant l'arrière-plan de ce grandiose tableau, l'Observatoire royal, qui est à lui seul un véritable domaine, ayant château et tourelles, et le parc avec ses milliers d'arbres séculaires.

Cette vue émerveille plus encore le cœur que les yeux et fait dire involontairement: Quelle grande et puissante nation! Quel peuple!

Une belle esplanade, de trois cents pieds au moins, sépare l'aile orientale de l'aile occidentale. A droite en venant de Londres est, comme je vous l'ai dit plus haut, le bâtiment du roi Charles, dont les quatre grandes faces présentent des échantillons d'architecture décorative. Ce bâtiment contient les appartements du gouverneur actuel l'amiral sir James Gordon, du lieutenant gouverneur, les salles du gouverneur et du conseil et d'autres bureaux, plus des chambrées pour cinq à six cents pensionnaires. Ces chambrées portent chacune le nom d'un navire célèbre; ce sont de grandes salles bien aérées; sur les deux grands côtés de chacune d'elles sont des cabines ou petites chambres à coucher; chaque pensionnaire a la sienne. La décoration de la plupart d'entre elles révèle les goûts ou les souvenirs du vieux et glorieux débris de la gloire nationale qui en est l'habitant. L'aile gauche, appelée bâtiment de la reine Anne, est entièrement semblable à la droite; elle contient les bureaux de l'établisse

ment et des chambrées avec petites cabines pour environ cinq cents pensionnaires.

Derrière la belle esplanade, un double escalier en pierre conduit à une cour intérieure, bornée à l'est par le bâtiment de la reine Marie et à l'ouest par celui du roi Guillaume. Ces deux bâtiments sont séparés des ailes que j'ai déjà décrites, par une étroite avenue. Les deux dômes qui ajoutent tant à l'aspect et à la grandeur du monument vu de la rivière, couronnent ces bâtiments et couvrent, celui du roi Guillaume, la salle peinte (painted hall), l'autre la chapelle. Cette chapelle, qui a beaucoup souffert d'un incendie en 1779, a été restaurée selon le style grec. Dans le vestibule il y a quatre belles statues de la Foi, de l'Espérance, de la Charité et de l'Humilité, d'après les dessins du célèbre West. Un escalier de quatorze marches conduit dans l'intérieur à travers de doubles portes en acajou massif, admirablement sculptées. Le portail intérieur est en marbre blanc, sculpté, fouillé comme un ivoire chinois.

Le concierge-invalide remarquant ma longue extase s'approche et me dit avec fierté que ce morceau est sans pareil au monde, qu'il a coûté 5,000 livres sterling (125,000 francs). Il appelle ensuite mon attention sur quatre belles colonnes en porphyre, toutes d'une seule pièce, soutenant le jubé; chacune d'elles n'a pas coûté moins de 1,000 livres (25,000 francs). Cette église est très-richement ornée, les orgues sont de la plus grande beauté, le sol est recouvert de tapis et de nattes. Aviez-vous idée d'une telle élégance, d'un tel confort pour les pauvres marins, qui tant de fois en leur vie furent dévorés par les feux des tropiques ou qui allèrent hiverner et geler dans les glaces du pôle septentrional? Pour moi, je le confesse, tout cela me surprend, m'éblouit, et je ne sais ce qu'il faut le plus admirer, de tout ce que je vois ou du pays qui en a eu l'idée! Outre la chapelle, il y a dans ce bâtiment, le plus grand de tous, des chambrées pour douze cents pensionnaires!

J'ai admiré dans la célèbre salle peinte quelques belles et grandes toiles représentant toutes des épisodes glorieux des guerres navales de l'Angleterre avec l'Espagne, la Hollande ou la France; de beaux portraits d'amiraux anglais; une fort belle statue en marbre blanc du capitaine William Peel, fils du grand ministre sir Robert Peel, mort aux Indes pendant la dernière guerre. Les tableaux qui ont particulièrement attiré mon attention sont : la victoire remportée sur les Français à Ouessant 1, par l'amiral Howe en 1794; la défaite de la fameuse Armada de Philippe II par l'amiral Drake; le bombardement d'Alger; la victoire de la Hogue par l'amiral George Rooke; la victoire de Quiberon par l'amiral Hawke; un engagement de Samuel Hood; la mort du capitaine Cook; la mort de Nelson; des statues de grands amiraux, des modèles des navires les plus remarquables. De beaux tableaux m'apprennent quelques-unes des actions d'éclat de l'amiral Nelson. L'un me le montre comme lieutenant se dévouant et s'offrant comme volontaire pour une hardie entreprise. Un ́autre, comme capitaine, blessé au siége de Calvi, où il perdit un œil. La gazette avait, chose impardonnable, oublié son nom; il réclama avec justice et dit à cette occasion des paroles qui furent prophétiques : « One day or other, I will have a long gazette to myself. » (Un jour ou l'autre, j'aurai une longue gazette pour moi seul.) Un troisième, comme vice-amiral à l'attaque de Santa-Cruz 2, où il eut le coude droit brisé par un coup de feu, ce qui nécessita l'amputation du bras droit. On y conserve religieusement l'habit et le gilet qu'il portait lorsqu'il reçut le coup mortel à Trafalgar, le 21 octobre 1805. Le gilet blanc maculé de sang, les grains de l'épaulette brisés par la balle, tout est là.

1 Il ne faut pas confondre cette grande victoire navale pour l'Angleterre, du 1er juin 1794, gagnée à Ouessant par l'amiral Howe, avec le combat livré à Ouessant le 27 février 1777.

2 Dans la tactique navale, le vice-amiral commande l'avant-garde et le contre-amiral l'arrière-garde.

Les paroles qu'il dit en tombant dans les bras du capitaine Hardy me reviennent : « Cette fois-ci, je crois qu'ils m'ont donné mon compte. » Et comme s'il avait attendu l'assurance de la victoire pour mourir : « Je suis content, Dieu soit loué! J'ai fait mon devoir. »

Je m'éloigne ému. Un peu plus loin, dans une autre caisse vitrée, sont tous les débris de montres, chronomètres, instruments de marine, argenterie, recueillis comme ayant appartenu à sir John Franklin et à ses infortunés compagnons. Tous ces fragments, tous ces riens conservés aussi saintement par l'Angleterre prouvent combien on y honore les grandes actions et comme on sait y garder la mémoire des braves. Pour elle, tout ce qui a appartenu à ses savants, à ses héros, devient sacré, et ce culte rejaillit tout entier sur la nation, sur son histoire pour en remplir les plus belles pages.

Ne quittez pas cette salle historique avant d'avoir vu tout ce que je viens de vous indiquer; allez au fond de la deuxième salle, à gauche, vous trouverez le petit salon dit de Nelson. En entrant, vous aurez une vue de l'ancien palais de Greenwich, et si vous regardez à droite, en levant les yeux, vous verrez un beau portrait de l'amiral sir Thomas Graves, grand-oncle de mon camarade le baron Graves Van der Smissen, aide de camp de M. le lieutenant général baron Chazal, ministre de la guerre, capitaine au régiment de grenadiers en Belgique, chevalier de l'ordre de Léopold, de la Légion d'honneur. Ce brave amiral a laissé un nom bien glorieux dans la marine royale d'Angleterre; bon sang ne peut mentir, et son petit-neveu a déjà son nom inscrit dans les bulletins de l'armée française en Afrique (où il était volontairement détaché de Belgique). Son intrépidité, son courage sont relatés en ces termes « Ce jeune officier belge, d'une bravoure plus que téméraire, s'élança..... »

Au dessous de la salle peinte, comme aussi dans la partie inférieure des bâtiments de la reine Marie, sont les réfectoires. Les pensionnaires sont au dîner; j'entre en me

découvrant (cela fait partie de l'étiquette), et je puis voir les vétérans savourant leur substantiel repas. Quelques-uns sont borgnes, manchots; d'autres ont, qui une jambe, qui deux jambes de bois. Ceux-ci causent de leurs batailles passées ou répètent pour la centième fois le « tough yarn >> (conte du gaillard d'avant) toujours si bien goûté de tout matelot. Ils sont bons, affables; l'un d'eux m'offre de goûter sa soupe, j'accepte avec empressement... Je le remercie en lui disant comment en vérité je l'ai trouvée bonne. Je le questionne, il me donne plusieurs renseignements. Its reçoivent par jour une excellente soupe ou bouillon, une livre de viande, boeuf bouilli, rôti ou mouton; une demi-livre de pommes de terre, une livre ou livre et quart de bon pain et une paye de sept pence par jour (70 centimes). Ils boivent matin et soir du cacao et du thé, et d'excellente bière au dîner. Ils sont heureux et reconnaissants. Leur habillement consiste en pantalon, gilet, surtout de drap bleu; pour l'hiver, un manteau de drap de même couleur; un chapeau rond a remplacé depuis quelques années le tricorne; la chaussure, le linge, sont de fort bonne qualité. J'admire le service. Plus loin, je reste étonné de la propreté surprenante, minutieuse des cuisines, même comparées aux plus propres. Si vous leur demandez de vous montrer leur cabine, ils vous y conduisent avec satisfaction. Observez-les, je vous prie; analysez les différents logements, les divers aspects de chambres pourtant toutes les mêmes; c'est, croyez-moi, toute une étude. Chez l'un, des chansons de matelots tapissent les murs: c'était le loustic, le boute-en-train du gaillard d'avant; chez l'autre, ce sont de vieilles ordonnances de l'amirauté, un vieux règlement de marine : c'était l'esclave absolu du devoir; chez le troisième, une Bible ouverte sur la table; chez un quatrième des livres amusants; à la porte plus loin, de petites reliques, des fétiches, un vrai bric-à-brac; ce dernier arrange de petits chef-d'œuvres de patience. Vous pouvez vous retracer une partie de leurs aptitudes, de leurs goûts, de leur vie

« PrécédentContinuer »