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tendre ma faible voix de l'autre côté de l'Atlantique. Vous n'ignorez pas, en effet, dans quel isolement les États américains du Sud-Ouest sont plongés depuis le début de la guerre. La poste ne passe plus la frontière des États Confédérés. Un blocus rigoureux nous interdit complétement la voie de la mer. Nos routes de terre, marquées seulement par le passage des caravanes et de leurs chariots, sont d'une longueur et d'une difficulté désespérantes. Le Texas seul présente un territoire plus vaste que la France, sans chaussées, sans canaux, presque sans chemins de fer. Les lettres mettent un mois et davantage pour nous arriver de New-Orléans. Les journaux... la poste a cessé de les transporter. J'ai vu payer au poids de l'or quelques feuilles mexicaines, vieilles de six semaines, apportées par des voyageurs. Un état de siége rigoureux pèse sur la presse locale, et n'a laissé debout que les panégyristes du pouvoir. Les voyages sont devenus périlleux, par suite de l'audace des Indiens et de la désorganisation générale. Des comités secrets, institués par les planteurs dans tous les cantons, sont à la recherche des suspects, et ne voient partout que des agents de la propagande abolitioniste, à qui ils ne réservent pas de sort meilleur que celui de « tendre la corde 1».

Le pays étant exclusivement agricole, comme tous les pays à esclaves, une foule de produits de l'industrie commencent à manquer. Le Bulletin des Lois a cessé de paraître, parce qu'il n'y a plus de papier à Austin pour l'imprimer. Les étoffes, les vêtements, les cuirs, et tous les produits exotiques, tels que le café, les huiles, les épiceries sont épuisés. Nous brûlons du saindoux dans nos lampes ; nous remplaçons le drap par des peaux de buffle. En un mot nous vivons de nos propres ressources, comme dans une ville assiégée, privés de tout commerce et de toute communication verbale avec le monde extérieur.

Mais ces inconvénients matériels ne mériteraient pas

A Pull the rope.

même une mention, si le gouvernement des planteurs ne profitait, pour nous calomnier, de notre isolement et de l'impossibilité où nous sommes de nous faire entendre. D'un côté, il représente au monde notre silence comme une approbation de ses actes; il se prévaut d'une unanimité prétendue de sentiments et d'opinions, qui n'est que le résultat d'un règne de terreur. D'un autre côté, ce gouvernement, nous sachant isolés du monde et incapables de le démentir, nous crie que toutes les nations civilisées de la terre sont devenues indifférentes au sort des esclaves. Il nous dit que les Wilberforces et les Broughams sont morts; que l'Europe a proclamé le culte de Mammon; que les intérêts matériels y ont effacé jusqu'aux dernières traces de l'idée civilisatrice. Il nous dit que l'intelligence, le désintéressement, l'humanité, n'y sont plus honorés désormais; que les fabricants et leurs ouvriers ont besoin de coton, à bon marché, à long terme de crédit, et qu'ils s'uniraient pour lapider, en pleine place publique, l'audacieux qui proclamerait aujourd'hui, dans leurs cités manufacturières : « Tous les hommes sont enfants d'un même père qui est Dieu; les hommes et les femmes, les nobles et les esclaves, sont également des anges de Dieu; hommes et femmes sont tous frères et sœurs; aimez donc votre prochain comme vous-même, et la loi divine au-dessus de tout. »

Dans cette situation, non-seulement j'étais forcé de renoncer à vous écrire régulièrement, mais même il m'était impossible de bien connaître et d'apprécier les événements de la guerre. Mon horizon ne s'étendait pas au delà de ce qui se passait sous mes yeux. Ce que j'ai vu suffira toutefois pour donner une idée de la société des planteurs à l'apogée de leurs prétentions et de leurs espérances.

Chargé d'explorations géologiques, j'étais parti de ma résidence; dans le Texas méridional, au milieu d'avril, et durant dix semaines je parcourus la campagne vierge, dans les dernières zones habitées de la frontière 1, m'éle

1 Lisière du pays indien.

vant au Nord jusqu'aux terrains houillers du Brazos supérieur. Cette région offre très-peu de fermes à esclaves. Mais en redescendant le Brazos ou le Colorado, les plantations de maïs et de coton se montrent en abondance. Ce n'est pas cependant que le climat soit insalubre pour les blancs, ni que les travailleurs libres manquent dans les campagnes, car sur le Brazos un grand nombre de settlers allemands s'emploient eux-mêmes à la cueillette du coton chez leurs voisins plus riches, et côte à côte avec les esclaves.

La plupart des planteurs que je rencontrais étaient devenus en peu de mois d'une dureté et d'une arrogance difficiles à imaginer. Débarrassés de tout frein, soit moral soit politique; affranchis de la pression qu'exerçaient les Etats du Nord; glorieux d'avoir terrassé l'opposition locale, les maîtres ne connaissaient plus qu'une chose au monde make money, faire de l'argent. C'était un déchaînement subit de l'avarice, d'autant plus redoutable dans ses effets qu'il s'était vu plus longtemps contenu. C'était une sorte de rage de faire de l'argent de ses semblables: hommes, femmes, enfants. Une société dont la classe gouvernante est exclusivement dominée par cette passion, n'a pas d'éléments solides de durée. Ce triomphe éphémère de la soif de l'or n'en est pas moins une tache dans l'histoire, et une honte pour l'humanité.

Sans doute il y a, parmi les planteurs, des exceptions. Les familles anciennement établies, et dans lesquelles les esclaves ont été transmis de père en fils, ont conservé presque toutes le vieux régime patriarcal. Elles ont vu avec appréhension la tentative d'abaisser les noirs et d'asservir les blancs pauvres; elles regrettent l'interdiction récente imposée au maître de libérer à l'avenir aucun esclave; la scission des États du Sud n'a jamais eu leur approbation que du bout des lèvres. Mais, pour une plantation ancienne, pour une grande ferme de cent ou deux cents esclaves, il y a cinquante petites fermes de dix ou de vingt. Là commandent des maîtres nouveaux, parve

nus, enivrés des richesses et du pouvoir qu'ils trouvent dans la possession de l'homme par l'homme.

Des faits feront mieux connaître les développements inhumains de ce despotisme. Trasimon Landry, planteur d'origine française, se flattait que la traite serait rouverte prochainement. « Peu m'importe, disait-il, qu'un nègre ne dure que trois années; dans cet intervalle son travail m'a payé son prix. » En conséquence, ce maître barbare exigeait de ses noirs seize heures de travail forcé. Il sonnait la cloche à trois heures du matin; il fouettait le surveillant, quand le surveillant ne fouettait pas suffisamment les noirs. Ceux-ci recevaient leurs repas aux champs, à pied d'œuvre; il leur était à peine permis de se reposer. Le maître contraignait le laboureur à faire dans le sillon les besoins de nature, de peur qu'il ne perdît, en allant à l'écart, un temps précieux. Le travail durait le soir jusqu'à dix heures, et beaucoup d'esclaves, épuisés, se laissant tomber par terre à côté de leur pioche, prenaient aux champs leur sommeil, sans retourner pour la nuit à leur cabanon.

J'ai vu fouetter des esclaves malades, des femmes enceintes. J'ai vu dans une plantation du Guadalupe, un mulâtre tomber sous le fouet sans connaissance, et demeurer longtemps entre la vie et la mort. Quelle était la cause de ce traitement cruel? Il conduisait sur la route de Braunfels la voiture de la maîtresse de la maison. Un cavalier, dépêché par le planteur, rejoignit la calèche, et dit à cette dame que ses amies étaient arrivées et que son mari l'attendait. « Nous ne sommes qu'à deux pas de la ville, répondit la fermière; je ferai mes emplettes d'abord, et je reviens aussitôt. » Le planteur furieux avait battu le cocher d'une manière horrible, parce qu'il avait suivi les instructions de la dame au lieu de revenir sur-le-champ selon ses ordres à lui.

Mais l'épisode suivant, que je choisis entre d'autres, donnera la mesure du calice d'amertume auquel boit la classe asservie. Le hasard me fit entrer, sur le Colorado,

dans une grande plantation de coton, appartenant à un émigrant allemand du nom de Von Lenz. Indépendamment d'une quarantaine d'esclaves, de teintes plus ou moins foncées, appliqués aux travaux matériels, il y avait dans la maison deux jeunes gens tellement croisés que chacun les regardait comme blancs. Amanda et William, à peine arrivés à la fleur de l'adolescence, étaient élevés au milieu de la famille du planteur. Aux dons naturels du caractère, ils joignaient des talents acquis qui les rendaient précieux dans la ferme un jour ils auraient fait d'excellents intendants. Ils vivaient heureux, dévoués à leurs maîtres qu'ils considéraient comme leurs parents, pratiquant envers leurs compagnons les principes de la charité chrétienne. Un sentiment plus tendre les attachait l'un à l'autre, et le temps devait venir où serait célébrée leur union.

Mais les affaires de Von Lenz, qui était joueur, se trouvaient un peu dérangées. Cédant à l'impulsion du moment, le planteur avait fait annoncer, dans les journaux du canton, de jeunes esclaves à louer. « C'étaient, disait le texte, des jeunes filles de quinze à vingt ans, parfaitement au courant de la cuisine et du ménage, bien élevées, parlant plusieurs langues, et d'une apparence engageante 1. » Cette location d'eslaves est devenue l'une des mines d'or des planteurs, et l'on devine aisément que les femmes les plus jeunes et les plus blanches sont les plus recherchées. Les scandales de la salle de vente et de ses exhibitions sont effacés par ceux de la location au mois, à la semaine, à la nuit.

Le jour de ma visite chez Von Lenz, un boucher des environs, le nommé B..., de Smithville, était arrivé de bon matin, dans une calèche légère, attelée de deux chevaux fringants; sans prendre le temps de dételer, il avait sollicité sur-le-champ une entrevue. C'était un de ces hommes vulgaires, à qui l'aplomb tient lieu de mérite,

Prepossessing appearance.

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