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Dans les provinces de l'évêché de Liége, comme dans tout le reste du pays, deux éléments entièrement opposés s'étaient toujours trouvés en présence: l'élément seigneurial et l'élément populaire. Mais grâce à l'ardeur propre au peuple de cette contrée, et au peu de stabilité d'un pouvoir électif et souvent vacant, la lutte avait pris un caractère de violence et d'alternative qu'elle n'avait point ailleurs.

Quand les ducs de Bourgogne avaient inauguré en Belgique leur nouvelle politique, ils avaient trouvé dans cette espèce d'anarchie un obstacle à leurs projets. Cependant la forme même de ce gouvernement avait toujours empêché qu'on n'employât envers lui les mêmes moyens qu'envers les autres Etats on n'avait pu jamais sortir des limites étroites de l'intervention. C'était du reste un résultat suffisant; car les sanglantes batailles gagnées sur les communiers liégeois, étaient autant de coups portés aux communes flamandes et brabançonnes. La longueur de la lutte l'avait sans cesse envenimée; l'étendue croissante des projets des ducs exigeait enfin qu'ils anéantissent un pays qu'ils ne pouvaient acquérir, et surtout qu'ils accablassent tout vestige de l'ancienne opposition communale.

Malheureusement, toujours vaincus, les Liégeois en vinrent à se défier de leurs propres forces. Ils se laissèrent abuser par les fallacieuses promesses de la France; ils s'abandonnèrent à la direction de ses agents; ils travaillèrent à leur propre ruine.

Certes, Louis XI cherchait à soulever des obstacles sous les pas de Charles le Téméraire; mais autant que lui, il avait intérêt à faire disparaître à ses frontières une aussi turbulente commune: il mit aux prises et fit détruire l'un par l'autre deux ennemis qu'il trompait et trahissait également.

Ces luttes avec Liége n'ont, ni par leur but, ni dans leur marche, le caractère de grandeur qu'offraient les luttes des communes flamandes. Mais le jour où, abandonnés de tous, les Liégeois surent résister à tous, le jour

où ils firent de leurs murs le dernier rempart du patriotisme et de la liberté, ce jour-là ils méritèrent l'attention et les louanges de l'histoire.

Et pourtant elle a omis de les leur accorder; et, faute d'un Hérodote qui racontât leurs exploits, les six cents Franchimontois n'ont pas reçu la place qu'ils méritaient à côté de Léonidas et de ses Spartiates. Et que d'autres dévouements encore ont mérité d'être rangés à côté de de ceux-ci! Combien d'autres victimes se sont ainsi sacrifiées? L'histoire reste muette sur ce point: elle se laisse guider aveuglément par les mensonges d'un chroniqueur traître à sa patrie et à son prince; elle accepte tout de sa bouche. De pareils faits, racontés dans un langage simple et digne, ne pourraient-ils pas exercer sur le peuple une plus salutaire influence que toutes ces déclamations exagérées de patriotisme? Et ne vaudrait-il pas mieux faire connaître dans nos écoles, de pareilles vertus et de pareils dévouements, que toutes ces vertus antiques, qui ont brillé dans des circonstances et sur un théâtre absolument différents des nôtres ?

Quoi qu'il en soit, Liége était détruite et hors d'état de se relever de longtemps. A un terrible exemple, était venu se joindre un étonnant spectacle. On avait vu Charles le Téméraire traîner Louis XI à sa suite jusque sous les murs de Liége, et le forcer à prendre part au sac de la ville. L'abaissement et la honte de la monarchie française paraissaient complets. Mais avec des caractères tels que celui du roi de France, ce ne sont pas les événements en eux-mêmes qui doivent être considérés, ce sont les résultats seuls. Ces caractères n'ont rien en eux qu'on puisse louer, tant s'en faut! mais ils se distinguent toujours par une remarquable prudence, et l'on a vraiment peine à se figurer Louis XI allant se jeter aux mains d'un aussi irréconciliable ennemi, au moment même où il fait éclater contre lui une formidable révolte. A considérer sa fourberie, son habileté habituelles, on pourrait plutôt reconnaître en lui un ferme dessein d'assister à la réussite de

ses manœuvres, de mieux surveiller le choc des deux puissants ennemis qu'il destinait à se combattre mutuellement.

Liége renversée, la France rendue muette, le moment approchait de mener à terme le grand ouvrage de Philippe le Bon. Depuis longtemps déjà, la Bourgogne vivait d'une vie entièrement indépendante, il ne s'agissait plus que de poser en principe ce qui était constitué en fait.

Sans donner toutefois une latitude complète aux projets et aux passions personnelles, la politique naissante n'avait point encore conçu ces grandes idées d'équilibre. La création d'un royaume, même de nom, ne demandait pas encore de congrès; elle exigeait seulement l'autorisation d'une puissance supérieure. Cette puissance était alors l'Empire. Trop faible pour exercer un pouvoir réel quelconque, le descendant des Césars avait conservé sans conteste, grâce à cette faiblesse même, une sorte de suzeraineté nominale sur tous les Etats voisins.

L'empereur actuel, Frédéric III, ne pouvait que favoriser ces projets. S'il y avait un inconvénient à créer un vassal trop puissant, quel avantage ne résulterait pas de la création d'un royaume, uni à l'Empire par les liens d'une étroite alliance, sentinelle avancée de l'Allemagne et ennemi naturel de la France, apanage presque certain du fils même de Frédéric! Tout semblait conspirer à la consécration définitive des projets de Philippe le Bon.

Mais avant de raconter quelles sourdes menées renversèrent ce brillant édifice, avant de représenter l'Empereur fuyant subitement, et laissant le duc seul en présence des apprêts du sacre, ne pourrions-nous pas montrer ce qu'étaient devenues nos provinces durant les deux règnes, et quels éléments Charles de Bourgogne appelait à composer le royaume de Gaule-Belgique.

VI

Quelque énorme part que l'on puisse attribuer aux ducs de Bourgogne dans la décadence de la Belgique aux

xvie et xviie siècles, leur domination ne laissa pas de donner au pays une certaine prospérité, courte et factice, c'est vrai, mais aussi brillante que momentanée.

Soutenus par les ressources d'un grand génie et d'une grande puissance, poussés par un bonheur qui se plaisait à favoriser tous leurs projets, Philippe le Bon et Charles le Téméraire adoptèrent une même marche. Nous avons montré Philippe le Bon créant un tout des diverses provinces belges; nous l'avons montré ensuite dans sa lutte avec les communes, anéantissant en elles toute source de prospérité et parvenant à l'aide de sa propre activité à les rendre aussi prospères qu'aux plus beaux temps. Son fils suivit en tout ses leçons.

A aucune époque, les villes flamandes n'avaient été, en apparence du moins, aussi riches et aussi florissantes. Bruges et Gand, aux derniers jours de leur existence, étaient devenues pour le Nord, ce qu'étaient Gênes et Venise dans les mers du Sud. C'étaient les entrepôts où venaient s'échanger journellement les produits du monde. entier.

Aujourd'hui nous n'avons plus d'exemples d'aussi vastes monopoles commerciaux. L'antiquité seule et le moyen âge, quoique par des causes bien différentes, peuvent nous en offrir. Pour bien comprendre l'immense développement qu'avaient ainsi pris le commerce et l'industrie sur quelques points isolés, il faut se reporter aux premières années du moyen âge, alors que surgirent de la surface agitée de l'Europe, tant de petits États, de petites féodalités. La force brutale régnait seule; on ne connaissait d'autre droit que l'épée, d'autre moyen que la violence.

Un pareil état de choses avait amené la formation d'une quantité de groupes, d'associations isolées. Trop faible. pour trouver en lui-même sa protection et sa défense, l'individu se voyait réduit à aller chercher dans la société de collègues ou de compatriotes, des garanties d'existence et de liberté. Le commerce, plus particulièrement exposé à la pression féodale, s'était surtout efforcé de concen

trer toutes ses forces vives dans quelques associations fortes et puissantes. Grâce aux croisades, l'Europe, soulagée un peu du poids qui l'opprimait, avait vu s'établir de vastes ligues commerciales, forcées par leur nature et leur but de fuir tout contact avec la féodalité. Les cités flamandes, avec leurs libres institutions et leur esprit d'indépendance si fortement caractérisé, avaient nécessairement attiré à elles une grande partie de cette activité. Offrant au commerce étranger des garanties qu'il ne pouvait guère trouver ailleurs, placées dans une position exceptionnelle, au confluent de nombreux courants commerciaux, remplies d'un peuple essentiellement industriel, elles étaient bientôt devenues les comptoirs de toute l'Europe occidentale. Elles avaient ainsí traversé de bien longues années, au milieu des excès d'une liberté bien orageuse, toujours promptes à se relever et à renaître de leurs propres cendres, alors que quelque grande révolution était venue les ébranler.

Mais, à partir du xve siècle, un grand changement se manifesta à la surface de l'Europe, tout tendit à se séparer. On vit alors se dissoudre peu à peu ces grandes associations qui formaient la base de la prospérité de Bruges et de Gand; on put pressentir une prochaine décadence.

Et pourtant il y avait encore un moyen de s'y opposer, ou du moins de la retarder: ce moyen était aux mains des ducs de Bourgogne. C'était à la cause même qui avait amené cette grande prospérité, qu'il fallait recourir pour prévenir la chute. Les villes flamandes avaient grandi par la liberté; c'était à la liberté de les conserver. Au lieu de chercher sans cesse à la restreindre, pourquoi ne pas la conserver intacte, pourquoi ne pas l'augmenter encore? Pourquoi provoquer en elles de pareilles crises? Vaincues, elles ne retrouvaient plus assez de force pour se relever, et marcher d'un pas égal dans la voie inconnue où on les forçait d'entrer.

Du reste, nous n'avons point à revenir sur ces tristes

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