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La race celtique était singulièrement propre aux études. Les anciens en ont été surpris, et ils en ont marqué leur étonnement dans leurs livres. Tacite, dans la Vie d'Agricola XXI, nous montre les Bretons empressés à s'instruire; à peine se sont-ils mis aux lettres romaines qu'ils s'y distinguent par de rapides progrès; les Gaulois n'y égalent pas leur zèle et leur ardeur, leurs enfants s'abreuvent avec avidité à ces sources nouvelles. « Jam vero principum filios liberalibus artibus erudire, et ingenia Britannorum studiis Gallorum anteferre, ut, qui modo linguam romanam abnuebant, eloquentiam concupiscerent. » Strabon (IV et VII), Diodore de Sicile (32), Plutarque (Marius, XI), ont tous loué cette heureuse disposition des Gaulois et des Celtes. On connaît ces vers tant cités de Juvénal (XV, 111 et 112):

Gallia causidicos docuit facunda Britannos;
De conducendo loquitur jam rhetore Thule.

Et celui de Martial:

Dicitur et nostros cantare Britannia versus.

On vit donc se renouveler dans l'Irlande cette grande curiosité qui fit de la Gaule une émule de Rome. Il n'est pas un saint Irlandais qui ne soit en même temps un savant; leurs historiens ne manquent jamais de célébrer leurs vertus et leur érudition. On les voit s'instruire au milieu des campagnes (1). « Ita in moribus honestis scientiaque litterarum nutrivit eum (2), » et « litteras apud quemdam clericum qui habitabat in villa in rure didicit. Saint Luan (3) obtient qu'un ange descende du ciel pour lui enseigner les lettres. Ozanam a

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(1) Vita S. Mochoemogi, apud Fleming.

(2) Vita S. Comgalli, ibid.

(3) Vita S. Moluæ sive Luani, apud Fleming, Collectanea sacra.

donc pu dire: « Ce peuple de pâtres, resté pendant tant de siècles hors du commerce intellectuel du monde, veut savoir tout ce qu'il a ignoré. Il se jette avec emportement dans toutes les études, qui commencent à devenir trop vastes pour les sociétés étrangères (1). »

Ce qu'il y a de plus surprenant dans cette grande avidité de s'instruire c'est qu'elle se porte sur le grec avec une sorte de prédilection. C'est le trait particulier de ces écoles d'Irlande de se faire helléniques autant qu'elles peuvent.

Rappelons-nous Pélage et son admirable facilité à s'exprimer dans la langue de Saint Jean Chrysostome; rappelons-nous Fauste, le Breton, abbé de Lérins, dont le savoir grec ne peut être contesté. On ne peut nier que l'esprit celtique ne soit bien proche parent de l'esprit hellénique. La consanguinité des deux langues est reconnue; c'est chez les deux peuples, issus d'une souche commune, la même simplicité d'esprit, la même facilité d'imagination, le même amour des fables, le même plaisir à former des contes et des légendes. Si les Irlandais n'ont pas été rebelles à l'influence latine, s'ils ont reçu de Rome leur foi et leurs dogmes, c'est par l'intermédiaire des Gallo-Romains, c'est par le monastère de Lérins qu'ils ont été formés. Ils ont gardé l'empreinte et l'amour de la littérature grecque. Ils en conserveront la connaissance alors qu'elle aura disparu même des contrées qui les avaient d'abord instruits, et c'est de leur pays qu'en jaillira la première étincelle au temps de Charlemagne.

Il serait faux de croire que l'instruction des Irlandais fût purement grecque. La langue latine domina toujours dans leurs études, mais derrière la littérature latine, comme dit Ozanam, ils apercevaient l'antiquité grecque « comme une région plus vaste et plus merveilleuse,

(1) Ibid. 473.

où ils brûlaient de s'aventurer ()». Dans toutes les discussions théologiques ils citent, non-seulement les pères latins, Saint Cyprien, Saint Jérôme, Saint Augustin, mais aussi les écrits des pères grecs, les lettres de Saint Cyrille. Ce sont des dialecticiens habiles. Saint Fintan excellait dans le raisonnement: « Fintanus studiis dialecticalis sophias deditus (3). « Déjà ils ont devancé la scholastique en appliquant la subtilité de la logique à l'enseignement des dogmes chrétiens. Ils ne négligeaient pas pour cela la connaissance des sciences profanes. Ils étudiaient avec une ardeur étonnante les sept arts libéraux, « artes grammaticas atque geometricas bis ternas, omissa physica artis machina... siticulose sumentes carpunt (3). » Saint Columban avait donné autant d'attention à la grammaire, à la rhétorique, à la géométrie qu'à l'étude des saintes écritures : « Desudaverat in grammatica, rhetorica, geometrica, vel divinarum scripturarum serie (*).

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Le grec devait avoir sa part dans ces études, qui conduisaient naturellement à la connaissance du génie hellénique. Martianus Capella ne pouvait suffire à des esprits si altérés de science. « Peut-il être étonnant de trouver des grecs en Irlande, dit Ozanam, quand les longues navigations effrayaient si peu; quand l'Athénien Egidius venait chercher la solitude dans les Gaules, et le syrien Eusèbe acheter l'évêché de Paris; lorsqu'enfin il y avait à Orléans assez de marchands orientaux pour figurer en corps à l'entrée solennelle du roi Gontran, quand, au comté de Meath, il y avait à

(1) Ibid. p. 476.

(2) Vit. S. Columbani.

(3) Epistola Aldhelmi. Ozanam. Ibid. p. 476.

(4) Vita S. Columbani, auctore Jona Bobbiensi. -Citations faites par Ozanam. p. 476:

Trim une église connue sous le nom d'Eglise des Grecs? (1)

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Il faut citer ici l'auteur de la Civilisation chrétienne chez les Francs (2): « D'ailleurs, les traditions des Irlandais les montrent dans des rapports étroits avec l'Espagne, par conséquent avec la Gaule méridionale, dont plusieurs villes gardèrent longtemps l'idiome et les mœurs de la Grèce. C'était plus qu'il ne fallait pour populariser la langue grecque, ses philosophes et ses poètes, chez les disciples de Saint Patrice et de Saint Comgall. De là, les hellénismes, dont ils sèment leurs écrits; de là, cette passion, qui poussera plus tard Scot Erigène, à la suite des métaphysiciens alexandrins, jusqu'aux limites du panthéisme; de là enfin, ces réminiscences d'Homère, qui se confondent avec les traditions nationales. C'est ainsi que le comté d'Ulster se nomme de la sorte, parce qu'Ulysse en toucha les rivages (3). Ainsi encore, quand Saint Brendan s'enfonce sur les mers de l'ouest à la découverte de la terre promise des saints, dans cette fabuleuse navigation de sept ans, il rencontre plus d'une aventure qui rappelle les épisodes de l'Odyssée. Comment oublier, en effet, l'ile des Cyclopes, Polyphème, et la pierre lancée sur le vaisseau d'Ulysse? Comment ne pas reconnaître tous les traits de la fable grecque dans cette peinture de l'île des Forgerons, que Brendan et ses compagnons découvrent sur la route? « Ils virent une île vilaine et trèspérilleuse, sans arbres et sans herbe, couverte d'écume de fer, et pleine d'officines de forges. Ils ouïrent le son des soufflets soufflants, ainsi que des tenailles et des maillets contre le fer et les enclumes. Et de l'île sortit

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(1) Usher. Veterum epistolarum hibernicarum Sylloge, (note 16), atteste l'existence de l'église de Trim, « quæ Græcæ ecclesiæ nomen adhuc retinet. » (2) T. II. p. 477. (3) Ulyssis terra.

un habitant, comme pour parfaire quelque œuvre. Il était hérissé et tout brûlé, de couleur noire. Comme il vit les serviteurs de Dieu passer près du bord, il retourna en son officine. L'homme de Dieu cependant, disait à ses frères : « Mes fils, tendez plus haut vos voiles, naviguez tôt, et fuyons cette île. » Quand il eut ainsi dit, revint l'homme d'auparavant au rivage devers eux; il portait une tenaille dans ses mains, et une masse toute vermeille d'écume de fer, d'extrême grosseur; laquelle il jeta hâtivement sur les serviteurs de Dieu, et ne leur nuisit point. Car elle les trépassa comme de l'espace d'un stade, où elle plongea dans la mer, et la fumée de la mer monta comme la fumée d'un fourneau (1).

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Saint Colomban n'est pas moins versé dans la connaissance de l'antiquité grecque (*). C'est un poète, le plus grand poète de son temps. On n'est pas surpris de l'entendre invoquer à l'appui des maximes évangéliques l'autorité de Juvénal:

Semper avarus eget nummo, testante poeta (3).

On l'est davantage de le voir accumuler les souvenirs de la mythologie grecque dans une lettre à son ami Fedolius: Combien de maux a causés la toison d'or! Quelques grains d'or ont bouleversé le banquet des dieux, suscité le plus vif débat entre trois déesses, et armé le bras dévastateur de la jeunesse dorienne contre l'opulent royaume des troyens... Souvent une chaste femme vend sa pudeur pour de l'or. Jupiter ne se changea pas en pluie d'or; la pluie d'or, c'est l'or qu'offrait cet adultère. Pour un collier d'or, Amphiaraüs fut livré par une perfide épouse. Achille vendit à prix d'or les

(') La Légende de Saint Brandaine, publiée par Achille Jubinal. Cf. Odyssée, IX, 539.

(2) Usher. Ibid. p. 11.

(3) Usher. Sylloge epist. Hibern. p. 9.

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