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théories, qu'il allait s'éloigner des traditions romantiques et tenter enfin cette alliance du génie moderne avec les formes anciennes de la tragédie. On se trompait, ou plutôt on était trompé par l'auteur, qui reconnaît à la fin que sa pièce intitulée les Kallergis ne répond pas du tout au plan qu'il vient de tracer. En effet, ce drame en prose se rapproche beaucoup par la composition de la Maria Doxapatris de M. Bernardakis.

La question d'art a, je crois, disparu devant celle de l'opportunité. Les Kallergis ont paru en effet au moment où l'insurrection crétoise menaçait la tranquillité de l'Europe, et agitait la Grèce de mouvements aussi vifs que ceux qu'elle avait autrefois ressentis à l'époque de sa restauration. L'écrivain a donc voulu allumer dans le cœur de la jeunesse l'amour de la patrie. Laissant de côté ses théories, il a moins écouté l'art que le patriotisme. «En écrivant les Kallergis, dit-il lui-même, il faut que je l'avoue, j'ai voulu flétrir l'adulation courtisanesque qui, sous des formes diverses, a plus d'une fois trahi et asservi la nation. J'ai voulu flétrir, stigmatiser la servilité et la complaisance pour la tyrannie plus encore que je n'ai voulu célébrer le patriotisme de Léon et de Smyrilios.

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On ne pouvait pas trouver un sujet qui vînt mieux à propos. L'enthousiasme populaire exalté par la résistance des Crétois aux Turcs, était tout prêt à accueillir les conspirateurs que M. Basiliadis ressuscitait dans son ouvrage. Qu'il s'agît des Vénitiens ou des Turcs, c'était toujours un maître tyrannique qu'il fallait repousser, une servitude étrangère qu'il fallait changer en liberté. M. Basiliadis semble fort content de l'accueil qu'à reçu sa pièce. Il en paraît même un peu confus; sa préface lui reste dans la mémoire. Mais qu'importe! il a fait un drame vraiment grec puisqu'il a représenté

sur la scène le patriotisme aux prises avec la force, le courage vaincu par la trahison.

L'île de Crète a eu des destinées bien diverses. Soixante-six ans avant J.-C., elle tombait au pouvoir des Romains; un Métellus gagnait à cette conquête le surnom de Créticus. Au septième siècle, elle devenait la proie des Arabes. Sous divers empereurs, on avait essayé de chasser de là ces pirates qui infestaient sans relâche les terres du continent. Nicéphore Phocas la reprit en 966. La Crète échut à Boniface de Montferrat comme dot de la soeur des empereurs Isaac l'Ange et Andronic; n 1204, il la céda aux Vénitiens en échange d'autres terres sur le continent.Diverses révoltes promptement étouffées ne troublèrent pas la possession des Vénitiens jusqu'au jour où les Turcs les attaquèrent. C'est une de ces révoltes déjà mises en œuvre par M. Zambélios que M. Basiliadis a choisie pour en faire son drame.

L'intérêt de la pièce, qui ressemble à toutes les conspirations de théâtre, réside dans l'opposition des deux Kallergis. L'un, Alexis, vendu aux Vénitiens, acheté par eux au prix des honneurs, de l'or et de toutes les séductions de la puissance, combat et déjoue tous les plans des Grecs indisciplinés, toujours en révolte contre la République de Venise. Il oppose la ruse au courage, l'espionnage à la générosité des efforts, et la cruauté au dévouement à la patrie. D'autant plus rigoureux qu'il est plus haï de ses compatriotes, il pousse le duc de Crète, un doux vieillard, aux vengeances les plus sanglantes.

Le second des Kallergis, Léon, par une antithèse fatale, est l'âme de tous les complots formés pour la conquête de la liberté. C'est lui qui rassemble les conjurés, excite leur audace, leur prête l'appui de son nom et le feu de ses vingt-quatre ans. Il est le neveu d'Alexis.

Les conseils de son oncle n'ont rien pu sur lui. Un crime seul peut débarrasser Alexis de cet opiniâtre révolté. Trahi, vaincu, désespéré, Léon, échappé à la prison par le dévouement d'une jeune fille, s'est retiré dans un monastère. Il essaie d'oublier ses malheurs, sans pouvoir bannir la colère de son âme. Sa mère vient le retrouver dans l'asile où il se cache. Elle-même, avec les amis les plus chers de Léon, elle est aux mains d'Alexis. Le tyran l'envoie vers son fils avec ces terribles paroles: Demain, le duc de Crète prépare un festin pour Léon Kallergis; s'il y vient, il aura son pardon, il recouvrera mon amitié; s'il refuse, vous mourrez tous pour lui. " Vaincu par la piété filiale et par l'amitié, Léon consent à suivre sa mère. Tout à l'heure, elle le pressait de marcher avec elle; maintenant son cœur s'épouvante, mais Léon la rassure.

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Au milieu du festin, où s'étale l'insolente magnificence de Venise, Léon se prend à rougir; le remords entre dans son cœur; hier, il poussait les Crétois à la mort, et maintenant le voilà assis avec les tyrans de sa patrie. Alexis s'est chargé de mettre un terme à ses remords. Dix hommes armés et masqués apparaissent tout-à-coup dans la salle. L'un d'eux s'avance vers Léon, qui déjà a mis l'épée à la main; le combat s'engage entre eux; dans la lutte, le masque qui couvrait le visage de l'un des combattants tombe, et Léon reconnaît son oncle Alexis. Sa mort était depuis longtemps résolue; elle devenait nécessaire: il ira dans les flots expier son amour pour l'indépendance de son pays.

On comprend quel accueil dut être fait à ce drame, représenté en 1868. En pleine insurrection de la Crète, c'était attiser le feu avec l'épée, c'était verser l'huile sur la flamme. Des conspirateurs qui s'assemblent pour comploter l'affranchissement de leur pays, leurs plain

tes, leurs serments, leurs espérances, ces noms toujours si doux et si éloquents de patrie et de liberté, c'en était assez pour provoquer des applaudissements sans fin. C'est là en effet tout le drame de M. Basiliadis. Léon Kallergis, l'intrépide héros, dont le cœur repousse toutes les séductions de Venise, c'était l'intérêt de la pièce. Il a toutes les vertus. Sa jeunesse, sa générosité, son courage, sa mort, rendent plus odieux encore le Kallergis dont l'ambition et la cruauté ne peuvent s'assouvir ni des richesses de Venise, ni du sang de ses concitoyens. Cet Hellène criminel qui égorge la liberté hellénique est le contraste odieux que l'auteur poursuivait. Les remords dont ses nuits sont troublées, les funestes visions qu'il ne peut éloigner de ses yeux, les tourments de la honte, le poids de haine dont il est chargé telles sont les images vengeresses que l'auteur a voulu mettre devant les yeux de ses compatriotes, pour les détourner du crime de trahir la Grèce, s'ils en pouvaient jamais avoir l'idée.

Il ne convenait pas que Léon Kallergis eût dans l'âme d'autres passions que celle de la liberté. Un drame ne peut guère pourtant se passer d'amour. Aussi M. Basiliadis en a-t-il rempli le cœur de Florentia, la fille du duc de Venise. Elle adore Léon Kallergis, elle le sauve de la prison, elle meurt de sa mort en baisant son portrait. Cette jeune Florentia, pâle silhouette dans l'intrigue, rappelle un peu la fille du duc d'Albe dans le drame de M. Sardou intitulé Patrie. Ce titre pourrait être celui de M. Basiliadis. Le début est le même. Seulement, chez M. Sardou, toute la haine retombe sur un étranger, sur le duc d'Albe. Chez M. Basiliadis, le représentant de Venise est doux et bénin : c'est un Kallergis, un Crétois, qui terrasse les défenseurs de la liberté crétoise et les égorge lui-même.

Conçu, malgré la préface, avec une liberté tout à

fait romantique, l'ouvrage de M. Basiliadis a plus d'unité et d'harmonie que celui de M. Bernardakis. Il se plie davantage aux lois véritables de l'art et de la scène. Ce n'est point un manifeste littéraire comme Maria Doxapatris, c'est une pièce faite exprès pour être représentée. Le style en est moins soigné que celui de M. Bernardakis, mais, en revanche, il a moins de raideur. Concentré sur les Crétois, l'intérêt est plus vif. L'auteur n'a point eu, comme son prédécesseur, la difficulté à vaincre d'une restauration historique. Les croisés du drame de Maria Doxapatris étaient des héros dont il fallait, par un effort d'érudition, retrouver la physionomie, le langage, les idées. M. Basiliadis se déchargeait sur le décorateur du soin de la mise en scène et de la couleur locale; pour les personnages, il les trouvait autour de lui; il les peignait tels qu'il les voyait personne ne pouvait lui demander rien de plus.

Un second drame, Loucas Notaras, répond mieux aux intentions que M. Basiliadis a exprimées dans sa préface l'idée de Shakespeare n'en a point troublé l'auteur. L'oeuvre, au contraire, a été conçue dans le système de la simplicité antique. On pourrait dire même que cette simplicité est un peu nue. Qu'importe? elle est intéressante. Si cette pièce n'a pas toute la variété et l'étendue des pièces anglaises, elle a beaucoup de l'aisance dégagée qu'on admire dans le théâtre des anciens. Elle rappelle ces œuvres, d'un art peu avancé, mais ingénu, où l'intrigue et la complication des ressorts n'ont rien à faire: où les scènes, peu nombreuses, se suivent sans se lier trop étroitement, comme les basreliefs d'un marbre grec. J'avoue que ce drame me plaît beaucoup par la sévérité de l'exécution et le peu d'étalage qu'y fait l'auteur des procédés modernes. Il y a là aussi peu de fracas que de rouerie.

Les Hellènes regretteront éternellement la prise de

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