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plus vif dans la pièce de M. Bernardakis. C'est une histoire découpée en dialogue et mise en scènes, plutôt qu'une véritable pièce de théâtre.

La représentation, si elle en avait lieu, serait loin d'ennuyer ou de déplaire; l'esprit y serait agréablement occupé, mais l'âme n'en serait pas fortement émue. L'héroïne, Maria Doxapatris, n'est pas assez vigoureusement dessinée, et sa passion disparaît un peu dans les incidents de l'aventure. On voit que M. Bernardakis a été surtout dominé par une idée et par un sentiment qui ne cessera pas de sitôt d'être exclusif de tout autre chez les Grecs : l'exaltation du guerrier qui lutte pour reconquérir la liberté, ou pour retarder l'heure de la servitude. Le reste devient un accessoire; alors il vaudrait tout autant n'en pas parler. L'amour n'admet point le partage avec les autres passions. Il faut qu'il règne seul au théâtre. Que tout pour lui soit obstacle ou que tout devienne expiation. Maria Doxapatris n'est pas une rivale de Juliette, encore moins d'Ophélie. Pour nous, elle ressemble trop à une jeune fille qui vient à peine de renoncer aux poupées et s'essaye dans une première amourette. Elle ne peut pas espérer conquérir de vive force une place dans notre imagination, et l'on ne s'étonne pas que Guillaume la quitte avec une si parfaite aisance. Lui-même d'ailleurs n'est point dessiné en personnage dramatique. L'idylle serait mieux un cadre à sa taille. Il en parle souvent le langage.

Au risque d'être trop sévère, je dirai que M. Bernardakis ne m'a pas semblé avoir assez bien réussi dans l'entreprise qu'il avait annoncée. La poésie lyrique, dont il introduit l'élément dans sa pièce, n'y paraît pas assez à son honneur. Le chant d'un vieillard aveugle sur la chute de Constantinople ne se relève pas assez par des touches énergiques. C'est une complainte

sur un mode languissant, plutôt qu'une ode, telle que nous la voulons aujourd'hui, surtout quand on nous la promet. De même encore, la gaîté des deux personnages à qui le lot du comique est échu, n'est pas assez entraînante. La nourrice et son mari ne nous offrent que de très-froides plaisanteries. Peut-être, à la scène, le jeu des acteurs saurait-il les ranimer? Je ne vois pas bien aussi l'avantage de les faire parler en prose, surtout quand la langue qu'on leur prête diffère essentiellement de celle que parlent les autres héros. C'est un jargon inutile et embarrassant. Sophocle, quand il fait parler un soldat dans Antigone, sait lui donner le ton qui convient à sa condition, au genre de son esprit, sans tomber dans le patois. Shakespeare, sur ce point, n'est sans doute qu'un guide dont il faut se défier.

En résumé, l'oeuvre de M. Bernardakis est une tentative qui lui fait honneur. Il a été égaré par son système plutôt que par son esprit. Il l'a juste et bon. Il a su en faire un usage fort louable dans une tragédie, Mérope, taillée sur le patron des tragédies antiques.

Cette seconde œuvre est de 1866; elle est donc venue neuf ans après Maria Doxapatris. Elle a plus d'unité, plus de force et plus d'équilibre que le drame. L'auteur nous apprend que la représentation en a été chaudement accueillie dans Athènes. Je n'ai pas de peine à le croire. Les Grecs n'ont pas voulu seulement récompenser par leurs applaudissements le zèle de M. Bernardakis ; ils ont rendu justice à son talent de plus en plus mûr, de mieux en mieux préparé pour de solides et véritables

succès.

M. Basiliadis est un avocat qui consacre ses loisirs au théâtre. Comme l'auteur de Maria Doxapatris, il cherche encore quel serait le système dramatique le mieux approprié au génie des Hellènes. Il ne partage

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pas néamoins les idées de M. Bernardakis. Celui-ci posait en principe que « le drame de Shakespeare était le seul qui répondît au caractère national des Grecs et à l'état intellectuel de la partie la plus éclairée de la Grèce moderne. » Nous avons vu comment cette croyance l'a conduit dans l'exécution de sa pièce. M. Basiliadis ne veut refuser au grand tragique anglais aucun des éloges qu'on doit lui accorder : il admire l'étendue de son génie, la profondeur de ses vues, son art à saisir et à exprimer les mouvements de la nature; il est loin de croire pourtant qu'il faille essayer de transplanter dans le sol de la Grèce ce chêne gigantesque que les mains de Shakespeare ont fait croître en Angleterre. Toute imitation lui semble mauvaise; la loi qui régit le monde, c'est le progrès. Une tentative même audacieuse et téméraire vaut mieux que l'exécution servile et correcte des plans conçus par nos prédécesseurs. Un autre défaut de l'imitation, c'est qu'elle pousse toute chose à l'excès : les classiques français, en s'appliquant à donner à leurs œuvres la sérénité majestueuse et tranquille des tragédies de Sophocle ou d'Euripide, n'ont-ils pas glacé notre scène, n'en ont-ils pas banni la chaleur et le mouvement? En marchant sur les traces de Shakespeare, Beaumont, Fletcher, Heywood, Webster et Massinger, n'ont-ils pas chargé leurs drames d'actions épouvantables, ne les ont-ils pas noyés dans le sang? Nous osons croire que M. Basiliadis ne se trompe pas dans ces appréciations. Nous approuvons les lignes suivantes qu'il emprunte à une étude sur Shakespeare faite par M. Mézières :

Ceux qui, chez nous ou à l'étranger, s'y sont trompés; ceux qui ont tenté de ressusciter de toutes pièces la tragédie shakespearienne et d'en tirer une théorie à l'usage de tous les temps et de tous les pays, méconnaissent à la fois les conditions nécessaires du dévelop

pement de l'art et la portée du théâtre anglais... Le seul principe des dramatiques anglais, c'est qu'il n'y a pas de principes, et que le poëte doit chercher avec une entière indépendance, les formes qui conviennent le mieux au siècle et à la nation pour lesquels il écrit, formes essentiellement variables, aussi diverses que le goût de chaque peuple.

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Ce modèle dangereux une fois écarté, M. Basiliadis avance qu'un Grec n'a rien de mieux à faire que de retourner à l'étude de ses ancêtres. Ce n'est pas qu'il veuille retomber dans l'esclavage des règles trop fameuses si longtemps attribuées à Aristote, mais il pense que c'est aux anciens que l'auteur dramatique de nos jours doit demander le secret de leurs belles compositions. Il faut apprendre d'eux que la fin de l'art est l'expression de la beauté morale à l'aide de la beauté physique; que la beauté morale est le fond de toute beauté.

Une autre raison engage encore l'écrivain à s'attacher à ces belles œuvres des temps passés, c'est la permanence du caractère grec, dont M. Basiliadis retrouve dans les poésies populaires une image à peine altérée. Les chants de la Grèce moderne, publiés par Fauriel, le comte de Marcellus et Passow, sont animés des mêmes sentiments qui firent battre le cœur des Hellènes contemporains d'Eschyle, de Sophocle et d'Homère. Personne ne s'en étonnerait, et il n'y aurait pas lieu d'en faire la remarque, s'il ne sagissait que des sentiments généreux dont le cœur humain ne peut pas se dépouiller. Mais il y a bien davantage. A la différence du langage près, c'est la même manière de sentir et de s'exprimer. Douceur, grâce, éclat, sensibilité: tout ce qu'on admire dans la poésie ancienne revit dans les chants et dans les complaintes modernes. Iphigénie à Aulis n'aime pas la vie avec plus de passion que la jeune grecque des chants populaires; elle ne salue pas avec une plus vive éloquence la lumière

du soleil que l'héroïne du poëte inconnu. Lorsque le Clephte, couvert de blessures mais fier encore, voit approcher la mort, ses dernières prières sont pour demander un tombeau que le soleil dès le matin puisse visiter de ses rayons et la lune éclairer doucement la nuit de sa lumière, où les hirondelles viendront gazouiller, où le rossignol chantera le retour du mois de mai. Ainsi, dans Sophocle, Ajax avant de se donner la mort, salue pour la dernière fois l'astre qui éclaire le monde, Salamine, sa patrie, Athènes, la ville illustre, les fontaines et les fleuves. Le Clephte qui meurt avant d'avoir connu le mariage songe à l'invisible et fatale fiancée qui l'attend sur l'autre rive, comme Antigone regrette d'en être réduite au triste hyménée de l'Achéron. C'est à travers les temps et les malheurs d'un long esclavage la même passion pour le sol de la Grèce, la même piété pour les morts, le même respect pour les tombeaux. La religion n'a pu détruire au fond des coeurs l'idée de la fatalité. La croyance dans les oracles, dans la divination, l'antique superstition enfin, vit au fond de tous les chants modernes. Des scènes entières de l'Odyssée se retrouvent dans ces compositions ignorantes et naïves. On y voit la même grâce, la même pureté. C'est comme une esquisse gracieuse faite d'après Homère. Les chants héroïques des montagnards et des matelots grecs sont un écho de ceux de Pindare et de Tyrtée. S'il en est ainsi, si l'hellénisme vit au fond de tous les cœurs, que reste-t-il à faire au poëte dramatique, sinon de suivre ces inspirations helléniques, sinon d'être Hellène?

Les Grecs sont sujets à faire de longues préfaces. Ils sont extrêmement diffus dans leurs explications. M. Basiliadis n'a pas échappé à ce défaut national. On peut lui reprocher une faute beaucoup.plus grave encore dans son drame, il ne s'est plus souvenu de sa préface. On croyait, avant d'achever l'exposé de ses

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