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d'occasions de troubles. Comme il n'avait qu'une médiocre estime de la sagesse populaire, il se serait bien gardé de lui remettre en main la direction des affaires. Il préférait à la République un gouvernement tempéré d'aristocratie, de royauté et de démocratie, il mettait au-dessus de tout cela le gouvernement d'un homme sage, dirigé par des sages, travaillant au progrès de la félicité publique, à l'expulsion de l'ignorance et des mauvaises passions.

Les disciples de Zénon restèrent fidèles aux principes du maître, c'est pourquoi on les voit s'insinuer auprès des princes, s'emparer de leur cœur, se faire leurs conseillers intimes et surtout leurs directeurs de conscience. Il ne faut pas oublier que, dans l'antiquité, les diverses sectes de philosophie peuvent être considérées comme des espèces de religions, le stoïcisme, principalement, affecta cette forme. Les disciples du portique après le triomphe de Rome sur la Grèce, deviennent auprès des princes, de véritables directeurs de conscience. Dans les grandes familles de Rome, ils remplissent le même rôle; on leur confie l'éducation des jeunes gens, on les consulte dans le choix des précepteurs; on leur ouvre les secrets des familles, on aime à prendre leurs avis dans les situations difficiles ou douteuses. Quand le devoir n'est pas tracé nettement, que l'on hésite entre l'honnête et l'utile, on les appelle, ils viennent, ils discutent, ils distinguent, ils décident; ils ont établi la casuistique, longtemps avant ceux que nous appelons aujourd'hui les casuistes. Les cas délicats de conscience sont soumis par eux à des examens subtils, dont on peut voir des modèles dans le troisième livre du de Officiis de Cicéron. Ce sont aussi des consolateurs dans l'affliction. Ce sont par-dessus tout des théoriciens politiques qui ont une idée et qui cherchent à la mettre en pratique.

Leur rêve était de rencontrer un prince, un état, une ville ayant l'autorité souveraine, pouvant se faire obéir, et qui voulût travailler à la grande œuvre l'unification du monde.

On les avait vus, épris de la législation de Lycurgue, essayer de relever l'antique Sparte, on les voit accourir à Rome, parce que Rome leur offre ce pouvoir fort, et universel. Rome maîtresse du monde, répond à leur rêve c'est leur idéal.

Sorti des écoles d'Athènes, Blossius se rend dans la patrie de Tibérius Gracchus, et il entre bientôt dans sa famille, sur le pied d'un ami, d'un sage, d'un directeur politique. Il ne tarde pas à reconnaître dans cette famille une disposition secrète qui l'incline vers le peuple, et la sépare des Scipions. D'un côté, l'aristocratie élégante, hautaine, et n'ayant nul souci des rêves chimériques; de l'autre, une vaste ambition, une inquiétude qui veut agir, qui cherche de nobles motifs à de grandes entreprises.

Tandis que Panétius, un stoïcien adouci, un sage mitigé, s'accommode des idées de Scipion et loue avec Polybe la constitution romaine; Blossius, qui cherche un rôle, s'attache à la famille des Gracques et tourne les yeux vers le peuple. Blossius n'est pas d'humeur à tempérer le stoïcisme; il voit avec antipathie Panétius renoncer aux dogmes principaux de la secte, et pratiquer les préceptes de la conscience mise au large. Pour lui, il songe à faire disparaître les inégalités choquantes que l'aristocratie maintient dans Rome.

Diophane le rhéteur avait préparé le cœur de Tibérius aux confidences et aux desseins de Blossius. Il est naturel de penser qu'il l'avait rempli de l'idée d'un rôle brillant à jouer, qui ressemblerait à celui de Périclès. Ce que M. Villemain écrivait de Cicéron, on peut le dire surtout de Tibérius: « Cette idée d'une dictature

pacifique fondée sur la justice et sur le charme de la parole, cette imitation du pouvoir que Périclès avait si longtemps exercé dans Athènes, le séduisit toujours... Il se formait les idées les plus pures de ce citoyen prédominant, de cet homme d'état par excellence pour lequel il réclamait une autorité que, dans son cœur, déférait à lui-même. Il lui proposait pour récompense et pour soutien la gloire, et pour terme de ses efforts, le bonheur des citoyens et l'illustration de l'État. "

il se

Restaient les moyens d'exécution. Il était facile de les trouver dans Rome. Le principal, c'était le peuple lui-même. C'était là qu'il fallait chercher son point d'appui et trouver le levier qui devait porter la famille des Gracques au rang suprême.

Il n'est question de rapporter ici ni l'entreprise ni les événements qui la firent échouer. Il suffit d'esquisser le rôle des deux Grecs. Il est certain que Blossius ne cessa d'être aux côtés de Tibérius, qu'il lui inspira ses plus hardies résolutions, qu'il l'affermit dans ses desseins, qu'il lui dévoua sa vie et se mit à son entière disposition. Lorsqu'au jour décisif, des présages funestes découragent Tibérius, c'est Blossius qui le ranime. On sait l'histoire des corbeaux. Les partisans les plus hardis des tribuns s'arrêtent. Mais, écrit Plutarque, Blossius de Cumes, qui était là, dit « que ce sera une honte, une indignité, si Tibérius, fils de Gracchus, petit-fils, par sa mère, de Scipion l'Africain, et magistrat du peuple romain, refuse, par crainte d'un corbeau, de se rendre à l'appel de ses concitoyens: ses ennemis ne tourneront-ils pas cette làcheté en risée? Ils iront criant partout que c'est l'acte d'un tyran qui insulte le peuple.

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Les grands ne s'y trompèrent pas. Ils poursuivirent d'une haine égale Tibérius, qui avait fait le coup, et les Grecs qui l'avaient conseillé. Diophane périt le

même jour que son élève. Blossius échappa d'abord, mais un surcroît d'enquête ayant eu lieu, il crut faire bien en prenant la fuite. Où alla-t-il en quittant Rome? Auprès d'Aristonicus, un frère naturel d'Attale, qui avait levé contre Rome l'étendard de la révolte et fondé sous le nom d'Héliopolis une ville universelle ouverte à tous les aventuriers, une espèce d'Icarie asiatique où Blossius allait chercher une nouvelle occasion d'appliquer ses théories philosophiques et sociales.

J'ai réduit aux proportions d'une analyse succincte le travail de M. Réniéris. J'espère en avoir fait comprendre l'originalité et l'intérêt. Ceux qui le liront y trouveront autant de sagacité que de justesse. Une ample connaissance de l'antiquité, une connaissance non moins ample de tous les travaux modernes qui sc sont accomplis en Allemagne dans ces dernières années. A côté des noms de savants érudits qu'on trouve cités au bas des pages, on rencontre aussi des noms qui font · honneur à l'érudition française. En les citant, M. Rẻniéris nous honore, il s'honore lui-même ainsi que la nation à laquelle il appartient.

M. Réniéris mérite surtout des éloges pour le style et la langue qu'il emploie. On y verra combien cette langue grecque actuelle a de souplesse et de facilité pour exprimer toutes les idées les plus variées, les circonstances les plus diverses d'un récit historique, les conjectures les plus fines d'une critique hardie. En conservant des locutions, des constructions de la langue moderne, l'écrivain sait, avec un très-rare bonheur, emprunter aux sources de la pure antiquité les mots les plus riches et les plus mélodieux. Je sais que beaucoup de bons esprits nourrissent des préventions contre la langue hellénique telle que l'ont faite les savants depuis une trentaine d'années. Ils aimeraient à leur voir conserver le romaïque dans toute sa rudesse. Les Grecs

ont raison, je pense, de ne pas partager cette prédilection pour un patois qui avait ses agréments, mais dont les difformités n'étaient que le résultat de l'oppression, de la barbarie et de l'ignorance. En se relevant, les Grecs ont dû songer à relever leur langue. Ils y ont tâché, ils y sont presque parvenus. Ce serait une grosse erreur de croire que l'idiome qu'ils parlent est un pastiche d'amateur et d'artiste : c'est une langue qui conserve, des temps modernes, ce qu'elle n'en peut répudier, c'est-à-dire la construction analytique, mais qui se fortifie en remontant à son origine et en se reformant sur l'ancien modèle des temps classiques.

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