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A relire attentivement le poëme d'Érotocritos, on y trouve quelque chose de cette imagination orientale, dont la sobriété n'est pas le principal caractère.

On s'attend bien sans doute à ce que j'aie cherché une ressemblance entre le roman grec d'Erotocritos et quelqu'une de nos vieilles compositions françaises. Je trouve des analogies assez frappantes dans le roman d'Aucassin et de Nicolette avec l'oeuvre de Cornaro. C'est un ouvrage, tantôt en prose et tantôt en vers, du milieu du XIIIe siècle. La Curne Sainte-Palaye, en le publiant, l'a intitulé les Amours du bon vieux temps. Amaury Duval, qui l'a étudié dans le XIX volume de l'Histoire littéraire de la France, p. 747, le range parmi ces poëmes d'amour et de galanterie qui rappellent assez bien par la délicatesse des sentiments, par la politesse et l'élégance même de l'expression, les livres des deux écrivains grecs qui, l'un, Héliodore, vers la fin du IV siècle après J.-C.; l'autre, Émathe on Eumathe, soit au VIo, soit au XIIo, ont raconté les aventures de Théagène et Chariclèe, et celles d'Ysmène et Ysménias (1).

Le sujet d'Aucassin et de Nicolette se trouve être en beaucoup d'endroits à peu près le même que celui d'Érotocritos, avec cette différence toutefois, que les rôles sont intervertis. Aucassin est d'une condition supérieure à Nicolette et les obstacles à leur union viennent d'abord du père du jeune amant.

Ce damoiseau, fils de Garains comte de Beaucaire, s'est pris d'amour pour une jeune esclave, aux mains du vicomte de la ville. Il ne veut prendre part ni aux tournois, ni aux combats plus réels de la guerre, si l'on ne lui donne sa douce amie Nicolette.

(1) Voir l'Histoire de la littérature grecque, par Donaldson, traduite en grec par M. N. Valettas, t. II, p. 398 et 407.

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Fils, lui dit son père, ce ne porroit être. Nicolette laisse ester; que c'est une caitive qui fu amenée d'estrange terre. Si l'acata li visquens de cette ville as Sarrasins, si l'amena en ceste ville. Si la levée et bautisée et faite sa fillole: si li donra, un de ces jors, un baceler qui du pain li gaaignera par honor de ce n'as-tu que faire, et se tu femme viz (tu veux) avoir, je te donrai la fille a un roi u à un conte. "

Ce sont à peu près les conseils de Phrosyne à Arétusa.

Afin de couper dans sa racine le mal qui ronge la fille d'Héraclès, celui-ci imagine de faire partir Érotocritos pour l'exil. Garains de Beaucaire se rend chez le vicomte de la ville, qui avait acheté des Sarrasins la jeune Nicolette. Là, par des menaces très-dures, telles qu'un suzerain pouvait alors en faire à un vassal, il le force de lui promettre qu'il exilera sa pupille, sa fillole, comme on l'appelle dans ce roman, qu'il l'enverra si loin qu'Aucassin ne pourra jamais la retrouver. Cependant le vicomte se contente de l'enfermer dans une prison, sous la garde d'une vieille servante, au faîte du palais.

Instruit de la division qui règne entre le père et le fils, Bongars de Valence, ennemi acharné du comte de Beaucaire, en profite pour attaquer ses domaines, et l'assiéger dans le château de la ville. Garains voit avec regret son fils refuser de se mettre à la tête de ses vassaux pour repousser l'assiégeant. Après bien des instances, Aucassin promet de prendre les armes, si l'on lui laisse voir Nicolette une fois. « Je l'otroie, » dit le père; et Aucassin, «ivre de joie, ceint une épée, prend l'écu et la lance, monte sur son destrier, l'éperonne; il est bientôt hors des portes du château. On pense bien qu'il va faire des prodiges de valeur. Il frappe d'estoc et de taille les ennemis surpris, épouvantés et fait un «caple (un amas de morts) entor li autresi com li senglers quant

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li cien l'asalent en la forest. » Il fait même prisonnier le comte Bongars et le traîne jusque dans le château où il le présente à son père.

Aucassin à son tour est mis en prison

En une prison l'a mis
En un celier sosterin

Qui fut fait de marbre bis,

tandis que Nicolette recouvre sa liberté.

En passant auprès du souterrain où gémit Aucassin, Nicolette a reconnu sa voix. Elle passe sa tête par une crevasse du mur, elle le console. Elle coupe ensuite une mèche de ses cheveux qu'elle jette dans le cachot. Je passe vingt autres incidents qui ne se rapportent pas à notre poëme. En voici un qui s'y rattache, je pense, d'une manière assez directe:

Nicolette, qui a été transportée à Beaucaire, est reconnue comme fille du roi de Carthage. Son père veut, bientôt après, lui donner pour époux un roi païen. Mais, comme Arétusa, Nicolette reste fidèle à son premier ami. Pour échapper à la cruelle nécessité de manquer à sa foi, elle s'enfuit du palais et va se cacher chez une vieille femme qui demeurait sur le port. «Pour qu'elle ne pût être découverte, la vieille lui teignit la peau avec une certaine herbe qui lui donna l'apparence d'une vraie femme maure. Déguisée en jongleur maure, elle revient à Beaucaire, et, devant Aucassin, elle chante les amours d'Aucassin et de Nicolette, leurs malheurs lorsqu'ils furent séparés et que Nicolette fut transportée à Carthage. "Ce qu'elle n'oublia pas de dire, c'est que le roi de ce pays, qui l'avait reconnue pour sa fille, voulait lui faire épouser un roi païen :

Donner li volent baron
Un roi de païens felon :

Nicolette n'en a soing,
Car elle aime un dansellon
Qui Aucassins avoit non :
Jà ne prendera baron

S'ele n'a son ameor

Que tant désire.

Quand Aucassin apprend que Nicolette vit encore, qu'elle est à Carthage, il couvre de caresses le faux jongleur, il lui offre sa fortune entière, s'il veut s'engager à l'aller chercher et à l'amener à Beaucaire.

On se rappelle sans doute l'entretien du chevalier noir inconnu avec Arétusa dans sa prison: la jeune fille reste fidèle en dépit de tout à son Érotocritos, et celui-ci, touché de tant de constance, se fait enfin reconnaître.« De son côté, Nicolette voyant les transports et les larmes d'Aucassin, s'engage à lui rendre sous peu cette femme tant aimée, et, en effet, elle court chez la veuve de son ancien protecteur, de ce vicomte, son parrain, mort depuis quelque temps. «La bonne dame la fit baignier et laver et séjorner huit jors tous plains, si prist une herbe qui avait non esclaire, si s'en oinst, si fu aussi bele qu'ele avoit onques esté à nul jor. Si se vesti de rices dras de soie dont la dame avait assés; si s'assist en la cambre sur une cuente-pointe de drap de soie. "

C'est alors qu'on appelle Aucassin :

Quant or la voit Aucassins

Andex ses bras li tendi,

Doucement le recaulli (l'acceuille)

Dès le lendemain, Aucassin en fit sa femme, à la grande satisfaction de tous ses vassaux.

Dame de Biaucaire en fist.

Puis vesquirent-il mains dis
Et menerent lor delis.

Je ne crois pas m'abuser en reconnaissant de l'analogie entre les deux poëmes, dans les scènes que je viens de rapporter, il n'y a pas de doute sur l'antériorité du poëme français. La ressemblance de ces aventures ne peut être l'effet du hasard.

Du reste, ce trait significatif d'un visage noirci par le suc de certaines herbes, et par là, rendu méconnaissable, se retrouve encore dans les compositions de nos trouvères. Maugis, leneveu négromant de Charlemagne, possède les mêmes secrets, et il en use; il va même jusqu'à changer en un clin d'oeil le pelage d'un cheval et à lui faire une robe nouvelle qui le transforme aux yeux de celui qui le possédait. Maugis s'était instruit à Tolède, célèbre école de magie, c'était là qu'il avait appris à connaître le suc puissant des plantes.

Dans le roman du comte de Poitiers, publié pour la première fois, d'après le manuscrit de l'arsenal par Francisque Michel, en 1831, le comte de Poitiers, qui a intérêt à se déguiser, prend l'habillement d'un pélerin qui le lui cède et celui-ci lui barbouille le visage afin qu'il ne soit pas reconnu

Plus noirs est d'airement bouli

C'est-à-dire qu'il devient plus noir que l'encre, airement étant le mot latin atramentum comme dans ce vers du trésor de Pierre de Corbiac:

Humoroza, freia, negra con airamenz (').

Ainsi déguisé, le comte arrive à Poitiers, il entre chez le duc qui était à table; nul ne le reconnaît, il n'est pas mal accueilli, il s'assied devant un grand feu de charbon, et personne ne se doute de ce qu'il est (2).

(1) J. des Sav. p. 379, juillet 1831.

(2) Dans les Mille et une nuits, il y a aussi un changement de couleur dans le conte de Simbad, le marin.

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