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consent à l'épouser. Érotocritos se noircit de nouveau le visage, et sort tout joyeux de la prison.

La nouvelle du changement qui s'est fait dans la volonté d'Arétusa se répand et porte partout l'allégresse. Seul, Polydore s'afflige pour son ami. Pézostrate n'en est pas moins attristé.

Quant à Héraclès, il s'empresse de faire sortir sa fille de prison. On la pare de mille atours, de vêtements magnifiques. Elle reparaît dans le palais, se réconcilie avec ses parents.

Érotocritos demande qu'on fasse venir au palais Pézostrate et sa femme. Il veut s'expliquer en leur présence. Le ministre disgracié qui, depuis cinq ans, vit dans la retraite, s'étonne et s'effraie de cet ordre. Il obéit cependant. A la vue de son père et de sa mère, Érotocritos se trouble; il pleure; il se jette à leurs pieds, il les embrasse et, reprenant sa voix naturelle, il demande au roi pourquoi il l'a si longtemps tenu dans l'exil, pourquoi il a en même temps, éloigné son père de sa royale personne. Voilà cinq années que dure son ressentiment contre eux. Mais lui, bien qu'exilé, aussitôt qu'il a eu connaissance de l'invasion des Vlaques et des périls du roi, il a oublié les injustices dont il était victime, il a volé à la défense de son pays. Au reste ce qu'il a fait ne mérite pas de reconnaissance, parce qu'il est le serviteur et l'esclave du roi; si le ressentiment d'Héraclès dure encore, il est prêt à repartir pour l'exil; comme aussi si Arétusa ne veut pas de lui pour mari. "Vous ne me reconnaissez pas, ajoute-t-il, maintenant regardez-moi bien. » Son visage était encore tout noir. Mais quand il eut lavé sa face, tout le monde le reconnut. Son père et sa mère se sont jetés dans ses bras. Le roi ne refuse pas de lui donner Arétusa, et de l'admettre à l'héritage de son trône. Arétusa consent à recevoir Érotocritos pour époux, il était écrit au ciel,

dit-elle, que je serais sa femme. L'allégresse règne dans le palais. Les grands, les Archontes remplissent le palais et prennent part à la fête. Le lendemain, Érotocritos monta sur le trône d'Héraclès; il y gagna l'amour de ses sujets, l'estime et la confiance des princes voisins. Arétusa et lui vécurent dans un bonheur que les années augmentèrent au lieu de le diminuer; ils eurent de nombreux enfants qui tous furent riches et puissants. Ainsi, l'un et l'autre furent récompensés des peines qu'ils avaient éprouvées, ainsi furent bénies leur sagesse et leur fidélité.

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Que le lecteur, dit le poëte, apprenne à ne jamais perdre l'espérance, à être indulgent et bon. Ma barque arrive enfin au port, j'oublie mes fatigues et les tempêtes, la terre fait entendre sa voix, et le tonnerre gronde pour effrayer mes ennemis, ces ignorants jaloux toujours prêts à tout blâmer. Quant à ceux qui désireraient connaître qui je suis, je leur dirai que je suis Vincent Cornaro, à qui Dieu puisse faire grâce, né à Sittia, où il a aussi écrit son poëme, et marié dans la ville de Castro. Que ceux qui liront ces vers, les corrigent et les polissent pour les bien comprendre."

Telle est l'analyse des onze mille quatre cents vers environ, dont se compose le poëme d'Érotocritos.

Un écrivain plus occupé du mérite d'être court, aurait pu réduire de beaucoup la longueur de cette œuvre. Il y règne une redondance parfois fastidieuse. Les longs discours pourraient être abrégés, les comparaisons diminuées de moitié, les lamentations amoindries, et les combats plus sobrement racontés. Au point de vue de l'art, l'œuvre y gagnerait, mais peut-être n'auraitelle pas, avec des proportions plus mesurées, conquis aussi facilement les imaginations populaires. Ce qui peut être un défaut pour le lecteur habitué aux productions d'un goût raffiné, est apparemment une beauté

pour le lecteur encore naïf, et neuf aux impressions littéraires. Les enfants ne se lassent pas des détails surabondants dont on amplifie la narration des faits, ils y prennent le plus vif plaisir. La répétition des mêmes circonstances, loin de les fatiguer, les attache; ils n'aiment point les récits qui finissent trop tôt, ils se plaisent à prolonger les développements où la curiosité n'a que faire ils arriveront trop tôt au dénouement. Telle était sans doute l'état d'esprit des lecteurs à qui Vincent Cornaro destinait son poëme. Ils étaient loin d'être usés sur les sentiments qu'il leur présentait dans son livre, ils se complaisaient dans le prolongement des mêmes situations, et l'auteur ne s'y complaisait pas moins lui-même. Toute révérence gardée, n'en est-il pas de même dans Homère? Qu'est-ce qui choquait le plus dans l'œuvre du vieux poëte, les critiques trop exercés et trop subtils du XVIII° siècle? N'était-ce pas la répétition des mêmes détails, le retour des mêmes images, les redites, ce qu'ils appelaient sans respect le rabâchage homérique? Et pourtant c'est là le caractère des compositions primitives. Nos études agrandies aujourd'hui par la comparaison des littératures et des langues, n'y trouvent plus rien de choquant. Qu'il s'agisse d'une épopée indienne, d'une geste du moyen âge, nous acceptons ces imperfections littéraires, comme la marque d'une spontanéité qui vaut beaucoup à nos yeux, d'une simplicité naturelle que nous préférons à toutes les exactitudes rigoureuses de la règle de l'équerre et du

compas.

Quand on envisage le sujet de l'Érotocritos, on n'a pas de peine à s'en expliquer le succès. Il n'y a dans ce long poëme pas une situation qui choque la bienséance, pas un sentiment qui ne soit honnête et d'une pureté rare. Ce n'est pas peu de chose, dans une littérature qui ne respecte pas toujours les oreilles et l'imagi

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nation des lecteurs, chez un peuple où l'amour revêt souvent les formes les plus animées, et se colore dans l'expression des métaphores les plus hardies et même les plus hasardées.

Ce poëme est la glorification de l'amour, de la constance, de l'amitié, du dévouement d'un sujet à son roi, et de la vaillance chevaleresque. Érotocritos, Arétusa, Polydore et Phrosyne sont les héros de ces vertus. Chacune des divisions du livre a un caractère déterminé par le triomphe de l'un ou l'autre de ces sentiments. C'est d'abord l'amour et l'amitié, puis la valeur dans les tournois, la constance d'Arétusa, le dévouement de Phrosyne, le courage dans les combats et le salut de la patrie. Cette succession, heureusement combinée, des aventures qui diversifient le sujet, entretient dans le poëme, malgré sa longueur, un intérêt toujours suffisamment animé.

Les peintures de la première partie ont beaucoup de fraîcheur et de grâce. Cet amour de deux jeunes gens, né dans des circonstances romanesques, entouré de mystère, secrètement partagé, sans que les deux amants se connaissent, la nécessité où l'un et l'autre se trouve de renfermer son secret en son âme, ces sérénades troublées par un acte de téméraire audace, les dangers que l'on redoute, les obstacles que l'on prévoit, l'exquise pureté de cette passion qui vit d'ignorance d'une part, et de l'autre s'accroît des craintes qu'elle inspire: tout cet ensemble d'élan et de réserve, de timidité et d'audace, d'espérance et de doutes, a été admirablement décrit par le poëte. Il est bien grec dans cette sorte d'idylle. Érotocritos et Arétusa sentent l'un et l'autre toute la puissance inévitable de l'amour tel qu'il éclate dans les âmes ardentes des populations du midi de l'Europe. C'est une surprise, un coup de foudre. Tels sont les personnages de la tragédie antique, tels sont ceux de

Théocrite. L'amour d'Érotocritos est une langueur accablante, un feu qui le ronge, une maladie qui l'abat, il est le même chez Arétusa. Elle en perd le sommeil, la fraîcheur et la santé.

Polydore nous attache par son dévouement et la simplicité de son caractère; Phrosyne mérite notre estime par sa sagesse. Elle n'est pas une de ces nourrices lâchement complaisantes pour le mal. Elle résiste à sa chère Arétusa; elle ne lui cède qu'après de longs efforts, et encore, en cédant, elle ne trahit ni son devoir, ni la vertu; il y a une grande beauté morale dans la conception de ce caractère.

Quoique le poëte, tout entier occupé des mouvements qui troublent ces deux jeunes gens, néglige d'établir d'une manière précise le lieu de la scène, et semble d'abord ne jeter jamais un regard sur le monde extérieur; il n'est pas dépourvu néanmoins du sentiment des beautés de la nature, il l'a au contraire très-profond et très-vif: c'est ce qu'on voit dans les comparaisons qu'il emprunte aux fleurs, aux arbres, aux heures du jour, aux mouvements des flots, au chant des oiseaux. Il y a mille endroits où la poésie est des plus riches, où l'expression est des plus douces, où les couleurs ont les reflets les plus chatoyants, où l'harmonie a les plus heureux effets et les plus savamment produits. Ceux qui liront les vers du poëte en seront étonnés et ravis. Je sais là-dessus le sentiment des Grecs, et j'exprime mon opinion avec d'autant plus de confiance, que j'avais noté moi-même quelques-uns de ces passages d'une musique très-marquée, dont j'ai depuis entendu vanter la beauté par des Hellènes.

Dans la peinture du tournoi et des batailles, Vincent Cornaro ne fait pas moins preuve d'un talent vigoureux. Le second et le quatrième livres remplis de ces descriptions lassent, il faut en convenir, par l'unifor

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