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apporta cette triste nouvelle. Aussitôt il ordonna à son chambellan d'enlever le vêtement de la reine d'entre ses bras, ce serviteur s'appelait Jean de la Chambre, et il lui dit de ne plus mettre le vêtement sur son lit. Alors il soupira et dit : « Anathème sur l'heure et sur le jour où l'on m'a remis cette lettre; la lune assurément était dans le signe du capricorne quand on me l'a écrite. "

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Le roi, en homme sensé, ne fit rien paraître, et il se fit beaucoup de violence pour montrer de l'allégresse, mais il ne le pouvait pas. Ses chevaliers voyant à son visage qu'il avait une très-vive peine l'interrogèrent et lui dirent: « Dites-nous ce que vous nous cachez; si nous le savions nous pourrions partager avec vous votre ennui. »

Le roi soupira et leur dit : « Mes chers amis, je prie Dieu qu'il n'arrive jamais à mes amis pareille nouvelle, pas même à mes ennemis, c'est un message très-amer et empoisonné, qui ne peut se partager; il entre dans le cœur comme un noeud, et comme cela reste dans mon cœur. Il n'est personne qui puisse le guérir, excepté le Tout-Puissant. Et je vois bien que le Roi des rois est irrité contre moi, car je ne me suis pas contenté de l'héritage que m'avaient donné mes parents, j'ai cherché à prendre ce que n'avaient pas mes pères, et il a fait que mes amis prennent vengeance de moi plus que de mes ennemis; c'est pourquoi il dit: Garde-moi de ceux en qui j'ai confiance, parce que je prends mes gardes moi-même contre mes ennemis. » Et les pauvres chevaliers tombèrent dans une grande douleur, ils interrogeaient leurs serviteurs s'ils connaissaient quelque chose sur ce sujet.

Le roi voyant d'ailleurs qu'il n'avait plus rien à faire dans le pays de l'occident, ayant l'assurance de la paix avec le sultan, dit adieu aux princes de l'occident, il monta sur son navire et il revint à Chypre. On le reçut

selon les coutumes royales, on lui fit des fêtes et un joyeux accueil pendant huit jours.

Il faut que nous revenions au comte messire Jean de Morphe. Lorsque vint la nouvelle à Chypre que le roi avait terminé ses affaires, et qu'il était près de retourner, le susdit messire Jean de Morphe fut en grand souci à cause de l'arrivée du roi; il craignait qu'on ne lui racontât la chose, et surtout les maîtresses du roi, pour contrarier la reine. Or il envoya deux pièces d'étoffe d'écarlate, l'une à la dame Jeanne Laleman, l'autre à la dame Ischiva de Standeli, de couleur fine, et mille pièces d'argent à chacune, et il les fit prier de lui promettre qu'elles ne diraient rien, pas même au roi, et si elles entendaient quelqu'un le dire, de le contredire comme un menteur. Les dames promirent de le faire, et elles le firent en effet.

Le roi s'étant mis en mer, il s'éleva une grande tempête, et il fit voeu, s'il arrivait à bon port en Chypre, d'aller visiter tous les monastères du pays et d'y faire ses prières. Le ciel le sauva, il arriva heureusement à Nicosie, il alla visiter les monastères. D'abord ilalla au monastère de Sainte-Claire, et il donna àmessire Jean Moustri beaucoup de pièces de monnaie, et celui-ci les porta avec lui. Il prit l'autorisation de l'abbessse, et ils montèrent dans les cellules des nonnes. Il entra dans la cellule de la dame Jeanne Laleman, et celle-ci se mit à genoux, elle baisa la main du roi, et le roi l'embrassa avec grande affection, il lui donna mille gros d'argent, et lui ordonna de déposer sur le champ l'habit de religieuse, de quitter le couvent puisqu'elle y était entrée sans sa volonté, sur l'ordre de la reine. Le roi continua ses dévotions dans les couvents, donnant à chacune de ces maisons pour le salut de son âme. Le roi vint au palais, et fit de venir devant lui les deux dames; il les fit mettre dans une chambre, et là il les

interrogea en secret sur les propos que l'on tenait. Comme nous l'avons dit déjà, les deux dames s'étaient concertées. Il les interrogea à part, toutes deux dirent la même chose au roi, et il ne put rien apprendre d'elles; elles lui disaient: « Sachez que la reine fut mécontente de messire Jean Visconti, elle l'a insulté, et lui, faché pour cela, a écrit à votre majesté la lettre que vous avez reçue. » Elles lui disaient encore: « Sire, vous savez que nous ne sommes pour rien dans votre grâce, mais le comte de Rochas est un bon serviteur de votre majesté, pourrions-nous faire contre lui quelque déposition injuste et mensongère?" Ainsi le roi fut trompé par ces deux dames, en croyant qu'elles lui disaient la vérité.

Voilà comment l'affaire se passa, comme je l'ai su de madame Losé, la nourrice des filles de sire Simon d'Antioche, qui était une femme lige du comte de Rochas, elle savait toute la suite de cette affaire; elle était la mère de Jean Magiros.

Revenons au roi. Comme il n'avait pas confiance dans les propos de ces deux dames, il demanda leur avis à ses seigneurs, à ses frères et à tous les autres barons, grands, hommes liges, ses conseillers et il les consulta par ordre. Le roi leur parla ainsi : « Seigneurs honorés de Dieu, mes amis et mes frères, je vous confie la peine, le chagrin ardent et l'incendie qui dévore mon cœur; désormais aucun ne peut être surpris pour ce qui m'est arrivé, parce que je suis moi-même la cause de ce malheur, je ne blâme personne autre que moi. Dieu m'a fait roi de Chypre, il m'a appelé aussi roi de Jérusalem, et avant le temps j'ai été pressé de posséder ce royaume de Jérusalem, et j'ai voulu accomplir ce dessein pour votre bien, pour votre honneur et pour le mien; Dieu m'a châtié, il a puni mon orgueil. Plût au ciel que je fusse resté roi de Chypre honoré, plutôt que

d'être roi du monde, mais deshonoré. Je suis né dans le signe du capricorne et j'ai été couronné sous l'influence d'un mauvais astre. Aussi, seigneurs, je vous ai convoqués, je vous ai rassemblés ici, pour vous dire mon chagrin, il est lourd, difficile à porter, il me couvre de honte, il est indécent à vous le raconter. Je sais que tous vous êtes sages; voyez ce que je vous demande, et justifiez-moi selon la justice et la gràce que le SaintEsprit vous donnera. »

Alors, tous d'une seule voix, lui dirent : « Seigneur et maître, si quelqu'un s'est fait quelque imagination, ou d'après sa passion vous a paru dire des propos inconvenants pour votre royauté, en prince sensé vous n'en devez rien croire, car on dit beaucoup de choses dans le monde, qui ne sont pas paroles d'évangile. "Le roi se remplit de colère et dit à ses seigneurs: "Si vous ne voulez pas me croire, voyez la lettre qu'on m'a envoyée en France, et, par elle, vous connaîtrez comment les choses se sont passées. Cependant je demande votre avis, dites-moi ce qu'il vous semble que je doive faire. Dois-je me séparer de ma femme, et la renvoyer à son père? dois-je faire périr le chien, le galeux qui a abîmé ma perle, ou n'en dois-je rien faire paraître ? Dites-moi ce qu'il vous en semble, et je vous promets que je ne ferai rien autre chose que ce que vous me conseillerez. Ne dites pas que je vous trompe avec ces paroles, et que je peux bien me venger moi-même; mais vous savez que tous les hommes ne raisonnent pas, et pour cela je m'adresse à vous, plus il y a d'hommes, plus il y a d'esprit. C'est pour cela que depuis longtemps nous avons un conseil de vieillards éprouvés, et par eux nous trouvons la vérité. Les hommes peuvent malaisément être juges dans leurs propres affaires; voyez les médecins, ils ne soignent pas eux-mêmes leurs femmes et leurs enfants, parce

qu'ils ne peuvent distinguer chaque maladie à cause de la grande affection qu'ils ont pour eux; il faut donc que ce soient des médecins étrangers qui guérissent leurs femmes et leurs enfants, de même il faut que ce soient des juges étrangers qui jugent les griefs, parce que la colère ou la douleur manque à ces étrangers, qui voient l'affaire telle qu'elle est. C'est pour cela que je vous remets l'autorité; c'est pour cela que je vous ai rassemblés afin de porter devant vous les griefs que j'ai, et que vous jugiez selon ce qui vous semblera juste. "

Ils répondirent au roi : « seigneur, nous avons entendu votre plainte, votre demande et votre chagrin, nous espérons dans la grâce de Dieu, pour qu'il nous enseigne ce qui doit lui convenir et convenir à votre majesté. Sur le point que vous nous ordonnez de juger, veuillez vous retirer un peu, afin que nous délibérions, et que nous choisissions le parti que Dieu trouvera le meilleur, et que nous vous disions ce qui doit se faire."

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En entendant ceci, le roi se retira aussitôt. Etles chevaliers se livrèrent entre eux à une discussion pénible : les uns parlaient de tuer le comte; mais ils disaient : « sinous le faisons, nous révélerons l'affaire, et ce sera une grande honte pour nous. » D'autres disaient : « il est bien dit qu'il y a trois choses que nous devons éviter, la colère, la haine et le bruit public. Mais si nous disions de tuer la reine, vous savez qu'elle est de la grande famille des Catalans, ils sont impitoyables; ils diront que nous avons agi par haine, il prendront les armes, ils viendront ici, ils détruiront notre pays avec nos biens. D'un autre côté, si nous tuons le comte, le fait va s'ébruiter, les uns le croiront, les autres ne le croiront pas, tous croiront que nous avons tué le comte pour cette affaire, et le bruit s'en répandra dans le monde entier. Et notre roi est comme l'oiseau, et

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