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cœur ne tardera pas à s'en repentir. Ces mots affligent le roi, il ne peut se consoler de perdre ainsi la femme dont la beauté avait fait d'abord sur lui la plus vive impression. Il presse de questions le vieillard, il veut savoir tout ce qui regarde les parents de l'étrangère. Bientôt il remercie Dieu qui le tire du danger, et l'arrache aux mains du démon.

« Comme la première fois, pas une des paroles du vieillard ne se trouva fausse.

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Rempli de joie, le roi prend le vieillard en secret: -Dis-moi aussi quelle est ma nature, je voudrais bien savoir quelle est ma naissance. -Ayez pitié de moi, s'écrie le vieillard; vous exposez ma tête, ma vie, la lumière de mes yeux, si vous m'obligez à dire quelle est votre nature. Le roi jure de ne point le maltraiter; il lui fait présent de fortes sommes d'argent. Ptocholéon cherche encore une fois à se soustraire à cette terrible révélation.-Pourquoi ces ordres, pourquoi cet argent? Eh bien! sachez-le donc, vous êtes fils d'un esclave, d'un boulanger, un misérable paysan; vous n'êtes roi que par la royauté que vous possédez, et pas autrement. «Le roi se trouble, il s'étonne; il envoie chercher sa mère.

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Qu'est ceci? lui dit-il; est-ce vrai, ce que dit Ptocholéon? Il m'a révélé le secret de ma naissance, et prétend que je suis fils d'un esclave, que je suis un misérable vilain.

"Ecoute donc, lui dit sa mère. Ton père, le roi Pierre, avait une maladie de la vessie; il n'avait pas d'enfant, son chagrin en était profond et vif; il pensait à sa couronne. Je songeai donc, moi, à avoir un enfant de quelqu'un des grands de la cour, mais j'eus peur que celui que j'aurais choisi par amour n'eût recours à la ruse, ne tramât quelque perfide intrigue et ne s'emparât du trône. Il y avait dans le palais un esclave

qu'on appelait Moustapha; je m'approchai de lui et j'eus de lui un fils, c'est toi-même.

Le prince revient auprès du vieillard, il se prosterne devant lui, il tombe à ses pieds, il les embrasse. Il le conjure au nom de Dieu de garder le secret sur la révélation de la reine. - Je te donne la liberté, je te donne tout l'argent que tu peux désirer; veille sur ma vie, je veillerai sur la tienne, reçois en présent cette perle qui vaut soixante mille écus d'or.

« Le vieillard accepte ces bienfaits, il retourne vers sa famille à laquelle il fait part de ses biens. En peu de temps il remonte au rang d'où le malheur l'avait précipité: ses richesses sont aussi grandes qu'avant. Ainsi Dieu honore les hommes sages, ainsi la science de Ptocholéon lui rendit la fortune qu'il avait autrefois. »

Il serait difficile de dire au juste le temps et le pays où se passa cette aventure merveilleuse. On peut croire pourtant que le théâtre où se développent le dévouement d'abord et ensuite la science de Ptocholéon n'est autre que la cour impériale de Constantinople. Sous quel souverain? Il n'est pas plus aisé de le dire, il serait même téméraire de le rechercher; il est vrai pourtant que le père de ce prince trop curieux est désigné sous le nom de Pierre. Pour trouver ce nom dans la liste des empereurs, il faut descendre jusqu'en 1216, époque où Pierre de Courtenay fut désigné pour occuper le trône de Constantinople. S'il était possible de prendre au sérieux cette indication, le récit aurait pour principal héros Robert de Courtenay, second fils de Pierre, qui fut chassé par ses sujets en 1228.

Supposez un instant que cela soit vrai, le conte de l'écrivain deviendrait pour nous une œuvre intéressante. Nous y verrions un Grec asservi à une domination qu'il déteste, et nous ne serions pas surpris qu'il ait imaginé cette fable ridicule pour rendre méprisable

un souverain assis sur un trône auquel sa naissance ne lui donnait aucun droit.Cet empereur, fils d'un esclave, d'un vilain, d'un Moustapha, c'est un trait assez heureux de satire. Occidentaux et Turcs se trouvent frappés d'un même coup, car Moustapha, cet esclave, porte un nom répandu dans la race qui devait conquérir Constantinople et qui se fit craindre de bonne heure par les Grecs. Ainsi Dante répétait, dans un des chants de

sa

Divine Comédie, l'étrange erreur qui faisait d'Hugues Capet le fils d'un boucher de Paris.

Ce sentiment de malice contre un peuple ennemi ne peut être nié dans le passage où le vieillard paraît pour la première fois devant le roi. Le prince lui présente la pierre précieuse qu'il a payée si cher. Les Bulgares et les Tartares qui se trouvent à ses côtés ne manquent pas de se rire de l'esclave. Cette grossièreté tourne bientôt à leur confusion. Plus ils ont été prompts à se railler du sage vieillard, plus ils seront punis par le succès qu'il obtient.

Établis depuis la fin du cinquième siècle dans les contrées qui avoisinaient l'empire de Constantinople, ces peuples ne cessèrent d'inquiéter les empereurs. Ceux qui n'avaient point de troupes à leur opposer, comme Anastase (502), cherchaient à les éloigner à force d'argent. Ce n'était pas un bon moyen de s'en défaire, au contraire; aussi ne manquaient-ils pas de renouveler leurs courses. Quand on s'y attendait le moins, ils venaient soudainement répandre la désolation jusqu'aux portes de Constantinople. Une longue muraille fut bâtie par Anastase pour préserver la capitale de leurs invasions. Des guerres, des trêves, des traités de paix, des honneurs prodigués aux chefs des Bulgares, remplissent l'histoire des rapports de l'Empire avec cette peuplade jusqu'à l'année 1391 où la Bulgarie, après la bataille de Nicopolis, cesse

d'exister comme royaume indépendant et devient une province du Sultan des Turcs (').

Il n'est donc pas étonnant de voir figurer des Bulgares et des Tartares dans le palais des empereurs. Dès l'an 876, on remarque à Constantinople la présence de jeunes Bulgares qui viennent s'instruire dans les écoles, lorsqu'à la suite du christianisme le goût des lettres eut pénétré dans la Bulgarie. Parmi eux se fit distinguer le jeune Siméon, de la famille royale, neveu du prince Wladimir, qui fut élevé dans le palais impérial et qu'on surnomma Demi-Grec, à cause de sa profonde connais. sance des auteurs classiques de la Grèce ancienne. Il n'est pas inutile de remarquer avec Luitprand (*) qu'il n'en resta pas moins un ennemi acharné de l'Empire. Cela suffit pour faire comprendre la nature des relations qui existaient entre les Grecs et leurs redoutables voisins; la scène que je rappelle répond à cette idée et la confirme.

On ne saurait, je pense, se refuser à voir une scène d'une grande vérité historique dans le changement si prompt qui réduit Ptocholéon à l'extrême misère. Ce sont les courses des Arabes qui lui enlèvent en un jour les biens qu'il possédait. Ses chameaux, ses brebis, ses chevaux et ses chèvres, tout lui est ravi. Les pâtres sont emmenés, beaucoup sont égorgés; c'est une tempête furieuse qui passe et ne laisse rien debout. là un souvenir très-vif des malheurs auxquels furent longtemps soumis les peuples de cet empire si cruellement exposé aux insultes de tous les barbares. S'il fallait accorder quelque mérite d'exactitude chronologique à une composition de ce genre, ce serait vers le

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(1) La Bulgarie ancienne et moderne, par A.-P. Vréto, Saint-Pétersbourg, 1856.

(2) L. III, c. VIII, et 1. I. c. II. « Simeonem semi-græcum esse aiebant eo quod a pueritia Byzantii Demosthenis rhetoricam et Aristotelis syllogismos didicerat... christianus sed vicinis Græcis valde inimicus. >

commencement du septième siècle qu'auraient vécu les acteurs de ce conte, au temps où les Arabes (622-632) dévastaient la Syrie, l'Egypte, l'Afrique et l'île de Chypre. Cette époque serait difficile à concilier avec le temps où vivait Pierre de Courtenay, mais nous savons que par ce mot, les Arabes, les Grecs entendaient toute la race des mécréants, Sarrasins et Turcs. Il serait d'ailleurs aussi imprudent de faire fond sur ces détails pour établir une date, que de chercher une chronologie certaine dans la plupart de nos chansons de geste.

Ce n'est point au hasard pourtant que beaucoup de choses sont avancées dans cette composition. On y trouve au moins une image fidèle des mœurs des princes de l'Orient, dans le goût passionné que le poëte prête à notre empereur pour les pierres précieuses. Tavernier, qui faisait, au dix-septième siècle, le commerce des pierreries dans la Perse, nous dit que ce goût si ancien était encore fort répandu dans l'Orient. Nous apprenons de lui que, dans ces contrées, les belles pierres étaient mieux payées que partout ailleurs ; que non-seulement on y retenait celles du pays, mais qu'on y attirait celles du Nouveau-Monde.

Ne nous étonnons donc pas d'entendre parler de bijoutiers, d'orfèvres, de joailliers, de voir parmi les officiers du roi un grand xx6άtwp (1), c'est-à-dire un graveur de pierres. Dans un fragment traduit par Cardone, au tome second de ses Mélanges de littérature orientale, on lit ce qui suit : « Rustem, plongé dans la mollesse, abandonnait à ses vizirs les soins pénibles du gouvernement dont il se sentait incapable. Les objets

(1) Ce mot est tout italien, cavatore; il vient du verbe cavare, creuser, graver, tailler.

Quant il vit la cavée roche

Où il peust repos avoir.

Le Roman de Renart, v. 353.

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