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paroles et lui rend le plus bel hommage de tendresse désintéressée. Si l'idée n'a rien de bien élevé, elle est du moins acceptable. Là où l'histoire n'est plus qu'une confusion capricieuse de souvenirs tronqués, de noms propres méconnus, il ne pouvait sortir du cerveau des auteurs de ce roman que le portrait d'un fidèle serviteur, d'un loyal ami en qui la science se borne à l'expression de bons préceptes de morale. Il y a plus d'un trait de ressemblance dans cette conception et dans le rôle de l'aumônier de Philippe-Auguste, Guillaume Le Breton.

Le philosophe grec n'a pas été mieux compris par un poëte espagnol, Joan Lorenzo Segura de Astorga, auteur du poëme d'Alexandre le Grand. Cet auteur, dont on ne saurait fixer au juste l'époque, semble avoir vécu dans la seconde moitié du treizième siècle. Sa composition renferme dix mille quarante vers. C'est une compilation où l'on retrouve Quinte-Curce, Gauthier de Châtillon, le Pseudo-Callisthène, et sans contredit Lambert li Cors. Mais c'est surtout sa fantaisie que suit l'auteur castillan. Il mêle dans son œuvre l'histoire de la guerre de Troie et celle de la descente de Jésus aux enfers; il prend de toutes mains. Le lapidaire de Marbode s'enchâsse dans son récit, aussi bien que les vers latins de l'Alexandréide de Gauthier de Châtillon. Il n'y a ni plus de critique ni plus de savoir historique que dans les rêveries que nous venons de parcourir. L'ignorance a poursuivi son œuvre : les ténèbres sont plus épaisses que jamais.

Dans ce débris de toute science, le nom d'Aristote subsiste toujours. On se souvient qu'il a été le maître d'Alexandre, mais Joan Lorenzo, qui se dit bon clerc et honoré, de mœurs bien réglées, bon clerigo é ondrado... de mannas bien temprado, » ne se figure pas le << Maître de ceux qui savent », ainsi que l'appelait

Dante, autrement que comme le pédagogue d'un fils de roi. Il est un des meilleurs maîtres ornés de sens et de savoir qu'il y eût en Grèce capables d'enseigner les sept arts, le quadrivium et le trivium du moyen âge.

La seule fois qu'il nous apparaît, nous le voyons enfermé dans sa chambre; éclairé d'un cierge, il a travaillé toute la nuit à faire un syllogisme de logique, et n'a pas pris un seul instant de repos :

Maestro Aristotil que lo avie criado

Sedia en este conmedio en su camara zarrado :

Avia un silogismo de logica formado,

Essa noche ni es dia non avia folgado. 30a cobla.

Alexandre, en qui s'éveille déjà l'ambition, vient à lui tout chagriné d'apprendre que la Grèce, tributaire du roi de Perse, est soumise à son autorité. Il se présente à son maître et n'ose le regarder, tant il a pour lui de respect.

El infante al maestro nol ousaba catar,
Dabal grant reverencia...

34a cob.

Enfin, il s'enhardit à user de la licence qu'on lui donne de s'exprimer, et nous apprenons de lui par quels degrés de science son maître l'a fait passer depuis l'âge de sept ans qu'il l'a eu dans ses mains:

Connesco bien grammatica, sé bien toda natura,
Bien dicto é versifico, connesco bien figura,
De cuer sey los actores, de libro non he cura....
Sé arte de musica por natura cantar,
Sé fer fremosos puntos, las voces acordar,
Sobre mi aversario la mi culpa echar...
Sé de las VII. artes todo su argumento,

Bien sé las qualidades de cada elemento,
De los signos del sol, si quier del fundamento
Non se me podria celar quanto val un accento.

Voilà, il faut le reconnaître, l'instruction la plus complète. Rien ne manque au programme des Universités de Paris ou de Tolède, si ce n'est la connaissance de la magie. Si le disciple est façonné sur le modèle de tous les étudiants du moyen âge, Aristote tient beaucoup aussi lui-même du docteur en qui le caractère de l'homme d'église accompagne ou prime la science. Les leçons qu'il fait à son élève se sentent beaucoup des habitudes des moralistes chrétiens. C'est un code de bonne conduite politique et privée. Les devoirs du prince envers ses vasseaux sont indiqués d'une manière bien générale. Quelques préceptes sur la douceur, sur la largesse, n'ont rien de neuf ou d'original; on n'y retrouve en aucune façon la profondeur et la gravité d'Aristote. Hector, Diomède et Achille confirment, par la gloire qui s'attache à leur nom, la vérité des préceptes du maître. Le souci des vertus chrétiennes a dicté les conseils qui suivent:

Sobre todo te cura mucho de ne amar mugieres:
Ca desque se ombre vuelve con ellas unas vez,
Siempre va arriedro, é siempre pierde prez:

Puede perder su alma que a Dios mucho gravez,
Et puede en grant ocasion caer mui de rafez(ligero,facil).
Non seas embriago, nin seas tabernero;

Esta en tu paraula firme é verdadero:

Non ames nin ascuches a ombre loseniero,

Si tu esto non faces non valdras un dinero (').

Voilà donc, par une dernière transformation, Aristote réduit aux proportions d'un chapelain donnant à son élève, on pourrait dire à son pénitent, des conseils tout-à-fait sages, mais dépourvus aussi de nouveauté. Du reste, il disparaît après cette scène, et nulle part, dans ce long poëme, il n'est plus question de lui.

A quelque étrange interprétation que fût soumis le

(1) Sanchez, Poesias castellanas anteriores al siglo XV, p. 283.

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nom d'Aristote, il n'en demeurait pas moins à tous les yeux un philosophe de haute valeur, en qui toute science et toute clergie étaient parfaites ». Quand on lui donnait Athènes pour patrie, l'erreur venait du long souvenir que les âges avaient gardé de la brillante époque où le génie grec fleurissait avec tant d'éclat dans une cité embellie par tous les arts. Pour glorifier Paris du haut point d'illustration où l'avait porté l'excellence de ses écoles, on ne savait que le rapprocher d'Athènes :

Clergie règne ore à Paris
Ensi comme elle fist jadis
A Athenes qui sied en Grèce
Une citeiz de grant noblesse, etc.

Ainsi s'exprime un trouvère (1). L'autorité absolue que prenaient dans l'enseignement les livres du Stagirite augmentait encore sa célébrité. On le jugeait avec pièces en main chez les gens instruits, quoiqu'il se mêlât, ainsi que nous l'avons vu, beaucoup d'erreurs à cette demi-science. Les autres répétaient son nom sans s'en faire une idée différente de celle qu'ils prenaient des grands docteurs dont leurs yeux voyaient les corps, les oreilles entendaient les leçons. Mais tous donnaient, d'un accord unanime, l'empire des écoles au philosophe maître d'Alexandre. L'autòs pa de Pythagore s'était renouvelé pour lui. Toute pensée garantie par son nom devenait une vérité incontestable. L'archiprêtre de Hita en témoigne d'un ton moitié sérieux et moitié plaisant dans les vers que je vais citer:

Como dise Aristoteles, cosa es verdadera,
El mundo por dos cosas trabaja: la primera,
Por aver mantenencia; la otra cosa era

Por aver juntamiento con fembra plasentera.

(1) Hist. litt. de la Fr., t. XXIII, p. 304.

Si lo dixiese de mio, seria de culpar;

Dise lo gran filosofo, non so yo de rebtar (reprender);
De lo que dise el sabio non debemos dubdar,

Que por obra se prueba el sabio é su fablar (')

C'est à cette réputation d'infaillibilité et d'omniscience qu'Aristote a dû de faire un personnage ridicule dans un fabliau du treizième siècle.

L'auteur de cette composition populaire, Henri d'Andeli, l'a appelée le Lai d'Aristote. Rien n'est plus connu que cette histoire. En voici une analyse succincte. «Aristote reproche à son disciple Alexandre de se laisser distraire de la gloire par l'amour qu'une jeune Indienne lui inspire; celle-ci, pour se venger, séduit si bien le vieux philosophe qu'elle l'oblige à recevoir la selle et la bride, et qu'Alexandre, d'une fenêtre de sa tour, voit son maître ainsi harnaché, courbant le dos sous la belle, qui le chevauche et le conduit (*).»

Le conte nous est venu des Orientaux, qui ont aussi leur Vizir selle et bride. Le sage, qui l'imagina le premier, voulut prouver sans doute qu'il n'est sur la terre ni sagesse assez ferme pour résister au pouvoir de l'amour, ni dignité assez haute que les faiblesses humaines ne puissent atteindre et ravaler. C'est également l'intention de Henri d'Andeli. Du même coup, Amour maîtrise le maître de l'univers et défait la plus grande sagesse qu'il y eût au monde. Choisir Aristote pour infliger cette humiliation à l'orgueil humain était chose naturelle au treizième siècle. Il n'y avait pas de démonstration plus frappante. Le renom du philosophe lui donnait un lustre sans pareil. Il ne nous paraîtra pas surprenant que le philosophe grec ait pris la place du vizir oriental, si nous nous rappelons que d'Her

(1) Sanchez. Ibid. p. 432.

(2) Hist. litt. t. XXIII, p. 76; Mém. de l'Acad. des inscript., t. XX, p. 363-371.

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