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se confond dans la cervelle des conteurs. Qu'on s'étonne, après cela, que l'auteur de l'Image du monde fasse d'Aristote et de son maître Platon deux Sarrasins ayant prouvé tous les deux la Trinité, non pas en latin:

Car andoi furent Sarrasin

Com cil qui furent ains le tans
Jhesu Crist, plus de ccc ans,

Si firent toz lor livre en Grèce (').

Quand de pareilles fables trouvaient du crédit auprès des gens d'étude, il ne faudrait pas reprocher aux romanciers populaires de les avoir accueillies et amplifiées dans leurs compositions. Les historiens d'Alexandre, soit en vers latins, soit en vers français, n'ont pas mieux connu et respecté Aristote.

Gautier de Châtillon, dans son Alexandréïde, en vers hexamètres (2), est peut-être le plus sobre, sinon le plus exact dans tout ce qu'il dit d'Aristote et de son disciple. Gautier nous le présente avec l'extérieur hideux, la face et le corps maigres, les cheveux négligés et tout l'air d'un pédant usé par l'étude. Les enseignements qu'il donne au prince ne sont d'ailleurs que des leçons communes de morale et de politique.

Lambert li Cors, dans son grand roman, reprend l'histoire du Pseudo-Callisthène; il en accepte toutes les fables, mais, suivant l'usage des trouvères, il arrange à la mode française les personnages de son poëme. Nous savons assez quelle était l'ignorance des mœurs antiques

ch. XXVI, t. III, des Diverses leçons de Louis Guyon: « De la fille d'Hippocrate médecin, l'esprit de laquelle on entend de jour et de nuict errer autour de très-anciennes ruines d'un temple, dont elle estoit durant son vivant sacrificatrice de la déesse Diane, laquelle respond aux demandes qu'on lui fait.» (P. 651.)

(1) (Image du monde, ms. 7856, nouv. 1822, 174 vo col. 1. Cité par l'Hist. littér. de la Fr., t, XXIII, p. 316.)

(2) Hist. litt., t. XV.

chez ces poëtes pour n'être point surpris des nouveaux changements que reçoivent les inventions d'un Grec du cinquième siècle. Parmi les livres qu'un certain Guy de Beauchamp, comte de Warvich, lègue à l'abbaye de Bordesley, dans le comté de Worcester, on retrouve «Un volume de le Enseignement Aristotle enveiez au roi Alexandre, un volume del romance des mareschaus, et de ferebras de Alissandre (')." Ces livres faisaient l'unique occupation des lecteurs. Romans en vers et légendes, c'était là qu'allaient s'instruire ceux qui avaient quelque goût pour la lecture. Ce qui nous intéresse, c'est la physionomie nouvelle que prend Aristote dans le roman de Lambert li Cors et d'Alexandre de Bernay. Chacun, d'après ce que nous avons déjà vu, se fait un idéal de science et conçoit le précepteur d'un prince selon ses lumières et ses goûts. Attendons-nous donc à de nouveaux détails sur Aristote.

En effet, Lambert li Cors fait du philosophe un maître achevé en toute science. Il tient un rang honorable parmi les « bons augureors" venus d'Espagne, parmi les devins et sages clercs. On ne peut manquer de le voir bientôt entrer en scène.

Philippe a besoin de se faire expliquer un songe qui l'inquiète. Il a vu son fils manger un œuf, or cet œuf a roulé à terre et il en est sorti un serpent. Le roi

Philippe a mandé la sage gent lointaine,

Les bons augureors a fait querre d'Espaigne,
Devins et sages clercs communalment amaine,
Premiers i est venus Aristotes d'Ataine.

Les Grecs sont assemblés et les devins ont la parole. Le premier qui parle, c'est Astarus; il sait « les cours des estoiles et le sens des auctors"; Salios de Monmier

(1) Hist. litt., t. VIX, p, 624.

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lui succède, «sages hommes de la loi ». Après eux vient Aristote d'Athènes.

En pies s'est leves, de bien dire se paine :

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Oiez, fait-il, signor, une raison certaine.
Li oes de coi parlons, n'est mie cose vaine;
Le monde senefie et la mer et l'araine,

Et li mijous dedens est tiere de gent plaine.
De l'serpent qu'en iscoit, vou l'di par Ste Elaine,
Que cou est Alixandres qui souferra grant paine
Et est sires de l'monde, ma parole en est saine,
Et si homme, après lui, le tenront en demaine,
Puis retournera mors en Grèse Macédaine.

"

Voilà la première manifestation du grand sens et de « la clergie » d'Aristote : c'est l'explication banale d'un songe. Le sage clerc d'Athènes appuie ses décisions du nom de sainte Elaine". La confusion est à son comble! Philippe, comme de raison,ravi de tant de sapience, mult ama Aristote et le tint cièrement ».

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Tout li abandonna son or et son argent.

Il lui remit surtout en main l'éducation de son fils. C'était un enfant « preus et de bon entent".

Ce conte l'escriture, se l'estore ne ment.

Que plus sot en x jors que .1. autres en cent.

Il fait de rapides progrès. La nouvelle s'en répand de toutes parts; les mestre d'école, les bons clers » veulent connaître « son cœur et son talent".

Voici le programme des sciences diverses qu'Aristote lui enseigne :

Aristote d'Ataines l'aprit onestement,

Il li monstre escriture, et li valles, l'entent,
Griu, Ebriu et Caldiu et latin ensement,
Et toute la nature de la mer et de l'vent,
Et le cours des estoiles et le compasement,
Isi com li planette maine le firmament;

Et le vie de l'mont et quant k'il i apent

Et connoistre raison et savoir ingrement (jugement).
Si com retorikes en fait devisement;

Apès cou li a dit .1. bon castiement :

Que ja sers de putaire n'est entor lui sovent;
Quar maint home en sunt mort, et livré à torment
Par losenge, par mordre, par empuisonement;
Li mestre li ensegne, li damoisiaus l'entent.

« Li damoisiaus " a grandi. Déjà il a commencé ses exploits de conquérant. Athènes est la première ville qu'il assiége. Enfermés dans leurs murs, qui ne « doutent assaut», défendus par les artifices de Platon, qui se transforme ici en ingénieur, les Athéniens bravent d'abord Alexandre; mais pourtant ils songent à désarmer leur ennemi plutôt qu'à le vaincre, et les barons d'Athènes ont recours à leur compatriote, ancien précepteur du roi.

A Aristote prendent consel a demander,
Que nés est de la ville, mestres et sages ber,
Et mestres est le roi de bien endoctriner.
Il savoit le consel de tous mescies doner,
Et coment on pooit bors et vils garder.
Par son consel voloit li rois tous jors ouvrer
De castiaux asegier et de viles preer.
Tout ensamble le prient que au roi voist parler,
Que, por l'amor de lui, les laist en pais ester.

Aristote consent à leur demande :

Aristote ist d'Ataines dont fu noris et nés,

Et .1. des sinators par son grant sens nommés ;
De tout sens de clergie est-il si alosés

Que li renoms en est de toutes parts alés.

La mission était difficile, car Alexandre avait fait le serment redoutable de se venger cruellement d'Athènes. Aristote ne désespère pas du cœur de son élève. Il avait raison, car aussitôt que

Li rois le voit venir, contre lui est levés;
Et ambes .II. les bras, li a au col jetés;

De jouste lui l'asist, car mult ert ses privés,
Et de son sens est-il apris et doctrinés

Il n'est pourtant pas disposé à renoncer tout de suite au projet de punir Athènes. Aristote éprouve une résistance qui ne le rebute pas néanmoins; mais il lui faut de l'adresse pour désarmer, ou plutôt pour détourner sur d'autres peuples l'ardeur belliqueuse d'Alexandre. Il paraît renoncer enfin à combattre la volonté du prince; il l'engage, au contraire, à satisfaire son ressentiment, et ce mouvement ingénieux; que les rhétoriques ont prévu et réglé, a son plein effet:

Alixandre, fait-il, por c'as tant demoré?

Or commande à tes homes que tos soient armé,
De toutes pars assalent cele bone cité,
Mes à fu et à flame quant k'il i a trové,

Que n'en puissent garir ne mur grant ne fossé;
Se n'i laise valant .I. denier monnée;

Ce sera grant proecce quant l'aras asomé. »

Voilà la parole qui a « torblé» le roi, qui a coûté tant de malheurs aux peuples de l'Orient; « puis en furent maint regne exillié et gasté".

Lambert li Cors suppose qu'Aristote n'abandonne point son élève, car, après maints exploits dans les contrées de l'Orient, nous retrouvons le philosophe auprès du conquérant. Il continue d'exercer sur lui l'ascendant d'un maître. «Tous ses sermons floris bien accueillis par le héros, ne tendent du reste qu'à sa gloire. Ce sont d'excellents préceptes de morale et de conduite.

Signor gardes qu'il n'ait caiens malvais laron;
Les boins retiegne o soi et hee les felons.

Ce sont des excitations à poursuivre Darius. Alexandre n'est que trop enclin à les accepter.

Aristote se gist adeus sour .1. tapis;

Si doctrine Alexandre com s'il fust aprentis;

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