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M. Constantin Tischendorf nous la fait connaître au moyen du manuscrit de la Bibliothèque de Venise 43. Voici ce qu'on y lit : « enfin Marie prie les anges de la conduire en la présence du Père invisible qu'elle veut fléchir par ses larmes. L'archange lui répond que lui et les anges, sept fois par jour et sept fois par nuit, prient Dieu pour les pécheurs sans avoir pu encore désarmer sa colère. Elle s'écrie alors : « jetez-moi en présence du Père invisible. » Une voix répond bientôt à Marie: « je ne puis les prendre en pitié. » La sainte Vierge appelle à son aide Jean le baptiste, les prophètes, les patriarches, les martyrs, les hermites, les justes. Une voix se fait entendre: pourquoi m'implorez-vous? » Marie répond: "pour les pécheurs. » Alors cette réponse lui est faite : " à cause des larmes de ma mère, à cause de l'invocation de mes saints anges, à cause de l'amour des prophètes, des docteurs et des martyrs, à cause de tous mes saints j'accorde un relâche aux pécheurs (1). » Marie remercie son Fils, les anges unissent leurs actions de grâce aux siennes, et une voix se fait entendre de nouveau: « portez ma mère dans le paradis. » Aussitôt le char des chérubins la met dans le paradis. Là elle voit les justes et saint Michel lui fait connaître les vertus de chacun d'eux.

"

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(*) Ρίψατέ με ἔμπροσθεν τοῦ ἀοράτου πατρός. οὐκ ἔχω πῶς ἐλεήσω αυτούς. - Τίνος ένεκεν με παρακαλεῖτε ; - Διὰ τῆς μητρός μου τὰ δάκρυα καὶ διὰ τὴν παρακάλησιν τῶν ἁγίων μου ἀγγέλων καὶ διὰ τὴν ἀγάπην τῶν προφητῶν καὶ διδασκάλων καὶ μαρτύρων καὶ διὰ πάντας τοὺς ἁγίους μου χαρίζω ἄνεσιν τῶν ἁμαρτωλῶν, etc. Prol. p. XXIX. Dans la Vision de saint Paul, poëme inédit du XIIIe siècle, donné par Ozanam dans son ouvrage intitulé Dante et la philosophie au XIIIe siècle, voici en quoi consiste cette trève accordée ax suppliciés par Jésus-Christ:

Amis, frères, por vostre amor,
Et meismement por ma douçor,
Vostre prière vos otri

Que li chetif aient merci,

Aient merci et suatume (salut)

Toz tens muis par costume,

De la nunne al samedi

Desi ke vienge le lunsdi.

Cette dernière partie, fait observer M. Tischendorf, est très courte; c'est comme un appendice de ce qui précède.

L'éditeur n'a fait qu'extraire quelques lignes des trois manuscrits anglais, vénitien, autrichien, et la langue de ces extraits lui suggère cette réflexion: Dictio jam ad Græcitatem recentiorem deflectit; nec id librariis sed ipsi auctori deberi videtur: certe enim totum opus monachum mediæ ætatis prodit. En effet, dans le manuscrit de la bibliothèque de Saint-Marc à Venise της prend partout la place d' αὐτῆς, εἶναι se trouve pour εἶσι, πολλαῖς et ἀναρίθμοιταις (sic) pour πολλαὶ et ἀναρίθμητοι. Rien de semblable dans notre manuscrit 390. La langue sans y être exempte de ces déviations grammaticales que le temps fit subir au grec (ἐπάνω αὐτούς – ὑπὲρ αὐτούς -) n'offre qu'une seule trace de la grécité moderne dans ces deux mots πύρινο ποταμό pour πύρινος ποταμός; encore est-ce plutôt la faute du copiste que de l'auteur. Le manuscrit est attribué par les auteurs du catalogue de notre grande bibliothèque au XVe siècle; le texte qui nous occupe est assurément fort antérieur à cette époque. Je n'hésiterais pas à faire remonter la composition de cette Apocalypse au moins au VIII ou au IXe siècle; en tout cas la rédaction que j'ai sous les yeux, sans croire qu'elle soit originale, diffère assez de celles que M. Tischendorf assigne au moyen âge pour qu'elle me paraisse venir de beaucoup plus haut. Il était difficile que des ouvrages de cette nature demeurassent dans une forme rigoureusement la même. L'idée une fois trouvée, chacun s'en servait à son gré selon l'intention présente qui le dirigeait. C'était un cadre commode où l'auteur insinuait les conseils, les reproches, les paroles d'édification que lui inspirait la nécessité du moment. C'est ainsi qu'au moyen âge toutes les nombreuses descentes aux enfers inventées par les moines avaient toujours,

au milieu d'incidents forcément semblables, quelques traits particuliers qui s'appliquaient d'une manière plus précise. C'est ainsi que Dante qui résume et éclipse toutes ces élucubrations monacales, se servait de cette machine commode pour satisfaire sa colère ; c'est ainsi que, de nos jours même, Lamennais dans les Paroles d'un croyant foudroyait le Pape et les Rois.

Il n'est donc pas étonnant que notre texte offre des différences sensibles de rédaction avec les fragments trop courts cités par M. Tischendorf. Je dois me hâter de dire que ces différences sont tout à notre avantage. Il y a plus de correction dans le langage du numéro 390, moins de bizarrerie dans les titres glorieux accordés soit à la sainte Vierge, soit à saint Michel. Le manuscrit de la bibliothèque Bodléienne fait invoquer par la Vierge Marie l'ange Gabriel pour la conduire à travers les séjours de la souffrance, notre version ne tombe pas dans cette erreur. Le moine qui l'a composée savait à merveille que saint Michel avait reçu l'héritage de Mercure Psychagogue; qu'on figurait l'archange avec une baguette comme Mercure Cyllénius; que son office était de recevoir l'âme au sortir du corps des mourants, de la conduire à travers l'espace jusqu'au trône de Dieu à qui il la présentait. Chez les Grecs modernes, saint Michel est encore le conducteur des âmes et celui qui précipite dans les abîmes les broucolacas dont les spectres hideux assiégent et tourmentent les pécheurs.

Quant à l'intention de l'auteur elle est manifeste. Plein de dévotion pour la sainte Vierge, il emploie sa plume à la glorifier. On sait que c'est à partir du V siècle, après le Concile d'Ephèse, tenu en 431, que les chrétiens ont commencé à représenter la Vierge non plus comme un personnage historique, mais comme un type sacré. Cette idée d'une Vierge-Mère, éclose dans l'Orient et proclamée, chose étrange et curieuse, dans une ville où

l'antiquité païenne avait honoré d'un culte spécial une vierge également sans tache, fit de rapides progrès dans l'Occident. «Le type caractérisant le mieux le christianisme du moyen âge, c'est Marie, la Vierge par excellence. Marie est devenue, à partir du IXe siècle, une véritable quatrième personne de la Trinité, une divinité-femme, comme Jésus-Christ était une divinitéhomme; c'est le modèle de la beauté terrestre, la plus haute expression des créatures sorties de la main de Dieu, la reine des puissances célestes. Partout elle est représentée avec les insignes de la royauté. Encensée par les anges, elle est vêtue de magnifiques vêtements, et le Père Eternel lui pose sur la tête une triple couronne. Tout le Paradis retentit d'un concert de louanges en son honneur, et, appui perpétuel des pécheurs, elle leur sert d'intermédiaire auprès du Très-haut. Aussi partage-t-elle avec celui-ci le culte et les adorations des fidèles; la plupart des cathédrales lui sont consacrées, et tel est l'enthousiasme que son culte inspire, que des écrivains vont jusqu'à mettre sa protection à côté et même au-dessus de celle de Jésus-Christ luimême. "

Presque tous ces traits rassemblés par M. Alfred Maury dans son Essai sur les Légendes pieuses du moyen âge (') se retrouvent dans notre Apocalypse. La Vierge n'a point encore achevé sa carrière mortelle, les anges ne l'ont point emportée dans les Cieux, mais elle est déjà entourée de l'auréole divine. L'archange Saint Michel, les quatre cents anges qui la conduisent sur un char, sont pour elle remplis de la plus pieuse et de la plus tendre vénération. Elle est la splendeur du Père, elle est tò xéλevoux du Saint-Esprit, l'habitation du Fils, elle est le fondement des dix cieux, elle est la créature la plus élevée devant le trône de Dieu. Bien

(1) P. 34.

plus encore: quoiqu'elle n'ait point quitté la terre, elle a sa place dans la Sainte Trinité et ceux qui ne croient ni au Père, ni au Fils, ni au Saint-Esprit, qui refusent de croire que Marie soit la mère de Jésus-Christ, sont punis du même supplice.

On voit aussi combien l'on se figurait puissante et irrésistible l'intercession de la sainte Vierge auprès de Dieu. En vain l'archange saint Michel et les anges avaient sept fois le jour et sept fois la nuit répandu leurs prières devant le Très-haut en faveur des coupables; la justice divine était demeurée inexorable. Mais quelques larmes de la sainte Vierge auront cette victorieuse efficacité. Ce triomphe d'une mère n'a rien qui surprenne ceux qui ont lu dans Gautier de Coinsy, moine du XIIe siècle, tant de légendes miraculeuses où la Vierge intervient et marque la force de son intercession, au risque de scandaliser des âmes plus sensibles au dictamen de la raison que dociles aux enseignements de la dévotion. On sait l'historiette de cette femme qui, pratiquant tous les jours la dévotion de saluer les images de la Vierge, vécut toute sa vie en péché mortel et fut pourtant sauvée, car notre Seigneur Jésus-Christ la fit ressusciter exprès. J'ai lu chez un prédicateur du moyen âge l'aventure à peu près semblable d'un moine. Chaque nuit, il quittait le couvent, non pour quelque oeuvre pie; mais, en traversant le chœur de la chapelle, il n'avait jamais manqué de faire une dévote révérence à la Vierge. Il s'en trouva bien, car, ayant à passer un ruisseau qui avait débordé la veille, il s'y noya. Déjà les mauvais anges s'étaient emparés de son âme et la conduisaient en enfer; la Vierge intervint, réclama pour son serviteur et l'arracha à la damnation éternelle.

Le zèle de l'auteur à célébrer la Mère de Dieu ne lui fait pas oublier ses propres intérêts, ou du moins ceux

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