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et de gagner d'abord la confiance du peuple pour gagner ensuite un plus fort dividende dans la liste civile, commençaient par attaquer la cour avec d'autant plus de chaleur qu'ils voulaient s'en faire acheter plus cher, en sorte que les nouvelles recrues d'intrigans qui nous arrivaient aux Jacobins nous servaient à livrer bataille aux vétérans à mesure que ceux-ci en émigraient. C'est ainsi que les Chapelier, les Beaumetz, les Desmeuniers, étaient chassés des Jacobins par les Duport et les Barnave, et ceux-ci par les Brissot et les Roland. C'est ainsi qu'il nous a fallu terrasser le despotisme pur et simple de Calonne par les deux chambres de Necker, et les deux chambres de Necker par les deux sections de Brissot, Pétion et Buzot, et les citoyens actifs de Syeyès et Condorcet, jusqu'à ce qu'enfin soient venus les sansculottes. C'est ainsi que tour-à-tour vaincus, Maury le royaliste par Mounier les deux chambres, Mounier les deux chambres par Mirabeau le veto absolu, Mirabeau le veto absolu par Barnave le velo suspensif, Barnave le veto suspensif par Brissot, qui ne voulut d'autres veto que le sien et celui de ses amis; tous ces fripons, balayés des Jacobins les uns par les autres, ont enfin fait place à Danton, à Robespierre, à Lindet, à ces députés de tous les départemens, Montagnards de la Convention, le rocher de la Ré publique, et dont toutes les pensées n'ont jamais eu pour objet que la liberté politique et individuelle des citoyens, une constitution digne de Solon et de Lycurgue, la République une et indivisible, la splendeur et la prospérité de la France, et non l'égalité impossible des biens, mais une égalité de droits et de bonheur. C'est ainsi que Necker, Orléans, La Fayette, Chapelier, Mirabeau, Bailly, Desmeuniers, Duport, Lameth, Pastoret, Cerutti, Brissot, Ramond, Pétion, Guadet, Gensonné, ont été les vases impurs d'Amasis, avec lesquels a été fondue, dans la matrice des Jacobins, la statue d'or de la République. Et au lieu qu'on avait pensé jusqu'à nos jours qu'il était impossible de fonder une république qu'avec des vertus, comme les anciens législateurs; la gloire immortelle de cette société est d'avoir créé la république avec des vices.

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Déjà le lecteur voit que Necker, d'Orléans, La Fayette, Malouet, Chapelier, Dandré, Desmeuniers, Mirabeau, Duport, Barnave, Dumolard, Ramond, Dumourier, Roland, Servan, Clavière, Guadet, Gensonné, Louvet, Pétion, Pitt, Brissot, Sillery, ne sont que les anneaux d'une même chaîne. C'est le même serpent coupé en différens tronçons, qui se rejoignaient sans cesse, pour siffler et s'élancer de même contre les tribunes, les Jacobins, le peuple, l'égalité et la République. Déjà j'ai fait toucher au doigt la jointure entre Brissot et d'Orléans (1).

J'achève de compléter l'ensemble irrésistible de preuves qui surprendront bien du monde, que Brissot, Pétion, et la clique, n'étaient que les continuateurs de la faction d'Orléans. Comme depuis long-temps j'étais devenu suspect à Sillery, qui ne m'a plus invité, je n'ai pu continuer mes observations sur les lieux; mais il m'a été facile de deviner que Louvet, Gorsas et Carra dînaient à mon couvert dans le salon d'Apollon, quand j'ai vu que Louvet avait succédé à ma faveur, que Sillery ne quittait plus sa manche aux Jacobins, où il s'était fait son plus zélé champion; quand j'ai vu Sillery, dans la discussion de la guerre, prendre si chaudement parti pour Louvet et Brissot, que je ne pouvais pas trop décider si c'était Sillery qui épousait leurs querelles contre Robespierre, ou si ce n'était pas plutôt eux qui épousaient les querelles de Philippe et de Sillery contre Robespierre trop républicain.

Quand je n'aurais pas remarqué l'indiscrétion de Carra, n'ayant point de honte, à une certaine séance des Jacobins, il y

(1) Notez que par Orléans, ici je ne désigne pas précisément Philippe (sur qui individuellement je dirai mon opinion tout à l'heure, à la fin de la première partie de ces mémoires), mais plutôt la sphère d'ambition et d'intrigues dans laquelle il tournait et par laquelle il était emporté, je veux dire la chancellerie d'Orléans, Ducrest, Laclos, Limon, Brissot, avec la coterie de cette madame de Genlis, dont les démangeaisons allaient toujours en se dépravant, et qui avait remplacé celle si naturelle de faire des Dunois et de la musique par celle de faire des livres; celle d'être auteur de comédies, par celle d'être docteur de Sorbonne, et enfin les douceurs de la dévotion, de la vie contemplative et d'être moine, par les plaisirs de la politique, de la vie active, et d'être surintendante et premier ministre, après qu'elle aurait fait de son élève; mademoiselle d'Orléans, une petite reine. (Note de Desmoulins.)

T. XXVI.

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a environ un an, de nous proposer pour roi le duc d'York, ou quelqu'autre de la maison de Brunswick, qui aurait épousé apparemment mademoiselle d'Orléans; quand je n'aurais pas remarqué le choix fait, le 23 septembre, de Carra par le président Pétion pour l'envoyer avec Sillery au camp de la Lune, observer Dumourier et assister à ses conférences avec Mansfeld, l'aide-de-camp du roi de Prusse ; j'aurais reconnu l'amphytrion Sillery rien qu'a l'application de nos trois journalistes à dénigrer Robespierre et Danton, et c'est ici le lieu de faire une observation essentielle.

Une des ruses de nos ennemis qui leur a le mieux réussi dans la révolution a été leur prévoyance à bâtir colossalement certaines réputations et à en démolir d'autres. L'aristocratie s'est toujours attachée à entretenir comme une réserve de coquins. Dans la crainte d'un mauvais succès de son principal acteur, elle employait à l'avance une partie de ses soufflets à forger une réputation à la doublure qu'elle tenait prête à paraître au moment où l'autre serait contraint par les sifflets de vider la scène.

Ainsi, quand on désespéra que Mirabeau et ensuite Barnave, qui commençaient à s'user, pussent se soutenir long-temps, on fit à la hâte un immense trousseau de réputation patriotique à Brissot et à Pétion pour qu'ils pussent les remplacer; et depuis nous avons vu les papiers publics anglais, devenus les échos des hymnes de chez Talma, représenter Dumourier comme un Turenne, et Roland comme un Cicéron, tandis que l'un n'était qu'un médiocre aventurier et un bourreau qui aurait été précipité, à Rome, de la roche Tarpeïenne pour des victoires aussi sanglantes que celle de Jemmapes; et l'autre, un si misérable écrivain, que, lorsqu'il était membre de votre comité de correspondance, vous savez qu'il n'a jamais pu y faire une lettre passable, et qu'on nefût obligé de raturer en maints endroits pour la pauvreté des idées et l'incorrection du style. C'est ainsi que Pitt, voyant baisser en France les actions de Brissot, mettait tous ses papiers ministériels en l'air pour le faire remonter aux nues comme un cerf-volant,

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engageait des membres connus de l'opposition à louer le sage, le vertueux Brissot dans le parlement, afin que cela retentit jusqu'à nos oreilles, et renvoyait ainsi à son féal, par le paquebot, des renforts de réputation patriotique pour soutenir son crédit, dont Pitt avait besoin. Car, comme disait Cyrus, il y a trois mille ans, tant la maxime est ancienne et l'alphabet de la politique : « Il n'y a personne qui puisse mieux obliger ses amis que celui qui passe pour leur ennemi, ni personne qui puisse davantage nuire à un parti que celui qui passe pour ami sans l'être. De là ces louande Roland dans la chambre des communes, et cette affiliation de Roland et Barrère pour membres honoraires de la société constitutionnelle de wighs, pendant que, depuis quatre années, j'ai observé nos ennemis, mettant tout en œuvre pour saper les fondemens de certaines réputations de républicains robustes qu'on prévoyait qui ne manqueraient point d'enterrer la royauté s'ils parvenaient un jour à rallier l'opinion autour d'eux. Voilà pourquoi il en a coûté plusieurs millions à la liste civile de La Fayette, continuée par celle de Roland, pour ruiner de fond en comble la réputation de Marat. Voilà pourquoi Sillery, qui ne bougeait de chez le maire Pétion, comptait avoir fait beaucoup, avoir fait presque tout pour cette espèce de coalition orléanicoanglo-prussienne, s'il parvenait à faire demander par ses commettans, les Brissotins du club d'Amiens, la tête de Danton et celle de Marat, et s'il faisait crier dans les rues vive Pétion! et Robespierre à la guillotine!

La guerre qui semblait à outrance entre La Fayette et Philippe m'en a imposé long-temps, et je m'en veux d'avoir reconnu si tard que Brissot était le mur mitoyen entre Orléans et La Fayette, mur comme celui de Pyrame et Thisbé, entre les fentes duquel les deux partis n'ont cessé de correspondre. Je commençai à soupçonner que cette guerre n'était pas à mort, mais, comme les querelles de coquins, susceptibles d'accommodement, quand je vis madame Sillery prendre la défense de La Fayette, et avec tant d'intérêt, qu'elle ne gardait de mesures qu'autant qu'il en fallait pour ne pas me laisser soupçonner entre les deux rivaux

d'ambition et d'intrigues des intelligences funestes aux Jacobins. Je n'en pus plus douter un jour que Sillery, cherchant à émousser la pointe dont je tourmentais sans cesse le cheval blanc, m'avoua qu'il y avait des propositions de paix, et que la veille, La Fayette, étant venu au comité des recherches, lui avait fait entrevoir dans l'avenir la possibilité et même les convenances d'un mariage de sa petite-fille avec son fils, Georges La Fayette.

Un trait acheva de me convaincre que, quoique La Fayette, depuis plus d'un an, eût fait pleuvoir les plus sanglans libelles sur la faction d'Orléans, la grande famille des usurpateurs et des fripons ajournait ses querelles et se ralliait toujours contre le peuple et contre l'ennemi commun à l'approche du fléau terrible de l'égalité. Je dois raconter ce trait, parce qu'il ouvre un champ vaste aux conjectures et pourra servir à expliquer bien des événemens postérieurs. Nous étions seuls dans le salon jaune de la rue Neuve-des-Mathurins; le vieux Sillery, malgré sa goutte, avait frotté lui-même le parquet avec de la craie, de peur que le pied ne glissât aux charmantes danseuses. Madame Sillery venait de chanter sur la harpe une chanson que je garde précieusement, où elle invitait à l'inconstance; et mesdemoiselles Paméla et Sercey dansaient une danse russe dont je n'ai oublié que le nom, mais si voluptueuse et qui était exécutée de manière que je ne crois pas que la jeune Hérodias en ait dansé devant son oncle une plus propre à lui tourner la tête quand il fut question d'en obtenir la lettre-de-cachet contre Jean le baptiseur. Bien sûr de ne pas succomber à la tentation, je ne laissais pas de jouir intérieurement d'être mis à une si rude épreuve, et je goûtais le même plaisir que dut éprouver saint Antoine dans sa tentation. Quelle fut ma surprise, au milieu de mon extase et dans un moment où gouvernante magicienne opérait sur mon imagination avec le plus de force, et où la porte devait être fermée aux profanes, de voir entrer, qui? un aide-de-camp de La Fayette, venu là tout exprès, et qu'on fit asseoir un moment auprès de moi, pour me montrer sans doute que La Fayette était redevenu l'ami de la maison! Ceci se passait à l'époque où Sillery achevait son fameux rapport

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