deux autres collègues s'entretenaient avec le général Valence et l'aide-de-camp Montjoie. Ils entendaient aussi, de leur part, de vives plaintes contre le tribunal nouveau. Montjoie généralisait son mépris pour les décrets de la Convention, et disait tout naïvement qu'elle n'avait pas le droit d'exiger son obéissance, parce qu'il n'y avait pas donné son consentement. Ce singulier principe de droit public donna la juste mesure de la judiciaire et du civisme de l'aide-decamp. Après quelques minutes, Dumourier rentra dans le cercle et en tira Dubuisson, qu'il conduisit dans un coin de l'appartement éloigné du reste de la compagnie. Aussitôt celui-ci lui fit reprendre la conversation où elle était restée, c'est-à-dire à l'emploi que, dans son plan contre-révolutionnaire, il comptait faire incessamment des présidens des districts. Dumourier se livre alors verbeusement à tous les développemens: «Mais, dit Dubuisson, je vois bien environ cinq cents présidens de district énonçant ce qu'ils appelleront le vou du peuple, et sans doute qu'ils se rassembleront à cet effet. › Dumourier répond: Non, ce serait trop long, et dans trois semaines les Autrichiens seront à Paris si je ne fais la paix. Il ne s'agit plus de république, ni de liberté; j'y ai cru trois jours; c'est une folie, une absurdité; et depuis la bataille de Jemmappes, j'ai pleuré toutes les fois que j'ai eu des succès pour une aussi mauvaise cause; mais il faut sauver la patrie, eu reprenant bien vite un roi, et faisant la paix; car ce serait bien pis si le territoire était envahi; et il le sera, si je veux, dans moins de trois semaines. › Cela se peut, reprend Dubuisson; mais rendez-moi donc plus clairs vos moyens pratiques de sauver la patrie. Vous ne voulez pas des rassemblemens des présidens de district; qui donc aura l'initiative pour émettre le vœu de rétablir un roi, et de reprendre la première constitution? Dumourier dit: Mon armée. › Silence de la part de Dubuisson, pendant lequel Dumourier répète: Mon armée.... oui, l'armée des Mamelucs. Elle le sera, l'armée de Mamelucs, pas pour long-temps; mais enfin elle le sera; et de mon camp, ou du sein d'une place forte, elle dira qu'elle veut un roi. Les présidens des districts sont chargés de le faire accepter, chacun dans son arrondissement. La moitié et plus de la France le désire. Et alors, moi, je ferai la paix dans peu de temps et facilement. > Dubuisson lui fait à l'instant beaucoup d'objections sur les moyens d'exécution, et lui représente le danger personnel que lui, Dumourier, courrait, s'il était soupçonné ou traversé dans la réussite. Il répond que si ses projets échouent, et qu'il soit décrété d'accusation, comme il nous l'avait déjà dit plusieurs fois, qu'il s'en moquait, et de ce décret et de tous les autres; qu'il défiait la Convention de le faire mettre à exécution au milieu de son armée, et qu'au reste il avait toujours pour dernière ressource un temps de galop vers les Autrichiens. Dubuisson lui représente que le sort de La Fayette n'est pas tentant pour ses imitateurs. Il réplique: «La Fayette avait inspiré le mépris pour ses talens, et la haine par la journée du 6 octobre à Versailles, à toutes les puissances du nord; mais moi, je suis aimé et estimé d'elles toutes; d'ailleurs je passerai chez elles de manière à m'en bien faire recevoir. Ému, Dubuisson, cherchant tous les moyens de l'engager à renoncer à ses idées, imagine de lui proposer un autre plan de contre-révolution qui aurait un même but, mais qui serait plus adroit et moins risquable, Dumourier l'écoute avec complaisance, et lui dit que, quoique meilleur que le sien, il ne peut l'adopter, parce que le temps, manquerait; qu'enfin le sien est plus propre aux circonstances, et qu'il aurait déjà commencé ostensiblement à l'exécuter s'il n'avait craint pour les jours de cette infortunée qui est au Temple et pour ceux de sa précieuse famille. Dubuisson saisit cette idée. dilatoire, la lui présenta sous diverses expressions, pour l'engager à renoncer à un plan qui compromettrait de fait l'existence royale à laquelle il prenait tant d'intérêt. Il répond: Qu'après que le dernier des Bourbous serait tué, même ceux de Coblentz, la France n'en aurait pas moins un roi; mais que si Paris ajoutait les meurtres du Temple à tous les autres, il marchait dans l'instant sur cette ville, mais qu'il n'en ferait pas le siége à la manière de Broglio, qui était un imbécile, qui n'avait pas connu sa besogne; mais que lui, Dumourier, se faisait fort de réduire Paris dans huit jours avec douze mille hommes, dont un corps à Pont-Saint-Maxence, un autre à Nogent, etc., et autres postes sur les rivières; qu'ainsi il l'aurait bientôt réduit par famine; qu'au reste la déclaration de guerre avec l'Angleterre, ouvrage ridicule et perfide de Brissot, mènerait à faire capituler la France entière par disette de grains, attendu qu'elle n'en recueillait pas assez pour se nourrir, et que les corsaires anglais ne laisseraient pas entrer dans nos ports un seul navire chargé de grains. Dubuisson lui répliqua que cette dernière donnée était inexacte; mais que, sans s'arrêter à le lui démontrer, il voulait encore l'arrêter par le même intérêt pour les jours de la famille royale, qui seraient certainement dans le plus grand danger au premier acte qui signalerait son plan. Alors Dumourier se tait un instant, et ensuite s'écrie, comme inspiré par la force de sa situation : « Eh bien! vos Jacobins, à qui vous tenez tant, ont ici moyen de s'illustrer à jamais et de faire oublier tous leurs crimes; qu'ils couvrent de leurs corps ceux de la famille royale; qu'ils fassent faire une troisième insurrection qui rachète les crimes de celles de 1789 et de 1792, et que le fruit de cette dernière insurrection soit la dispersion des sept cent quarante-cinq tyrans, à quelque prix que ce soit : pendant ce temps, je marche avec mon armée, et je proclame le roi! Dubuisson, effrayé de cette scélératesse, pressent dès-lors que l'auteur de semblables confidences, au milieu d'une armée et d'une ville étrangère, pourrait fort bien, après une heure de réflexion, le punir de sa propre imprudence, qui l'entraînait si légèrement à tant d'atroces confidences. Alors il gagne assez sur lui-même pour chercher à assurer sa retraite et celle de ses collègues; il se décide rapidement à faire accroire à Dumourier qu'il trouve son idée belle et possible dans l'exécution; qu'il va partir pour Paris, et qu'il espère sonder adroitement les Jacobins sur cet objet, qu'il ne doute même pas du succès. Ici, les confidences se multiplient de la part de Dumourier. Il avoue qu'il a pensé à enlever à la maison d'Autriche la Belgique pour se faire reconnaître le chef de la nouvelle république belge, amie, alliée de la France. Il déclare nettement que c'est la seule haine que les ingrats de la France lui ont portée qui l'a barré dans ce projet; mais il fait entendre qu'il peut encore se réaliser pour la Belgique et pour lui, sous la protection de la maison d'Autriche. Enfin Dubuisson, fatigué d'être dépositaire, malgré lui, de tant de projets liberticides, demande à trois heures du matin la permission de se retirer. Dumourier lui dit de partir pour Paris avec ses collègues, mais de revenir seul dans 5 ou 6 jours, après avoir jeté les racines de l'insurrection des Jacobins pour opérer la dispersion, et même plus, des membres de la Convention, et la protection tutélaire qu'ils donneraient à la famille royale jusqu'à son arrivée. Dubuisson se retire avec Proly, qui était resté seul, et lui dit dès qu'il se vit libre: Partons pour Paris, nous n'avons plus rien à faire; les horreurs que je viens d'entendre sont plus fortes encore que celles qu'il nous a dites en commun. Les chevaux de poste sont demandés, et les trois collègues indignés quittent surle-champ Tournay. Dumourier ne s'était pas couché tout de suite. Il fait une lettre au ministre Beurnonville, et annonce le citoyen Dubuisson. La lettre est arrivée par un courrier de dépêche. Proly et ses collègues rencontrèrent à Lille les députés Lacroix, Robert et Gossuin. Sans leur développer toutes les pensées cruelles qui les agitaient, ils leur firent entendre que le salut public demandait que la ville de Lille fût à l'instant déclarée en état de siége, et qu'ils la surveillassent exactement; qu'il était d'une importance majeure d'en faire autant pour toutes les places frontières, que défendrait mal l'armée en partie dispersée, ou à la disposition d'un homme qui, d'après trois jours de conversation, leur paraissait devenu très-dangereux au salut de la République. Les députés parurent le considérer dans ce sens, et même énoncèrent le désir qu'ils avaient déjà eu de lui envoyer l'ordre d'aller se reposer à Paris. Les citoyens Proly, Pereyra et Dubuisson, un peu plus tranquilles sur le sort de Lille par la présence des commissaires, se rendirent de suite à Paris, où ils ne purent arriver que hier, samedi, à huit heures du matin, malgré le désir qu'ils avaient de déposer d'aussi grands intérêts entre les mains de la puissance protectrice de la République et du ministre qui avait eu confiance dans leur véracité. Paris, ce 31 mars, l'an 2 de la République, etc., avons signé tous trois collectivement pour ce qui a été dít aux trois en commun, et chacun séparément pour ce qui regarde les conversations particulières. PROLY, PEREYRA, DUBUISSON. |