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de faire voir que l'Auteur a inftruit plus que les Anciens par la fublimité de fa Morale, & qu'il a plu autant qu'eux en imitant toutes leurs beautés.

Deux fortes de Poéfies héroïques.

Il y a deux manieres d'inftruire les hommes pour les rendre bons. La premiere, en leur montrant la difformité du vice, & ses suites funestes : c'est le deffein principal de la Tragédie. La feconde, en leur découvrant la beauté de la vertu, & fa fin heureuse: c'est le caractere propre à l'Epopée, ou Poëme Epique. Les paffions qui appartiennent à l'une font la terreur & la pitié; celles qui conviennent à l'autre font l'admiration & l'amour. Dans l'une les Acteurs-parlent, dans l'autre le Poëte fait la narration.

Définition & divifion de la Poéfie Epique.

On peut définir le Poëme Epique, une Fable racontée par un Poëte pour exciter l'admiration, & infpirer lamour de la vertu, en nous représentant l'action d'un Héros favorifé du ciel, qui exécute un grand deffein, malgré tous les obftacles qui s'y oppofent. Il y a donc trois chofes dans l'Épopée, l'Action, la Morale & la Poésie.

I. DE L'ACTION ÉPIQUE.

Qualités de l'Action Épique.

L'Action doit être, grande, une, entiere, merveilleufe, & d'une certaine durée. Télémaque a toutes ces qualités. Comparons - le avec les deux modeles de la Poéfie Épique, Homere & Virgile, & nous en ferons

convaincus.

Deffein de l'Odyssée.

Nous ne parlerons que de l'Odyffée, dont le plan a plus de conformité avec celui de Télémaque. Dans ce Poëme, Homere introduit un Roi fage revenant d'une guerre étrangere, où il avoit donné des preuves éclatantes de fa prudence & de fa valeur ; des tempêtes l'arrêtent en chemin, & le jettent dans divers Pays, dont il apprend les Mœurs, les Loix, la Politique. De-là

naissent naturellement une infinité d'incidens & de périls. Mais fachant combien fon absence caufoit de défordres dans fon Royaume, il furmonte tous ces obftacles, méprife tous les plaifirs de la vie ; l'immortalité même ne le touche point: il renonce à tout pour foulager fon Peuple, & revoir sa Famille.

Sujet de l'Enéide.

Dans l'Enéide, un Héros pieux & brave, échappé des ruines d'un Etat puiffant, eft deftiné par les Dieux pour en conferver la Religion, & pour établir un EmFire plus grand & plus glorieux que le premier. Ce Prin ce, choifi pour Roi par les reftes infortunés de fes Concitoyens, erre long-tems avec eux dans plufieurs Pays, où il apprend tout ce qui eft néceffaire à un Roi, à un Législateur, à un Pontife. Il trouve enfin un afyle dans des terres éloignées, d'où fes Ancêtres étoient fortis; il défait plufieurs ennemis puiffans qui s'oppo→ fent à fon établissement, & jette les fondemens d'un Empire qui devoit être un jour le maître de l'Univers.

Plan du Télémaque.

L'Action du Télémaque unit ce qu'il y a de grand dans l'un & dans l'autre de ces deux Poëmes. On y voit un jeune Prince, animé par l'amour de la Patrie, aller chercher fon Pere, dont l'abfence caufoit le malheur de fa Famille & de fon Royaume. Il s'expofe à toutes fortes de périls; il fe fignale par des vertus héroïques; il renonce à la Royauté, & à des Couronnes plus confidérables que la fienne; & parcourant plufieurs terres inconnues, apprend tout ce qu'il faut pout gouverner un jour, felon la prudence d'Ulyffe, la piété d'Enée,' & la valeur de tous les deux, en fage Politique, en Prince religieux, en Héros accompli.

L'Action doit être Une.

L'Action de l'Epopée doit être Une. Le Poëme Epique n'eft pas une Hiftoire comme la Pharfale de Lucain, & la guerre Punique de Silius Italicus; ni la vie toute entiere d'un Héros comme l'Achilléide de Stace: l'unité du Héros ne fait pas l'unité de l'action. La vie de l'homme eft pleine d'inégalités. Il change fans ceffe

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de deffeins, ou par l'inconftance de fes paffions, ou păs les accidens imprévus de la vie. Qui voudroit d'écrire tout l'homme, ne formeroit qu'un tableau bizarre, un contrafte de paffions oppofées fans liaifons & fans ordre. C'eft pourquoi l'Epopée n'eft pas la louange d'un Héros qu'on propofe pour modele; mais le récit d'une action grande & illuftre qu'on donne pour exemple.

Des Epifodes.

Il en eft de la Poéfie comme de la Peinture; l'unité de l'action principale n'empêche pas qu'on y infere plufieurs incidens particuliers. Le deffein eft formé dès le commencement du Poëme; le Héros en vient à bout en franchiffant tous les obftacles. C'est le récit de ces oppofitions qui fait les Epifodes; mais tous ces Epifodes dépendent de l'action principale, & font tellement liés avec elle, & fi unis entr'eux, que le tout enfemble ne préfente qu'un feul tableau, compofé de plufieurs figures dans une belle ordonnance & dans une jufte proportion.

L'unité de l'action du Télémaque, & la continuité des Epifodes.

Je n'examine point ici s'il eft vrai qu'Homere nofe quelquefois fon action principale dans la longueur & le nombre de fes Episodes; fi fon action eft double; s'il perd fouvent de vue fes principaux perfonnages. Il fuffit de remarquer que l'Auteur du Télémaque a imité par-tout la régularité de Virgile, en évitant les défauts qu'on impute au Poëte Grec. Tous les Epifodes de notre Auteur font continus, & fi habilement enclavés les uns dans les autres, que le premier amene celui qui fuit. Ses principaux Perfonnages ne difparoiffent point, & les tranfitions qu'il fait de l'Epifode à l'action principale, font toujours fentir l'unité du deffein. Dans les fix premiers Livres ou Télémaque parle & fait le récit de fes Aventures à Calypfo, ce long Epifode, à l'imitation de celui de Didon, eft raconté avec tant d'art, que l'unité de l'action principale eft demeurée parfaite. Le Lecteur y eft en fufpens, & fent dès le commencement que le féjour de ce Héros dans

cette ifle, & ce qui s'y paffe, n'eft qu'un obftacle qu'il faut furmonter. Dans le XIII & XIV Livre où Mentor inftruit Idoménée, Télémaque n'eft pas préfent, il eft à l'armée; mais c'eft Mentor un des principaux Perfonnages du Poëme, qui fait tout en vue de Télémaque, & pour fon inftruction; de forte que cet Episode eft parfaitement lié avec le deffein principal. C'eftencore un grand art dans notre Auteur de faire entrer dans fon Poëme des Epifodes qui ne font pas des fuites de Fable principale, fans rompre ni l'unité, ni la continuité de l'action. Ces Episodes y trouvent place, non-feulement comme des inftructions importantes pour un jeune Prince, qui eft le grand deffein du Poëte; mais parce qu'il le fait raconter à fon Héros dans le tems d'une inaction pour en remplir le vuide. C'est ainfi qu'Adoam inftruit Télémaque des Mœurs & des Loix de la Bétique pendant le calme d'une navigation; & Philoctete lui raconte fes malheurs, tandis que ce jeune Prince eft au camp des Alliés, en attendant le jour du combat.

L'Action doit être entiere.

L'Action Epique doit être entiere. Cette intégrité fuppofe trois chofes : la caufe, le nœud & le dénouement. La cause de l'action doit être digne du Héros, & conforme à fon caractere. Tel eft le deffein du Télémaque. Nous l'avons déja vu.

Du Nœud.

Le nœud doit être naturel, & tiré du fond de l'action. Dans l'Odyffée, c'eft Neptune qui le forme, dans l'Enéide, c'eft la colere de Junon; dans Télémaque, c'eft la haine de Vénus. Le nœud de l'Odyffée eft naturel, parce que naturellement il n'y a point d'obstacle qui foit plus à craindre pour ceux qui vont fur mer, que la mer même. L'oppofition de Junon dans l'E néide, comme ennemie des Troyens, eft une belle fiction. Mais la haine de Vénus, contre un jeune Prince qui méprife la volupté par amour de la vertu, & dompte fes paflions par le fecours de la fageffe, eft une Fable tirée de la nature, qui renferme en même tems une Morale fublime.

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Du Dénouement.

Le dénouement doit être auffi naturel que le noud. Dans l'Odyffée, Ulyffe arrive parmi les Phéaciens, leur raconte fes aventures; & ces Infulaires, amateurs des Fables, charmés de fes récits, lui fourniffent un vaisfeau pour retourner chez lui: le dénouement eft fimple & naturel. Dans l'Enéide, Turnus eft le feul obftacle à l'établiffement d'Enée. Ce Héros, pour épargner le fang de fes Troyens & celui des Latins, dont il fera bientôt Roi, vuide la querelle par un combat fingulier ce dénouement eft noble. Celui de Télémaque eft tout ensemble naturel & grand. Ce jeune Héros pour obéir aux ordres du Ciel, furmonte fon amour pour Antiope, & fon amitié pour Idoménée, qui lui offroit fa couronne & fa fille. Il facrifie les paffions les plus vives, & les plaifirs même les plus innocens au pur amour de la vertu. Il s'embarque pour Ithaque fur des vaiffeaux que lui fournit Idoménée, à qui il avoit rendu tánt de fervices.

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Quand il eft près de fa Patrie, Minerve le fait relâcher dans une isle déferte, où elle fe découvre à lui. Après l'avoir accompagné à fon infa au travers des mers orageufes, de terres inconnues, de guerres fanglantes, & de tous les maux qui peuvent éprouver le cœur de l'homme, la Sageffe le conduit enfin dans un lieu folitaire. C'eft-là qu'elle lui parle, qu'elle lui annonce la fin de fes travaux, & fa deftinée heureuse puis elle le quitte. Si-tôt qu'il va rentrer dans le bonheur & le repos, la Divinité s'éloigne, le merveilleux ceffe, l'action héroïque finit. C'eft dans la fouffrance que l'homme fe montre Héros, & qu'il a befoin d'un appui tout divin. Ce n'eft qu'après avoir fouffert, qu'il eft capable de marcher feul, de fe conduire lui-même, & de gouverner les autres. Dans le Poëme de Télémaque, l'obfervation des plus petites régles de l'art eft accompagnée d'une profonde Morale.

Qualités générales du noeud & du dénouement du
Poëme Epique.

Outre le nœud & le dénouement général de l'action principale, chaque Epifode a fon noud & fon dénoue

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