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c'est le traité de la consolation adressé à Polybe. Ce Polybe avait été esclave et était tout-puissant, suivant la coutume de Rome, où les empereurs, soit par paresse de faire un choix, soit par l'habitude d'être gouvernés, soit par la confiance qu'inspire une bassesse de tous les jours, soit pour ne pas confier leur pouvoir à des hommes qu'ils pouvaient craindre, soit par ce secret orgueil que sent un despote à faire adorer ses esclaves, choisissaient presque toujours leurs ministres parmi leurs affranchis. Polybe était du nombre, et il venait de perdre un frère. Sénèque, qui alors était exilé en Corse, et qui aurait mieux aimé faire admirer ses talens dans l'opulente et voluptueuse Rome, sous prétexte de consoler cet esclave, mendie lâchement sa faveur par des éloges. D'abord il querelle très-sérieusement la fortune de ce qu'elle a osé attaquer un grand homme tel que Polybe: cependant il voit bien qu'elle a été trèsadroite, car elle a trouvé le seul endroit par où elle le pût blesser. Lui aurait-elle enlevé des richesses? il les méprise; ses amis? il en aura tant qu'il voudra; l'estime publique? elle est inébranlable: la santé? avec l'esprit qu'il a, on s'en passe; la vie? il est sûr d'être immortel (1). Et puis le panégyrique du mort, panégyrique qui consiste surtout à dire que le mort était digne d'un pareil frère. Ensuite on l'avertit qu'il est trop grand pour qu'il lui. soit permis de pleurer. Rien de bas, rien de commun ne sied à un homme comme lui : il ne faut pas qu'il démente l'admiration que l'univers a conçue (2).

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En louant l'esclave, le grave Séneque ne pouvait se dispenser de louer le maître. « Puisque Claude respire, dit-il, il ne vous est pas permis de vous plaindre: Claude est vivant, toute votre » famille est vivante, vous n'avez rien perdu. Non-seulement » vos yeux doivent être secs, mais vous devez même laisser écla» ter votre joie (3). » Et plus bas : « Votre frère est heureux; en » mourant, il a laissé Claude, son auguste famille, et vous-même sur la terre. » Et ailleurs : « Je ne cesserai de vous offrir l'image » de Claude. Tandis qu'il gouverne le monde, et qu'il prouve » combien, pour maintenir l'empire, les bienfaits sont plus puis» sans que les armes, tandis que le sort de l'univers est en ses mains, vous ne pouvez vous apercevoir que vous ayez fait une perte. Elevez-vous, et toutes les fois que les larmes vous vien» dront aux yeux, tournez vos regards sur Claude, la vue de » cette puissante divinité séchera vos larmes. Humain et bienfai(1) Senec. de Consolat. ad Polyb. 21.

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(2) Ibid. 25.

(3) Fas tibi non est, salvo Cæsare, de fortund quæri. Học incolumi, salvi tibi sunt tui, nihil perdidisti. Non tantum siccos oculos tuos esse, sed etiam latos oportet. In hoc tibi omnia sunt; hic pro omnibus est. Ibid. 26.

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» sant envers tous les hommes, je ne doute point qu'il n'ait déjà employé les plus fortes consolations pour guérir votre blessure » et charmer vos douleurs : mais quand il n'en aurait rien fait, » voir Claude, ou penser seulement à lui, c'est déjà une consola» tion bien douce. Que tous les dieux, que toutes les déesses le prêtent long-temps à la terre! qu'il égale les grandes actions d'Auguste! qu'il surpasse le nombre de ses années! que tant qu'il sera parmi les mortels, il ne s'aperçoive point que dans » sa maison, il y ait rien de mortel! que le jour où sa famille » sacrée célébrera son retour au ciel, ne luise que dans l'autre siècle; et pour nos derniers neveux (1)! » Et ensuite une prière à la fortune, pour qu'elle veuille bien permettre «< qu'un si grand » empereur remédie aux maux du genre humain désolé........ Si » elle regarde Rome en pitié, si elle n'a pas encore résolu d'a» néantir le monde, ce prince, envoyé pour consoler l'univers, sera aussi sacré pour elle, qu'il l'est déjà pour tous les mor» tels (2). »

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Je ne ferai ici qu'une remarque : c'est Sénèque qui parle, et il parle de Claude. Mais j'ajouterai, pour être juste, que ce même homme qui a paru si faible dans son exil, mourut avec le plus grand courage; tant il est vrai qu'on peut unir la faiblesse avec la grandeur, et être tour à tour intrépide et lâche.

Tout le monde sait que Néron fut loué par Lucain ; nous avons vingt vers de lui, à la tête de la Pharsale, où ce monstre est placé dans le ciel. Cependant nous ne pouvons guère douter que Lucain ne haït les tyrans. Il loue avec transport et Caton et Brutus; il peint Pompée comme le vengeur, et César comme l'oppres

(1) Non desinam offerre tibi Cæsarem. Illo moderunte terras et ostendente quanto melius beneficiis imperium custodiatur quam armis, illo rebus humanis præside, non est periculum nequid perdidisse te sentias. Attolle te, et quoties lacrymæ suboriuntur oculis tuis, toties illos in Cæsarem dirige, siccabuntur maximi et clarissimi conspectu numinis.... Nec dubito cum tanta illi adversus omnes suos sit mansuetudo, tantaque indulgentia, quin multis jam solatiis tuum istud vulnus obduxerit, nonnulla quæ dolori tuo obstarent, congesserit. Quid porro, ut nihil horum fecerit, nonne protinus ipse conspectus per se tantummodo, cogitatusque Cæsar maximo solatio tibi est! Dii illum, Deaque omnes terris diù commodent. Acta hic Divi Augusti æquet, annos vincat; ac quamdiù inter mortales erit, nihil in domo suá mortale esse sentiat. Sera et nepotibus demum nostris dies nota sit quá illum gens sua cœlo asserat. SENEC. de Consolat. ad Polyb. 31.

(2) Abstine ab hoc munus tuas, fortuna!..... patere illum generi humano jamdiù ægro et affecto mederi. Sidus hoc quod præcipitato in profundum ac demerso in tenebras orbi refulsit, semper luceat. SENEC. de Consol. Polyb. 32.

Hoc unum obtineamus ab illa votis ac precibus publicis, si nondum illi genus humanum placuit consumere, si Romanum adhuc nomen propitia respicit, hunc principem lapsis hominum rebus datum, sicut omnibus mortali bus, sibi esse sacro-sanctum velit. Ibid. 36.

seur de son pays; il entra même dans la fameuse conspiration de Pison. Pour résoudre le problème, il faut se souvenir que Néron ne fut pas toujours un monstre. Le prince qui dit Je voudrais ne point savoir écrire, n'était pas le même que celui qui fit périr et son frère, et sa femme, et sa mère, et une foule de Romains. Néron changea, et l'éloge est resté.

Mais si, peut-être, on peut justifier Lucain, comment, sous un autre règne, excuser Quintilien, Martial et Stace? Le grave auteur des institutions oratoires, à la tête de son quatrième livre, ne rougit pas de donner le nom de censeur très-saint, et de divinité favorable, à Domitien, à ce tyran jaloux, capricieux et lâche, sous qui le nom même de la vertu fut proscrit, qui n'eut que des vices, ne fit que des crimes, empoisonna peut-être Titus, et teint de sang, voulait être homme de lettres et passer pour juste.

Stace, qui naquit à Naples, et qui avait une imagination forte, quoique déréglée, avilit son génie par les mêmes éloges. Ses deux poëmes sont dédiés à ce tyran, qu'il place aussi dans le ciel, sans doute entre Octave et Néron. Ce n'est pas tout; nous avons encore de lui trois ou quatre pièces, ou panégyriques en vers; l'un intitulé le Cheval de Domitien; l'autre où, selon son expression, il adore le dix-septième consulat du prince; le troisième, où il rend grâces de ce qu'il a été honoré de sa table très-sacrée. Il n'est pas nécessaire d'ajouter que les éloges sont aussi ridicules que les titres.

A l'égard de Martial, on ose dire qu'il est encore plus étonnant. Cet Espagnol, qui vint de bonne heure à Rome pour y faire des vers, médire et flatter, et qui y eut tout le succès qu'un esprit fin et piquant peut avoir dans une grande ville, où il y a de l'oisiveté, des arts et des vices, nous a laissé près de quatre-vingts petites pièces ou épigrammes, faites en l'honneur de Domitien, Ce sont quatre-vingts monumens de bassesse. On y apprend qu'il n'y eut jamais dans Rome, ni de temps si heureux, ni de succès si brillans, ni tant de liberté accordée par le prince aux citoyens, ni tant d'amour des citoyens pour le prince, que sous Domitien. On croirait qu'il est impossible d'être plus vil; Martial a trouvé l'art de l'être encore plus; c'est de répéter les mêmes éloges pour Trajan, et de blâmer alors les crimes de Domitien, qu'il avait élevé jusqu'au ciel quand il régnait. Quel est l'esclave étalé dans un marché pour être vendu, qui inspire autant de mépris et de pitié qu'un tel écrivain, qui cependant, à la honte de son siècle et de Rome, eut de la réputation?

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Panégyrique de Trajan, par Pline le jeune. Nous voici parvenus au panégyrique de Pline, le premier et le plus célèbre de tous les panegyristes d'empereurs que nous ayons. Pline est assez connu; on sait qu'il fut un des premiers orateurs de son siècle. Il était trop vertueux pour n'avoir rien à craindre sous Domitien; mais la mort du tyran le sauva. Nerva et Trajan le chérirent; et ce qui met le comble à sa gloire, il fut le rival et l'ami de Tacite. Tous deux également célèbres, et tous deux jouissant de la gloire l'un de l'autre, ils goûtaient ensemble dans le commerce de l'amitié et des lettres, ce bonheur si pur que ne donnent ni les dignités, ni la gloire, et qu'on trouve encore moins dans ce commerce d'amour-propre et de caresses, d'affection apparente et d'indifférence réelle, qu'on a nommé si faussement du nom de société, commerce trompeur qui peut satisfaire les âmes vaines, qui amuse les âmes indifférentes et légères, mais repousse les âmes sensibles, et qui sépare et isole les hommes, bien plus encore qu'il ne paraît les unir. Il faut voir dans les lettres de Pline même, tous les détails de cette union si douce; on partage et l'on envie les charmes de leur amitié : ils voulaient vivre, ils voulaient mourir ensemble; ils désiraient, quand ils ne seraient plus, que la postérité unît encore leurs noms, comme leurs âmes l'avaient été pendant la vie. Qu'on me pardonne de m'être arrêté un moment sur le spectacle d'une amitié si touchante; il est doux, même en écrivant, de pouvoir se livrer quelquefois aux mouvemens de son cœur et j'aime encore mieux un sentiment qui me console, qu'une vérité qui m'éclaire.

Pline était consul quand il prononça ce panégyrique célèbre. On a dit que pour le mériter, il n'avait manqué à Trajan que de ne pas l'entendre. Heureusement il ne fut pas prononcé comme il est écrit. Ce n'était d'abord qu'un remercîment, avec quelques éloges mais Pline, avant que de le publier, le travailla. Il en fit presque un nouvel ouvrage, et lui donna par degrés cette étendue que la plupart des hommes ne pardonneraient pas même à une satire. Pour bien juger de son mérite ou de ses défauts, il faudrait le lire soi-même. Ceux qui ont reçu de la nature une âme forte, ceux qui ont le bonheur ou le malheur de sentir tout avec énergie, ceux qui admirent avec transport et qui s'indignent de même, ceux qui voient tous les objets de très-haut, qui les mesurent avec rapidité et s'élancent ensuite ailleurs, qui s'occupent beaucoup plus de l'ensemble des choses que de leurs détails, ceux

dont les idées naissent en foule, tombent et se précipitent les unes sur les autres, et qui veulent un genre d'éloquence fait pour leur manière de sentir et de voir, ceux-là sans doute ne seront pas contens de l'ouvrage de Pline; ils y trouveront peut-être peu d'élévation, peu de chaleur, peu de rapidité, presqu'aucun de ces traits qui vont chercher l'âme et y laissent une impression forte et profonde; mais aussi il y a des hommes dont l'imagination est douce et l'âme tranquille, qui sont plus sensibles à la grâce qu'à la force, qui veulent des mouvemens légers et point de secousses, que l'esprit amuse, et qu'un sentiment trop vif fatigue; ceux-là ne manqueront pas de porter un jugement différent. Ils aimeront dans Pline la grâce du style, la finesse des éloges, souvent l'éclat des idées. Ils ne seront pas entraînés, mais ils s'arrêteront partout avec plaisir. Si chaque idée n'est pas nouvelle, ils la trouveront chaque fois présentée d'une manière piquante. Souvent elle ressemblera pour eux à ces figures qui s'embellissent encore par le demi-voile qui les couvre. Alors ils goûteront le plaisir d'entendre ce que l'orateur ne dit pas, et de lui surprendre, pour ainsi dire son secret. On sent que c'est là en même temps, et un plaisir de l'esprit, parce qu'il s'exerce sans se fatiguer; et un plaisir d'amourpropre, parce qu'on travaille avec l'orateur, et qu'on se rend compte de ses forces, en faisant avec lui une partie de son ouvrage. Mais aussi ce genre d'agrément tient à des défauts. Plus on veut être piquant, et moins on est naturel. Il arrive dans les ouvrages ce qu'on voit en société : le désir éternel de plaire rapetisse l'âme et lui ôte le sentiment et l'énergie des grandes choses. Cette recherche importune des agrémens arrête les mouvemens libres et fiers de l'imagination, et l'oblige sans cesse à ralentir sa marche. Le style devient agréable et froid. Ajoutez la monotonie même que produit l'effort continuel de plaire, et le contraste marqué entre une petite manière et de grands objets.

Il serait à souhaiter qu'on ne fût pas en droit de faire à Pline une partie de ces reproches; peut-être en mérite-t-il à d'autres égards. Jusque dans les louanges que le consul donne au prince, il y a un détail minutieux de petits objets; j'ose même dire que le ton n'a pas toujours la noblesse qu'il devrait avoir. Des Romains, dans ce panégyrique, ont l'air d'esclaves à peine échappés de leurs fers, qui s'étonnent eux-mêmes de leur liberté, qui tiennent compte à leur maître de ce qu'il veut bien ne les pas écraser, et daigne les compter au rang des hommes; mais c'est bien plus la faute du temps que de l'orateur. Telle est l'influence du gouvernement sur l'éloquence et sur les arts. Des âmes qui ont été long-temps abattues, ne se relèvent pas aisément; et l'habitude d'avoir été courbé sous des chaînes, se remarque même

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