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des jeux étaient célébrés par des chants publics. Les poëtes immortalisaient la patrie et les noms de ces hommes robustes; et les concitoyens d'Homère et de Platon, d'Euripide et de Socrate, chantaient dans les assemblées et sous les portiques d'Athènes, des vers destinés à célébrer la souplesse ou la force des muscles d'un lutteur. Quelque éloignés que ces éloges soient de nos mœurs, il est pourtant aisé d'en rendre raison. L'univers a changé; arts, sciences, travaux, instrumens, guerres, tout est perfectionné, ou du moins tout a pris une forme différente; la vigueur du corps n'est plus rien, l'intelligence a trouvé l'art de se passer de la force. Avec la foule des instrumens qu'il a créés, l'homme sépare et façonne sans peine les bois, les métaux et les pierres; avec les cabestans, les leviers et les roues il soulève et transporte des fardeaux immenses; avec le secours de l'eau, il communique un mouvement perpétuel et rapide à de vastes machines; avec le secours de l'air, il fait moudre ses grains et mouvoir ses vaisseaux ; avec le secours du feu, il fait monter l'eau dans ses pompes, sépare les rochers, creuse les mines. Ainsi on est parvenu à vaincre et à s'assujettir la nature par les forces de la nature même. En affaiblissant les résistances, en augmentant les vitesses, partout on produit de grands effets par de petits moyens. L'invention de la poudre, c'est-à-dire l'application de l'air et du feu aux combats, a rendu de même la force inutile pour attaquer ou pour défendre. Les armées aujourd'hui sont de grandes machines dont toutes les parties se meuvent ensemble, et renversées tout à la fois, ou percées, mutilées et divisées par le feu. Les hommes s'envoient mutuellement la mort sans se joindre; on peut la prévoir, on ne peut l'éviter. Une force unique et terrible, distribuant au hasard les dangers, égale le fort au faible, et le courageux au lâche; l'art même plus perfectionné décide presque toujours la victoire par les postes : le génie d'un homme rend inutiles les bras de cent mille hommes.

On sent que presque rien de tout cela n'était chez les anciens, l'homme n'avait pas encore eu le temps de rassembler autour de lui tant de machines; il n'avait que lui-même à opposer à la nature, aux travaux, aux dangers. Dans les batailles, c'était presque toujours une lutte d'homme à homme; tout guerrier était chargé de sa propre défense; aujourd'hui, chaque force se mêle et se confond dans la masse générale des forces; alors chaque force était isolée, et ne protégeait qu'elle-même. On devait donc attacher un grand prix à la vigueur. De là tous ces jeux et l'importance qu'on y mettait. Que parlons-nous de jeux? c'était là que les Grecs apprenaient à vaincre les Perses; là ils apprenaient à mesurer le danger, à le prévoir, à user tour à tour de force ou d'a

dresse, à térrasser, à se relever, à lancer des poids énormes, å franchir des barrières, à parcourir rapidement de vastes espaces, à supporter les impressions de l'air, l'ardeur du soleil, les longs travaux, à voir couler leur sueur avec leur sang; enfin à préférer la fatigue à la mollesse, et l'honneur à la vie. Leurs gymnases étaient pour eux les apprentissages de Marathon et de Platée. A Rome, sans avoir les mêmes institutions, on fortifiait de même les corps par l'exercice; la course, la lutte, le disque, la danse militaire, le Tibre à traverser à la nage, étaient l'amusement de tous les Romains; c'était sur le champ de Mars que se formaient les conquérans de l'Afrique et de l'Asie. Au temps de la chevalerie en Europe, la jeune noblesse était obligée de subir des épreuves qui donnaient aux corps une vigueur inconnue aujourd'hui. En Amérique, on exerçait les jeunes gens, comme à Sparte, à vaincre la douleur ; et pour être admis à l'honneur de combattre et de porter les armes, il fallait donner les plus grandes preuves d'intrépidité et de force. Ainsi, avant l'invention de la poudre, c'està-dire avant qu'on eût découvert l'art d'unir la mollesse au courage, et que la faiblesse fût parvenue à détruire sans effort et à triompher sans mouvement, la force du corps a été et a dû être en effet dans la plus grande estime sur toute la terre. Il faut donc pardonner aux Grecs les éloges de leurs athlètes. La Grèce, louant la vigueur des muscles, louait l'instrument de ses victoires et les garans de sa liberté.

en

On n'ignore pas que toutes les odes de Pindare sont des éloges de ce genre, et je m'y arrêterai peu; leur impétuosité, leurs écarts, leur désordre, et surtout les longs détours par lesquels il passe pour trouver ou fuir son sujet, tout cela est connu; il semble que Pindare a peur de rencontrer ses héros, et qu'il les chante, à condition de n'en point parler. Cependant il a passé sa vie à célébrer des athlètes, mais toujours plein d'enthousiasme pour la victoire et froid pour le vainqueur; à peu près comme ces hommes qui, ayant le besoin ou l'intérêt de louer, admirent comme ils peuvent, méprisent la personne, et flattent le rang.

Outre ces éloges chantés ou prononcés une fois, les Grecs avaient des espèces d'éloges périodiques ou anniversaires, en l'honneur des citoyens qui avaient fait quelque action extraordinaire, ou rendu de grands services à l'Etat. Ainsi à Sparte on prononçait tous les ans l'éloge de Léonidas sur son tombeau ; nous n'avons aucun de ces discours, mais nous ne pouvons douter qu'il y en eût quelquefois de très-éloquens. On raconte qu'un philosophe grec, arrivant par hasard à Smyrne le jour qu'on y célébrait la fête d'Homère, fut prié de prononcer son éloge. Il n'était pas préparé; mais traversant en silence la foule du

peuple, il se rendit au lieu où était la statue d'Homère; là, posant les deux mains sur la base, il rêva quelque temps profondément, puis, comme inspiré par la statue du poëte, il parla tout à coup avec la plus grande éloquence. Sans doute à Sparte, la vue du tombeau de Léonidas, et cette fête consacrée à un héros, devait exciter le même enthousiasme chez l'orateur.

A Athènes, les chants de Callistrate célébraient tous les jours les deux héros qui avaient délivré la ville de la tyrannie des Pisistratides; ces chants étaient dans la bouche de tous les citoyens, et à la fin des repas, dans ces momens où l'on couvrait la table de fleurs, où les jeunes esclaves distribuaient des couronnes sur toutes les têtes, et où les vins délicieux de l'Archipel animaient déjà les convives, chacun prenant dans sa main des branches de myrte, faisait une libation aux Muses, et chantait l'hymne d'Armodius et d'Aristogiton.

Péricles ayant institué un prix de musique, voulut que, chaque année, le sujet du chant fût aussi les louanges de ces deux citoyens, et dans la suite on y ajouta le nom de Thrasibule, qui chassa les trente tyrans. Remarquons que pour rendre hommage à ses libérateurs, le peuple d'Athènes avait choisi les fêtes de Minerve; ce peuple généreux pensait que c'est honorer les dieux, que de louer ceux qui rendent la liberté aux hommes. C'est là encore que l'on voit le génie de ce peuple, qui mêlait à ses plaisirs mêmes des leçons de grandeur; là, tous les arts étaient asservis à la politique, et la musique même, qui ailleurs n'est destinée qu'à réveiller des idées douces et voluptueuses, ou à irriter une sensibilité vaine, célébrait dans Athènes les grandes actions et les héros.

CHAPITRE VII.

D'Isocrate et de ses éloges.

TANDIS que les orateurs dans la tribune, les poëtes dans leurs

vers, les musiciens dans leurs chants, célébraient publiquement les guerriers, les athlètes et les grands hommes, d'autres écrivains composaient, dans la retraite, des éloges qui étaient écrits et rarement prononcés. Il paraît que le premier qui travailla dans ce genre fut Isocrate; cet orateur, comme on sait, eut la plus grande réputation dans son siècle; il était digne d'avoir des talens, car il eut des vertus. Très-jeune encore, comme les trente oppresseurs qui régnaient dans sa patrie faisaient traîner au supplice un citoyen vertueux, il osa seul paraître pour le défendre, et donna l'exemple du courage quand tout donnait l'exemple de l'avilisse

ment. Après la mort de Socrate, dont il avait été le disciple, il osa paraître en deuil dans Athènes, aux yeux de ce même peuple assassin de son maître ; et des hommes qui parlaient de vertus et des lois en les outrageant, ne manquèrent pas de le nommer séditieux, lorsqu'il n'était que sensible. Ayant perdu des biens considérables, il ouvrit une école et y acquit des richesses immenses; le fils d'un roi lui paya soixante mille écus un discours où il prouvait très-bien qu'il faut obéir au prince; mais bientôt après, il en composa un autre, où il prouvait au prince qu'il devait faire le bonheur des sujets. Plusieurs de ses disciples devinrent de grands hommes; et comme partout le succès fait le mérite, leur gloire ajouta à la sienne. Il avait eu le malheur d'être l'ami de Philippe, de ce Philippe le plus adroit des conquérans et le plus politique des princes; aimé de l'oppresseur de son pays, il s'en justifia en mourant, car il ne put survivre à la bataille de Chéronée; voilà pour sa personne. A l'égard de son éloquence, si nous en jugeons par la célébrité, il fut du nombre des hommes qui honorèrent leur patrie et la Grèce. Les calomnies de ses rivaux nous attestent sa gloire, car l'envie ne tourmente point ce qui est obscur; nous savons qu'on venait l'entendre de tous les pays, et il compta parmi ses auditeurs, des généraux et des rois. Aux hommages de la foule, qui flattent d'autant plus qu'ils tiennent toujours un peu de la superstition et de l'enthousiasme d'un culte, il joignit le suffrage de quelques uns de ces hommes qu'on pourrait, au besoin, opposer à un peuple entier. On prétend que Démosthène l'admirait; il fut loué par Socrate; Platon en a fait un magnifique éloge; Cicéron l'appelle le père de l'éloquence; Quintilien le met au rang des grands écrivains; Denys d'Halicarnasse le vante comme orateur, philosophe et homme d'État ; enfin, après sa mort, on lui érigea deux statues, et sur son mausolée on éleva une colonne de quarante pieds, au haut de laquelle était placée une sirène, image et symbole de son éloquence. Il est difficile que dans les plus beaux temps de la Grèce, on ait rendu ces honneurs à un homme médiocre; d'un autre côté, Aristote n'en parlait qu'avec mépris: Il est honteux de se taire, disait-il, lorsqu'Isocrate parle. Faut-il penser qu'un grand homme connût l'envie? et l'âme qui forma Alexandre eut-elle un sentiment bas? ou bien un philosophe qui était tout à la fois physicien, géomètre, naturaliste, politique, dialecticien, qui avait porté l'analyse dans toutes les opérations de l'esprit, assigné l'origine et la marche de nos idées, cherché dans les passions humaines toutes les règles de l'éloquence et du goût, et en qui le concours et l'union de toutes ces connaissances devaient former un esprit vaste et une imagination qui agrandissait tous les arts

en réfléchissant leur lumière les uns sur les autres, ne devait-il pas en effet avoir moins d'estime pour un orateur qui avait plus d'harmonie que d'idées, et pour un maître d'éloquence qui savait mieux les règles de l'art, que l'origine et le fondement des arts même et des règles? Mais Aristote n'a pas été le seul à penser ainsi. Au siècle de César et d'Auguste, plusieurs Romains célèbres ne goûtaient point du tout les ouvrages d'Isocrate, et sûrement Brutus était de ce nombre; au siècle de Trajan, Plutarque le peignait comme un orateur faible et un citoyen inutile, qui passait sa vie à arranger des mots et compasser froidement des périodes; au siècle de Louis XIV, Fénélon le traitait encore plus mal; Isocrate, selon lui, n'est qu'un déclamateur oisif qui se tourmente pour des sons, avide de petites grâces et de faux ornemens, plein de mollesse dans son style, sans philosophie et sans force dans ses idées. Ainsi presque toutes les réputations sont des procès indécis, qu'on perd d'un côté et qu'on gagne de l'autre; l'un méprise, l'autre admire. Je me rappelle ce Français pendu en effigie à Paris, et dans le même temps, ministre de France en Allemagne. Pour lever ces contradictions, il faut avoir recours aux ouvrages mêmes. Je ne parlerai ici que des éloges de cet orateur; ils sont au nombre de six.

Et d'abord, qui croirait que l'homme qui prit le deuil à la mort de Socrate, ait composé un éloge d'Hélène? Cet ouvrage, comme on le voit par le titre, n'est et ne peut être qu'un misérable abus de l'esprit. On y fait sérieusement la comparaison d'Hélène avec Hercule, à peu près comme Fontenelle dans ses dialogues compare Alexandre et Phryné. Cette manière de chercher de petits rapports qui étonnent l'esprit sans l'éclairer, n'a dû être approuvée dans aucun siècle. Cet éloge en vingt pages ne vaut pas les trois vers d'Homère, où deux vieillards qui s'affligeaient ensemble des maux de la guerre, en voyant passer Hélène auprès d'eux, cessent tout à coup de s'étonner que l'Europe et l'Asie combattent depuis dix ans. Les trois vers sont d'un grand homme, les vingt pages sont d'un rhéteur.

On trouve ensuite l'éloge de Busiris, roi d'Egypte; c'est à peu près comme l'éloge de Domitien ou de Néron. Comment un écrivain est-il assez malheureux pour se dire à lui-même de sangfroid essayons de faire l'éloge d'un tyran. Ce n'est pas qu'Isocrate ne blâme ce sujet; mais il le traite, dit-il, pour faire voir à un rhéteur qui l'avait manqué, comment il aurait dû le traiter luimême. Il faut en vérité estimer bien peu l'art d'écrire et de parler aux hommes pour donner de pareilles leçons.

Le troisième éloge est, pour l'exécution et le sujet, d'un mérite fort supérieur à celui-là; c'est l'éloge funèbre d'un roi, adressé à

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