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Ainfi, lorsqu'un Etat fatigué de fa barbarie, & défirant d'en fortir, demande à une nation éclairée des maîtres pour l'inftruire, celle-ci doit s'empreffer de lui en envoyer. Pendant les premiers fiecles de la république, les Romains, avec la plus rare valeur, étoient très-ignorans ; ils envoyerent des ambaffadeurs en Grece, pour y chercher de fages loix; & les Grecs n'eurent garde de fe refufer à une auffi jufte demande. Mais quelque étroite que foit l'obligation où font les peuples de fe perfectionner les uns les autres, nul d'entr'eux n'a le droit de contraindre un autre Etat, quelque barbare qu'il foit, de recevoir des inftructions ou de meilleures loix. Vouloir contraindre une nation à s'éclairer, c'est violer fa liberté naturelle, attenter à fon indépendance, & lui faire une fenfible injure. Auffi, l'hiftoire n'offre-t-elle rien de plus odieux que la conduite inique de ces ambitieux Européens qui, fous prétexte de civilifer les nations Américaines, & de. les faire inftruire dans la vraie religion, commencerent par les foumettre à leur avide domination, & finirent par les exterminer.

On a dit que les fociétés politiques devoient fe fecourir & s'obliger mutuellement; mais autant que celle à qui ces fecours font demandés eft en état d'en accorder, & qu'elle n'en a pas befoin pour elle-même. Car c'est à chacune d'elles à connoître ce qu'elle a à demander, & ce qu'elle peut accorder. Le droit de demander eft fans doute parfait, en forte que vouloir l'empêcher de demander un fecours qu'elle juge lui être néceffaire, ce feroit lui faire injure. Mais auffi elle n'a aucune forte de droit d'exiger des autres ces offices de l'humanité : chaque Etat eft libre à cet égard, d'accorder ou de refufer; fans contredit il peche contre fon devoir, fi pouvant accorder fans fe nuire à lui-même, il refuse mais ce refus n'eft point une injure, attendu qu'il n'y a injuftice que lorfqu'on bleffe le droit parfait d'autrui, & que la nation dont la demande eft rejetée, n'avoit aucun droit d'exiger qu'elle lui fût accordée.

Il n'eft guere poffible que les fociétés politiques s'acquittent de tous leurs devoirs les unes envers les autres, fi elles ne s'aiment point; & le moyen qu'elles s'aiment, fi elles ne cultivent l'amitié les unes des autres, & fi elles n'évitent avec foin tout ce qui pourroit les rendre mutuellement ennemies? Auffi cette amitié leur eft-elle prefcrite par la loi naturelle, ou par les nœuds de cette fociété univerfelle que la nature a établie entre les hommes, & qu'ils n'ont pu rompre en fe divifant en fociétés politiques. Une nation ne fauroit fe perfectionner elle-même, fans fe mettre par-là, en état de travailler utilement à la perfection des autres peuples, foit par les bons exemples qu'elle leur donne, foit par les lumieres qu'elle leur communique; car tous les hommes font naturellement imitateurs, &, comme l'on prend les vices & les défauts, de même on prend les vertus d'une nation célébre. C'eft une affreufe maxime, une opinion de Cannibales que celle de quelques fanatiques qui ont atrocement prétendu que la dif férence de religion devoit empêcher de rendre les offices de l'humanité;

comme fi la diverfité de créance & de culte apportoit quelque variété dans l'efpece humaine. Le refpectable Benoît XIV penfoit avec bien plus de jufteffe & de générofité, lui qui, apprenant que quelques vaiffeaux Hollandois étoient retenus à Civita-Vecchia, par la crainte des corfaires Algériens, ordonna aux frégates de l'églife d'escorter ces vaiffeaux; » je me fais, ditil, une loi de protéger le commerce, & de rendre les devoirs de l'humanité, fans m'arrêter à la différence de religion. » Que la terre feroit heureuse fi tous les fouverains penfoient & agifloient comme Benoît XIV. Mais malheureufement, l'intérêt particulier a fi confidérablement limité la pratique des préceptes de la nature, qu'une nation feroit trop imprudente, fi elle vouloit s'en tenir ftrictement à l'égard d'elle-même & des autres, aux confeils de la loi naturelle.

En général, les Etats ne tendent qu'à s'accroître, à fe fortifier, à s'enrichir, les uns aux dépens des autres, & les plus forts à fubjuguer les plus foibles c'est l'ufage commun; & puifqu'il eft connu, il y auroit bien peu de prudence à contribuer à fortifier un ennemi ou un homme, en qui l'on démêle le défir de fubjuguer & opprimer celui-là même qui aura fervi à accroître fa puiffance. Delà il fuit qu'un Etat doit bien fe garder de fournir à un autre des fecours qui vraisemblablement deviendroient funeftes à lui-même. Ainfi, une nation maîtreffe d'une branche de commerce, ou du fecret d'une importante fabrique, a le plus grand intérêt à fe réserver ces fources de richeffes, & à empêcher qu'elles ne paffent chez l'étranger. A l'égard des chofes néceffaires, ou même commodes à la vie, ce feroit une injuftice extrême à un peuple qui auroit des chofes de cette nature au-delà de fes befoins, de refufer d'en vendre aux autres nations à un prix raisonnable: & fi ce font des denrées de premiere néceffité, & qui manquent dans les Etats voifins, la uation chez qui elles abondent, conmettroit le plus odieux monopole, d'attendre les dernieres extrémités ou de mettre un prix exceffif à ces denrées.

Il eft des chofes directement utiles pour la guerre, & qu'une nation poffede exclufivement aux autres peuples; nul devoir naturel ne l'oblige fans doute à leur en faire part. Les loix romaines défendoient expreffément à tout citoyen d'apprendre aux étrangers l'art de conftruire des galeres. Les loix d'Angleterre empêchent également que la meilleure maniere de conftruire les vaiffeaux ne foit communiquée aux étrangers, & ces loix font très-fages.

Mais fi une fociété politique peut & doit même préférer les devoirs qu'elle a à remplir envers elle-même, l'obligation de rendre les offices de l'humanité; rien ne peut limiter le devoir qui lui eft ftrictement impofé par la loi naturelle de ne faire aucun tort aux autres, & de ne leur caufer aucun préjudice; c'eft-à-dire, qu'il lui eft févérement défendu par le droit naturel, d'altérer en aucune maniere la perfection des autres Etats, d'empêcher qu'aucun d'eux n'obtienne la fin qu'eft cenfée se proposer toute so

ciété civile, ou de le rendre incapable de l'obtenir. Or, c'eft évidemment empêcher un Etat d'arriver à la fin qu'il fe propofe que de lui fufciter des troubles, d'entretenir la difcorde dans fon fein, de corrompre fes citoyens, de lui débaucher fes foldats, fes artiftes, fes alliés, de flétrir fa gloire, & &c.

Q

S. I I.

Du commerce mutuel des nations.

UAND les hommes vivoient dans l'état de communauté primitive, ils avoient tous un droit égal aux productions de la terre : l'introduction de la propriété, a reftreint, à la vérité, confidérablement ce droit, mais elle ne l'a point anéanti; & le moyen qui leur refte de fe procurer ce qui leur eft utile ou néceffaire, eft, le commerce, qu'ils font donc obligés d'exercer entr'eux, pour remplir les vues de la nature. Il eft des contrées qui produisent du blé, & qui n'ont ni pâturages ni beftiaux; ceux-ci abondent dans d'autres pays, qui ne produifent point de blé; ailleurs, il n'y a ni beftiaux, ni pâturages, ni blé, mais la terre y recele une prodigieufe quantité de métaux, &c. Suppofez le commerce & les échanges établis, & des loix, vous verrez chaque peuple affuré des chofes qui lui font utiles & néceffaires. C'eft fur ces befoins mutuels qu'eft fondée l'obligation générale où les nations fe trouvent de cultiver entre elles un commerce réciproque : delà auffi l'obligation où chacune d'elles eft de le protéger, & de le feconder de toute fa puiffance, par la fureté des chemins, la conftruction des ports, &c.

Il n'eft rien qui foit plus oppofé au commerce que la gêne, les entraves; il exige une entiere liberté, & vouloir le reftreindre, c'eft travailler à le détruire. Il fuit de cette liberté fi effentiellement néceffaire, que tout Etat eft naturellement en droit de commercer avec les peuples qui veulent 'arranger avec lui, &, fans lui faire injure, une puiflance étrangere ne fauroit s'opposer à un femblable arrangement. Telles furent les prétentions injuftes du Portugal, qui, voulant commercer feul dans l'Orient, entreprit d'interdire aux Etats de l'Europe tout commerce avec les peuples Indiens. Cette entreprise penfa lui devenir funefte; les nations Européennes en furent vivement offenfées, & regarderent avec raison, comme un motif fondé de faire la guerre aux Portugais, les mesures que ceux-ci prenoient de foutenir par la force des armes, l'injuftice manifefte de leurs prétentions.

Par cela même que la liberté eft l'ame du commerce, s'il eft permis de s'exprimer ainfi, c'eft à chaque Etat à juger de ce qu'il a à faire à ce sujet, c'eft à lui feul qu'il appartient de décider avec quel peuple il lui convient le plus de fe lier, quel eft le genre de commerce qui lui fera le plus avantageux, quel eft celui qui lui feroit le plus défavorable : & d'après cet examen, c'eft encore à lui d'accepter ou de refufer celui qui lui eft pro

posé par une nation étrangere, qui ne feroit nullement fondée à regarder un tel refus comme une injure, ou comme une injustice.

De la liberté naturelle que chaque nation a de commercer, & de permettre ou de refufer aux autres d'exercer chez elle ou avec elle le commerce, il s'enfuit que les peuples ne peuvent avoir au fujet de commerce qu'ils voudroient établir les uns chez les autres, que des droits imparfaits, dépendans de la volonté d'autrui, & conféqueniment incertains; en forte que le feul moyen de s'affurer, à cet égard, un droit parfait & d'une conftante durée, eft de fe lier par un traité, avec la nation chez laquelle ou avec laquelle on veut commercer. Or, les traités que l'on forme fur cet objet, font fufceptibles de toutes fortes de claufes, & elles font toutes également légitimes, pourvu qu'aucune des deux puiffances contractantes ne fe lie fi étroitement avec l'autre, qu'elle ne fe mette par là, tout-àfait hors d'état de fe prêter déformais au commerce général que la nature recommande entre les différentes fociétés civiles. Encore même dans ce cas, celle des deux nations qui prendroit de tels engagemens, manqueroit, à la vérité, au devoir que l'équité naturelle lui impofe; mais aucun des autres peuples ne feroit autorifé à s'oppofer à ce traité, qu'ils feroient d'autant plus obligés de fouffrir, qu'on ne peut légitimement réclamer que contre les pactes qui donnent quelque atteinte au droit parfait d'autrui; & l'on vient d'obferver que chaque nation exiftant à l'égard des autres, dans une totale indépendance, & jouiffant pleinement de la liberté naturelle, elles n'ont, les unes envers les autres, qu'un droit imparfait, relati

vement au commerce.

On a dit que les traités de commerce étoient fufceptibles de toutes fortes de claufes & de conditions, c'eft-à-dire, qu'ils peuvent être à terme, ou perpétuel, onéreux à l'un des contractans, & tout-à-fait à l'avantage de Pautre; ne renfermer qu'une fimple permiffion révocable, auffitôt qu'on le voudra, ou affurer un droit excluff & illimité, &c. Mais, de quelque maniere qu'un tel pacte foit conçu, il eft de principe que dès qu'un Etat a pris des engagemens à ce fujet, il ne lui refte plus la liberté de faire en faveur de toute autre nation, rien de contraire aux claufes du traité qu'il a conclu; de maniere qu'il s'eft, à cet égard, ôté jusqu'à la liberté de remplir certains devoirs de l'humanité, & de fe conformer envers elles à cette obligation générale où font les fociétés civiles de commercer ensemble : ainfi, lorfqu'un Etat trouve fon avantage à vendre fon blé, certaines marchandifes ou certaines denrées à une nation exclufivement aux autres, il peut s'engager fi étroitement avec elle, que, quoiqu'il arrive, elle ne puiffe point vendre ailleurs fon blé, fes denrées ou les marchandises. De même, il eft permis à un peuple de reftreindre, par un traité, fon commerce, en faveur d'un autre Etat, s'engager à ne point trafiquer d'une certaine espece de marchandifes, à s'abftenir de commercer avec tel ou tel autre pays, &c.

Puifque le commerce eft libre, & que chaque nation a le droit de faire celui qui lui promet le gain le plus affuré, il eft clair qu'il dépend de chacune d'elles de prendre part à celui qui lui paroit le plus avantageux: mais la premiere d'entr'elles qui prévient les autres, les exclut légitimement, c'eft un bien dont elle s'empare par une forte de droit de premier occupant. Ainfi, lorfqu'un Etat poffede feul certaines chofes que l'on ne trouve point ailleurs, ou qui y furabondent, tandis qu'ailleurs elles ne viennent qu'en très-petite quantité; fans contredit, le peuple qui le premier aura conclu un traité avec cette nation pour l'achat exclufif de ces chofes, fe les procure très-légitimement, & acquiert le droit de les revendre feul & fans concurrence dans tout le refte de la terre. Car, il eft indifférent aux hommes d'acheter de l'un ou de l'autre, pourvu qu'ils fe procurent ce dont ils ont befoin, & il n'y a en cela nulle trace de monopole; il n'y en auroit même point fi ce peuple revendoit ces chofes à un prix exceffif; car alors le gain immodéré feroit une injuftice, & non un monopole. C'est ainfi que les Hollandois fe font rendus maîtres de la cannelle qu'ils revendent à toutes les autres nations, & à laquelle ils pourroient mettre le prix qu'ils jugeroient à propos, fauf à la vérité aux peuples, de ceffer d'acheter & d'ufer de cannelle, fi la Hollande paffoit les bornes dans lesquelles elle s'eft fagement contenue jufqu'à préfent. Il eft bon d'obferver néanmoins que fi un pareil commerce exclufif avoit pour objet des chofes néceffaires à la vie, ce feroit un monopole odieux, que de vouloir les porter à un prix exceffif, & toutes les nations feroient autorifées, pour l'avantage de la fociété humaine, à fe réunir contre l'Etat monopoleur.

Le commerce mutuel des nations a donné lieu à un établiffement trèsutile, à celui des confuls; ce font des gens éclairés, ou fuppofés l'être, & qui dans les grandes places étrangeres de commerce veillent à la confervation des droits, des privileges de leur nation, & font chargés de terminer les différens qui s'élevent entre les marchands de leur nation, qui voyagent, ou font établis dans ces places. Le conful n'eft pas précisément un miniftre public, & il n'en a point toutes les prérogatives. Mais, comme il est revêtu d'une commiffion de fon fouverain, & reconnu en cette qualité par la nation chez laquelle il réfide, il eft jufte qu'il y jouiffe, jufqu'à un certain point, de la protection du droit des gens. Auffi n'eft-il point fujet de l'Etat où il réfide, ni dépendant de la juftice criminelle du pays, en forte qu'il ne peut ni y être inquiété, ni y être mis en prison, à moins que par un attentat énorme, il n'ait lui-même violé manifeftement le droit des gens. Sa perfonne, à la vérité, n'eft ni auffi facrée, ni auffi inviolable que celle d'un ambaffadeur; mais comme il eft fpécialement fous la protection de fon fouverain, les égards dus à ce dernier exigent que fi le conful commet quelque délit, il foit renvoyé à fon fouverain pour être puni. Et c'eft-là ce qui communément eft prévu & réglé par les traités, au défaut defquels l'ufage & la coutume fervent de regle.

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