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apercevait à l'horizon. Cette scène imposante où la nature imprimait toute sa majesté, arracha Marviell à sa noire mélancolie. Les faits de l'histoire accomplis sur les lieux présens à ses regards, vinrent se présenter en foule à sa mémoire. Insensé que je suis! s'écriait-il, les mêmes mers que je vais traverser pour échapper aux souffrances et aux égaremens du cœur, les sages, les législateurs de l'antiquité les traversaient jadis pour aller s'instruire des mœurs, des lois et des coutumes des peuples, pour régler le sort des nations, ou pour accomplir d'illustres destinées! Régulus les traversait pour aller, esclave de ses sermens, chercher une mort affreuse dans les cachots de Carthage; Caton, pour déchirer ses entrailles dans les murs d'Utique, et descendre au tombeau avec la liberté de Rome; César, pour conquérir le monde; Germanicus, pour recueillir les bénédictions des peuples!

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En rappelant à sa pensée ces grands faits de l'histoire, Marviell se sentit humilié; il était honteux de n'éprouver que des infortunes vulgaires et des faiblesses communes; il descendit précipitamment de la montagne. Le soleil couchant dorant alors de ses feux les collines de la Sicile, plongeait dans les flots azurés de l'occident; un calme délicieux régnait dans les airs. En descendant de l'Etna, Marviell crut ressentir la température de trois régions différentes la région la plus élevée, celle qu'il venait de quitter, lui avait offert le tableau d'un hiver rigoureux; la seconde région, celle du milieu, occupée en grande partie par une forét, était d'une température admirable; Tair y était embaumé de mille parfums qu'exhalaient les plantes aromatiques dont elle était couverte; enfin, la troisième région, qui s'étendait au pied de la montagne, lui fit éprouver les chaleurs étouffantes de la zone torride. L'ermite attendait le voyageur sur un plateau qui formait une des premières terrasses de l'Etna; il avait préparé un régal champêtre et un lit de repos pour le pélerin. Les étoiles brillaient dans le firmament, et la lune éclairait de sa pâle lumière les lieux d'alentour. Le solitaire conduisit le croisé dans sa cellule; ils s'assirent autour d'un quartier de roche qui servait de table, et sur laquelle brulait une lampe qui répandait une faible clarté sur la figure vénérable du serviteur de Jésus-Christ. Marviell et son hôte observerent long-temps ce silence profond que la solitude et des pensées austères inspirent naturellement à des hommes graves.

L'ermite, prenant enfin la parole: Eh bien! mon fils, lui dit-il, vous venez de visiter des lieux que les hommes ne parcourent jamais sans élever leur pensée vers celte puissance cachée qui a placé des foudres au sein de la terre comme elle en a suspendu au-dessus de nos têtes. Ces convulsions et ces ébranlemens de la terre qui ont frappé nos regards ne sont que de faibles marques de cette main invisible qui lança les globes dans l'immensité des cieux. Qu'a voulu la sagesse divine, en nous donnant le spectacle de ces éruptions affreuses, de ces catastrophes terribles? Elle a voulu, ◊ mon fils, nous montrer une faible image des ravages qu'exercent les passions dans les âmes chrétiennes. Que sont les désordres des élémens, si on les compare aux désordres et aux tempêtes qui s'élèvent dans le cœur de l'homme? Jeune homme, votre front, couvert

de nuages comme le cratère du volcan, m'annonce as sez que votre âme cache un mystère qui ne peut échapper à la pénétration que me donne une longue expérience des choses de la vie : j'ai ressenti comme vous les troubles du cœur, comme vous, j'ai été en butte aux orages des passions humaines. Sous mes cheveux blanchis, et malgré les larmes de componction et de repentir que je ne cesse de verser, le souvenir de mes égaremens me fait encore éprouver ces amertumes affreuses, qui seraient intolérables si la sagesse infinie du Dieu que je sers ne m'avait depuis long-temps inspiré la résolution de les expier dans les pratiques de la pénitence chrétienne. Croyez-moi, mon fils, ces passions heureusement inconstantes, mais qui, dans des âmes d'une certaine trempe, prennent quelquefois possession de l'homme pour toute la durée de la vie, ces passions dégradent la créature lorsqu'elles n'ont pas la force de la ramener vers le Créateur.

Le vieillard cessa de parler, et Marviell, portant ses mains à son visage comme pour cacher la rougeur qui le couvrait, et poussant un profond soupir : Il n'est que trop vrai, mon père, dit-il: vos yeux ont pénétré dans les profondes et mystérieuses pensées que ma bouche n'avait point révélées. Ma résolution est prise: je vais chercher dans les agitations des camps, dans les fatigues et les dangers qui environnent la vie du croisé, un remède aux tourmens d'un amour désormais sans espoir. Déja les préparatifs de la guerre sainte ont suspendu les souffrances les plus amères dans un cœur dont les blessures saignent encore : j'ai la vive espérance que vos ferventes prières et la protection des saints patrons de la France, que je ne cesse d'invoquer, achèveront de guérir ce cœur malade et brisé. En achevant ces mots, sa tête, comme affaissée par le poids de sa douleur, se pencha sur sa poitrine, et ses mornes et tristes regards attachés à la terre vinrent expirer aux pieds de l'ermite.-Jeune guerrier, s'écria le vieillard, ne vous laissez point abattre par l'excès de la douleur l'excès de la douleur morale produit sur l'homme les mêmes effets que les passions criminelles; il le rend insensé, il éteint dans son âme le feu sacré qui annonce dans la créature l'ouvrage de Dieu, et qui fait d'un être infirme et souffrant de sa nature, ce roi de la création qui ne doit jamais oublier la noblesse de son origine et sa sublime destination! Ces paroles inspirées furent comme un baume salutaire qu'une main habile verse sur une plaie douloureuse elles portèrent le calme dans l'âme de Marviell. L'ermite profita de cet heureux moment pour l'engager à faire prendre un peu de repos à son corps fatigué; il lui avait préparé une couche formée de feuilles de platane. Avant de se livrer au sommeil, ils s'agenouillèrent ensemble aux pieds du crucifix placé dans une niche taillée dans le roc qui formait une des parois de la cellule, et, confondant leurs tribulations et leurs espérances, ils portèrent jusqu'au trône du Tout-Puissant ces prières du chrétien qui mettent la fragilité humaine sous la sauve-garde du Très-Haut.

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Le lendemain, lorsque les premiers rayons du jour frappèrent les sommets du mont Etna, la voix de l'ermite réveilla le voyageur. Le saint avait passé une partie de la nuit en prières. Lorsqu'il fallut se sépa

rer de Marviell, il le pressa long-temps dans ses bras et lui donna sa dernière bénédiction. Le croisé reprit la route qu'il avait suivie pour se rendre au pied de la montagne, et revint à Catane. En entrant dans la ville, il remarqua des groupes nombreux qui s'étaient formés dans les rues et sur les places; on s'y entretenait des nouvelles arrivées du camp des croisés : les dissensions avaient éclaté entre les chefs de la croisade; les Français et les Anglais, campés autour de Messine, avaient plusieurs fois couru aux armes pour vider des querelles sans cesse renaissantes. L'impétueux Richard, bravant l'autorité du roi de France, son suzerain, avait voulu arborer son étendard sur une des tours de la ville; Philippe l'avait fait arracher. Marviell arriva à Messine au moment où les deux fiers monarques, entourés de l'élite de leurs guerriers, allaient s'élancer pour commencer le combat. Ardent, irascible, plein d'une fierté insulaire, le monarque anglais semblait menacer en cédant, et sa fougue venait mourir aux pieds du monarque français, dont le calme, l'intrépide fermeté et la dignité imposante imprimaient le respect et la crainte telle une vague écumante vient pendant l'orage se briser contre un roc sourcilleux qui oppose sa barrière aux mugissemens de la mer. Enfin, quelques sages guerriers, dont la prudence sut opposer un frein aux passions déchaînées, parvinrent à rétablir la concorde, et lintérêt de la cause commune imposa silence aux rivalités nationales.

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On prépara les voiles, et l'armée se disposa à quitter la Sicile l'embarquement dura plusieurs jours. Marviell eut le bonheur de se retrouver sur la même galère avec les comtes d'Avennes et de Clermont, avec les sires de Vendôme et de Montmorency, qu'à son départ de France il avait rencontrés à la cour du seigneur de Montpellier. Ces nobles rejetons de nos familles historiques éprouvaient pour le poète provençal cet attachement mêlé de tendresse que le guerrier ressent pour ces hommes divins, dont la lyre a des cordes pour toutes les émotions de l'âme; pour ces hommes divins qui chantent tour à tour les plaisirs de l'amour et ceux de la victoire, et dont l'art merveilleux sait doubler les joies de la terre et tempérer les

amertumes de la vie.

Les galères génoises qui portaient l'armée française sortirent les premières du port; la flotte de Richard mit â la voile peu de jours après. La navigation ne fut pas heureuse le peu de connaissance qu'on avait alors de l'art nautique rendit la traversée lente, pénible, périlleuse; le pavillon de France sillonna tristement ces mers de la Grèce, aujourd'hui si frequentées et si connues de nos marins. Les pilotes inexpérimentés ne connaissant point l'usage de la boussole, qui ne fut découverte que dans le siècle suivant, n'osaient s'écarter des côtes et perdre la terre de vue. Si le temps était nébuleux, on jetait l'ancre et on attendait que le soleil ou les vents eussent dissipé les brouillards pour continuer la route. La flotte traversa ainsi les mers qui séparent la Sicile du Péloponnèse. En sortant du détroit de Messine, elle remonta au nord, côtoya les rivages de l'Italie. Arrivée à l'extrémité de la terre d'Otrante, elle dirigea ses voiles vers les côtes d'Epire, salua en passant les îles célèbres de Corfou, d'Ithaque, de Sainte-Maure, de Céphalonie, de Zante, admira

les côteaux fleuris de la Messénie, lieux environnés do poétiques illusions, et qui n'oublieront jamais les noms d'Homère, de Nestor et de Ménélas! Elle se trouva presque arrêtée sur ces mêmes rivages de Navarin, qui fument encore du sang chrétien, mais qui brillent de tout l'éclat d'une récente victoire (1) qui assure à jamais la liberté des Grecs et le triomphe de la croix.

Richard, qui ne s'était mis en mer qu'après le départ de Philippe-Auguste, confiant sa fortune aux voiles marseillaises, n'avait point suivi la route tracée par la flotte française. Impatient de se signaler par une conquête, il avait dirigé ses navires vers l'ile de Chypre : il s'empara de cette île, et la donna à Guy de Lusignan, qui avait perdu le royaume de Jérusalem après la funeste bataille de Tibériade. Chypre, cette île fameuse dans l'antiquité par ses sages lois, et qui forma long-temps un royaume particulier gouverné par des princes de la dynastie de Ptolémée, rois d'Egypte; Chypre devint alors un fief de la couronne d'Angleterre.

Philippe arrivait en Syrie pendant que Richard préludait par un grand fait d'armes à la conquête que, nouvel Alexandre, il se proposait de faire de l'Asie. Bientôt les deux monarques se trouvèrent réunis pour agir de concert sous les murs de Saint-Jean d'Acre. Des plumes plus éloquentes que la mienne ont raconté dans ces derniers temps les événemens de ce siége mémorable qui dura trois années entières. Vous les avez racontés avec l'austère simplicité des anciens, grave historien (2) des croisades, qui, pour rendre votre récit plus digne de la majesté du sujet, êtes allé à la fin de vos jours chercher des inspirations sur la terre des prodiges, et abreuver votre muse dans les eaux du Jourdain! Vous les avez racontés avec la grace de votre sexe et la touchante mélancolie d'une âme préoccupée d'une funeste destinée, ingénieuse et modeste Cottin, qui sutes nous distraire des horreurs de la guerre et de la fatigante monotonie d'un long siége par le tableau de l'amour chaste de Mathilde, de l'amonr orageux de Malek-Adel! Pourrai-je t'oublier, chantre écossais (3), toi qui joignis l'enthousiasme du Barde à l'harmonie du vieil Homère ! Pourrai-je t'oublier, lorsque l'Europe éplorée porte aux pieds de ton cercueil le tribut de son admiration et de ses regrets! L'âme héroïque de Richard a tressailli au fond de son mausolée, en admirant les peintures que tu as tracées de sa valeur chevaleresque! Nouvel Achille, il a dù s'applaudir d'avoir trouvé un nouvel Homère !

Saint-Jean d'Acre, l'antique Ptolémaïs, cette ville dont les remparts à la fin du dernier siècle arrêtèrent la fortune du conquérant de l'Egypte, prête à s'élancer sur les trônes de l'Asie, et qui, dans les derniers événemens de la guerre de Syrie, en tombant au pouvoir d'Ibrahim-Pacha, a ouvert à l'armée égyptienne le chemin de Constantinople; Saint-Jean-d'Acre, lorsque les croisés se présentèrent sous ses murs, était d'un tiers plus considérable qu'il ne l'est aujourd'hui. Les Sarrasins enfermés dans la place avaient juré de défen

(1) Victoire navale de Navarin, gagnée par les Français, sous les ordres de M. de Rigny, en Octobre 1827. (2) M. Michaud, de l'Académie Française. (3) Walter-Scott, dans son Richard en Palestine.

ire la ville comme le lion défend son antre ensanglanté. | Depuis deux ans ils soutenaient les assauts les plus meurtriers; mais les dissensions qui affaiblissaient les chrétiens d'Orient, avaient retardé la chute de SaintJean-d'Acre. L'arrivée des rois de France et d'Angleterre allait accroître les dangers de la cité musulmane. Outre les troupes françaises, anglaises et flamandes, une armée d'allemands conduite par Conrad, duc de Souabe, qui avait pris le commandement après la mort de l'empereur Frédéric son père, s'avançait du côté de la Cilicie, et venait d'arriver sous les murs d'Antioche. Les différens corps de l'armée chrétienne se réunirent, et marchèrent contre Saladin qui s'approchait des remparts de Saint-Jean-d'Acre pour secourir cette ville.

Les chrétiens et les musulmans furent bientôt en présence. Marviell, placé dans un des corps qui combattaient à l'aile droite, et presque sous les yeux de Philippe-Auguste, contribua par sa valeur à s'emparer de la colline sur laquelle était la tente de Saladin. Que Dieu reste neutre, et la victoire est à nous! s'écriaient les preux de la France. Vous combattiez à leur tête, gardiens du saint Sépulcre, valeureux chevaliers du Temple, et vous leurs dignes émules, chevaliers de Saint-Jean (1), qui pleins de foi et d'héroïsme ne saviez que prier, combattre et mourir! Marviell, bravant les cimeterres musulmans, et se jetant au plus fort de la mélée, chercha long-temps une mort glorieuse; mais la mort, qui atteint le lâche fuyant dans les combats, respecte le brave qui affronte les traits de l'ennemi. Vingt fois sa lance renvoya dans les rangs musulmans les éclats de ce brillant soleil d'Orient, qui répandait les flots de sa lumière embrasée sur cette scène de carnage et d'horreur! vingt fois, couvert de sang et de poussière, il s'élança au milieu des redoutables escadrons, qui faisaient jaillir le sable et le feu sous leurs pas! Déja l'élite de nos braves et la fleur de la chevalerie française avaient jonché de leurs cadavres ce champ de bataille si ardemment disputé! Tant de constance et d'héroïsme l'emportèrent enfin. Saladin ordonna la retraite, et l'armée chrétienne alla investir Saint-Jean-d'Acre.

Les troupes des différentes nations se rangèrent autour de l'enceinte de la ville; elles formèrent autant de camps séparés. De tous côtés on se livra avec ardeur aux travaux du siége; on contruisit des machines de guerre, des béliers, des catapultes, de hautes tours roulantes qu'on faisait mouvoir avec une peine infinie. Ces tours étaient en bois, revêtues d'argile et couvertes d'un cuir trempé dans le vinaigre. Au moyen de ces tours, des guerriers d'élite placés dans les galeries qui régnaient tout autour de ces masses mobiles, combattaient de près les Sarrasins placés sur les remparts, tandis que les assiégés prévenaient les assauts par l'audace des sorties, renversaient les ouvrages et incendiaient avec le feu grégeois les machines construites par les ingénieurs chrétiens.

Mais les dissensions qui avaient tant de fois éclaté entre les chefs de la croisade, se renouvelèrent sous les murs de Saint-Jean-d'Acre. Le marquis de Mont

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ferrat et Guy de Lusignan se disputaient le trône de Jérusalem. Kichard appuyait les prétentions de Lusignan, et Philippe celles de Montferrat. Toute l'armée se partagea entre les deux compétiteurs. Des provocations continuelles et des combats singuliers étaient tous les jours les résultats de ces funestes divisions. SaintJean-d'Acre respira à la faveur de cette guerre intestine qui troublait le camp ennemi. Mais la joie que les musulmans firent éclater, fit enfin comprendre aux chrétiens combien étaient fatales ces dissensions qui compromettaient le salut de l'armée. Les assauts recommencèrent avec plus d'ardeur; de leur côté, les Sarrasins firent des sorties plus vives, plus impétueuses. Ce fut dans une de ces sorties, que le roi de France enveloppé et cerné de toutes parts, était au moment de tomber au pouvoir des Sarrasins, lorsque l'élite des preux, de Nesle, Sargines, Châtillon, Vendôme, Montmorency, s'élancent au milieu des ennemis, et font un rempart de leurs corps au monarque français, qui voyait déja les glaives musulmans suspendus sur sa tète. Marviell était sous sa tente, lorsque le cri d'alarme vint retentir à ses oreilles; il vole, et sa hache d'armes à la main, il se fraie un passage à travers les rangs ennemis. Il arrive auprès du roi ; de Nesle et Chatillon venaient d'expirer à ses pieds, en repoussant le fer des Sarrasins. Beaux jours de la chevalerie, où l'amour pour leurs rois avait chez les Français toute la ferveur d'un culte ! qui saura célébrer dignement cette ardeur héroïque qui consumait les guerriers de la France! Sargines, Vendôme, Montmorency sont fiers de mourir comme de Nesle et Chatillon! Marviell combat à côté d'eux; leur sang versé pour sauver les jours du roi, se mêle et rougit cette arène, où ils combattent comme des lions. Tout cède à l'excès de leur courage; ils délivrent le monarque, et le cri de Montjoie et Saint Denis, qui passe do bouche en bouche, annonce à l'armée que ce jour vient de sauver la fortune de la France.

Quand le combat eut cessé, Marviell se dérobant aux éloges que le monarque distribuait à ses libérateurs, se retira sous sa tente. Là, pendant que tout reposait dans le camp, solitaire et pensif, il méditait les écrits des Sages, où il répétait les chants d'Homère et de Tyrtée. Ce passage subit des agitations de la guerre, au repos d'une vie studieuse, plaisait à cette âme ardente et passionnée, et le son de la trompette guerrière n'exaltait jamais plus vivement son âme, que lorsqu'il venait l'arracher à sa rêverie profonde; il s'élançait alors, ivre de périls et de gloire et le premier à l'assaut, il frayait un passage aux guerriers qui le suivaient.

Cependant les assauts tant de fois renouvelés n'avaient pas encore épuisé la constance des assiégés; mais les ingénieurs français étaient parvenus par des travaux souterrains à miner une tour qu'on nommait la tour maudite; bientôt, elle s'écroula avec fracas, et ouvrit en tombant une large brêche. Une capitulation fut signée, et Saint-Jean-d'Acre fut remis au pouvoir des chrétiens. Philippe et Richard firent leur entrée dans la ville, et s'en partagèrent le commandement. Tels furent donc les faibles résultats de la troisième croisade. Une armée de cent mille combattans qui pouvait prétendre à la conquête de l'Asie, et qui pouvait

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renverser la puissance de l'islamisme, en fut réduite à se contenter de la possession d'une ville musulmane. Jérusalem, dont la délivrance avait été l'objet des armemens de la chrétienté, Jérusalem resta au pouvoir de Saladin, et l'Europe consternée apprit avec douleur que les immenses sacrifices qu elle avait faits n'avaient servi qu'à faire verser inutilement des flots de sang chrétien dans les plaines de la Syrie.

Mais l'ardeur belliqueuse de Richard était loin d'être satisfaite. Ce prince dont le nom seul répandait l'épouvante dans les campagnes de l'Asie, parut indigné qu'on voulut borner le cours de ses conquêtes; il se résolut à rester en Syrie. On connaît ses exploits, son retour, son naufrage, scs aventures, sa captivité dans une forteresse de l'Autriche et lavide et cruelle vengeance de l'empereur Henri VI, qui le retint prisonnier pendant plusieurs années afin d'obtenir une forte rançon. Mais les muses, ces divines consolations, que Richard avait souvent invoquées dans les palais, comme au milieu du tumulte des armes; les muses n'oublièrent point leur nourrisson (1) dans les jours de l'adversité; elles versèrent des consolations inespérées sur tant d'héroïques infortunes. L'Europe ignorait la destinée de Richard: un ménestrel français, pinçant un jour de la harpe près de la forteresse où était enfermé le roi, fut entendu par l'infortuné monarque qui ayant reconnu un air qu'il aimait, prit sa harpe à son tour, et répondit au ménestrel sur le même ton. Tous les cœurs généreux intercédèrent en faveur de Tillustre captif. Sa mère Eléonore d'Aquitaine fit un appel à tous les rois de l'Europe, contre le barbare oppresseur qui avait fait charger de chaînes le vainqueur de l'Asie, et Richard fut enfin rendu à la liberté.

Philippe, moins animé de passions héroïques que son imprudent rival, s'était montré impatient de revenir en France après la prise de Saint-Jean-d'Acre. Il ramena la plus grande partie de ses troupes, ne laissant en Syrie qu'un corps de dix mille hommes, sous les ordres du duc de Bourgogne. Marviell, par son courage et son dévouement, s'était acquis des droits à la bienveillance de son souverain. Philippe voulut se l'attacher par des honneurs et des emplois; le poète accepta comme un bienfait l'amitié d'un grand homme, mais il conserva son indépendance. Durant la traversée, admis dans l'intimité du monarque, il dissipa les ennuis du voyage par ces chants de guerre et ces récits d'amour qui se mêlent si naturellement aux aventures merveilleuses. Il revit avec transport cette terre de France, que l'homme revenu des régions lointaines ne revoit jamais sans émotion, et fidèle à la gloire et au malheur, il osa déplorer les infortunes de Richard, à la cour même de Philippe-Auguste.

Mais de plus tragiques douleurs et des malheurs plus lamentables étaient à la veille de peser sur sa destinée. Le ciel du midi de la France se couvrait de noirs orages: une guerre d'extermination, que l'histoire a désigné sous le nom de Croisade contre les Albigeois, allait étendre ses ravages sur les campagnes du Languedoc. Quelle fut la cause de cette guerre atroce, où ses hommes indignes du titre de chrétiens, prétendirent

(1) Richard cultiva la poésie provençale, à l'exemple de plusieurs princes de son temps.

venger la cause du ciel? L'ambition qui dénaturant une religion divine, en fit un instrument de colère, de vengeance et d'oppression. Le christianisme, si essentiellement humain et charitable; le christianisme, cette religion du cœur fondée par le plus doux, le plus aimant, le plus pacifique des législateurs, inspira cependant les plus épouvantables fureurs. Mais ces guerres, où l'homme égorge l'homme avec un fer sacré, mais cette ardeur d'imposer ses opinions, et de les faire triompher par le glaive, n'ont jamais été commandées par le divin fondateur du christianisme! Jésus sur le calvaire, et les martyrs au milieu des tourmens et des supplices, avaient assez hautement annoncé aux hommes que le chrétien peut mourir, mais qu'il ne doit point egorger ses frères pour l'honneur de la foi!

Le crime d'hérésie, que Rome moderne imagina sans doute pour surpasser l'horreur que le crime de lèse - majesté avait produit dans Rome antique, le crime d'hérésie venait d'être imputé par le pape Innocent III aux principaux seigneurs du midi de la France. A leur tête étaient Raymond VI, comte de Toulouse, et Roger II, vicomte de Béziers, d'Alby, de Carcassonne et de Razès. La bulle d'excommunication, lancée par le pontife, était allée soulever dans la chrétienté tous ces hommes nourris dans le trouble et les désordres, et qui étaient impatiens de faire tourner à leur profit les événemens d'une guerre qui devait être féconde en désastres. La bulle leur promettait des indulgences pour les engager à se croiser contre les hérétiques. Ils se présentèrent en foule, car ils savaient qu'il y avait aussi des terres et des seigneuries à gagner en s'enrôlant sous les bannières de la croisade. Leur armée, grossie par la foule des aventuriers, des malfaiteurs, des gens sans aveu, et qui avaient couvert la tache d'ignominie que le crime et la débauche leur avaient laissée par cette large croix de drap rouge qu'ils portaient cousue a leurs habits; leur armée marchait sous les étendards du farouche Simon de Montfort; elle inonda les campagnes du Languedoc et vint mettre le siége devant Béziers. La ville succomba après une vive résistance: des milliers de femmes, d'enfans, de vieillards, qui avaient cherché un refuge aux pieds des autels, furent les premières victimes immolées à la fureur des croisés. Béziers fut mis à feu et à sang, et l'incendie allumé par des mains forcenées éclaira la marche des horribles satellites de Montfort, qui s'avancèrent vers Carcassonne. Le vicomte Roger s'était jeté dans la place pour la défendre; il était jeune, brave, magnanime; il avait résolu de s'ensevelir sous les ruines de cette ville fidèle... Infortuné jeune homme! il tomba dans un piége que lui dressa le barbare Monfort, et mourut empoisonné dans une des tours de Car

cassonne.

Au bruit de tous ces désastres, lorsque Béziers fumait encore et que Carcassonne épouvantait les villes voisines par le spectacle de ses malheurs, la vicomtesse Adélaïde était partie de Burlats pour aller partager les périls de son fils. Lorsqu'elle arriva à Carcassonne, elle ignorait le destin du dernier rejeton de la maison de Trancavel; elle avait espéré que ses supplications lui obtiendraient de Montfort un sauf-conduit pour entrer dans la ville. Mais Montfort était déja en possession des tours de Carcassonne. Lorsque la mère de

sa victime se présenta devant lui, le barbare lui montra le cercueil dans lequel reposait le corps de Trencavel. Sans larmes, sans proférer un soupir, en proie à ces douleurs maternelles qui n'ont point d'expressions, l'infortunée eut à peine la force de se traîner jusqu'à ce corps inanimé, que la terre allait bientôt engloutir; elle se laissa tomber sur la couche funèbre d'où elle ne devait plus se relever, et une lente et cruelle agonie vint éprouver la résignation de cette femme chrétienne.

La renommée, qui se plaît à raconter les événemens sinistres et les catastrophes tragiques, n'oublia point de les annoncer à l'infortuné Marviell, retiré à la cour de Philippe-Auguste, et livré à de noirs pressentimens. 11 accourut, se présenta aux portes de Carcassonue, et n'obtint d'entrer dans la ville qu'en se revêtant de l'habit du croisé. Adélaïde touchait à sa dernière heure; la foule se pressait dans les églises pour assister aux prières des agonisans. Le lendemain, un long cri de douleur retentit dans l'enceinte dévastée de la cité des Trencavel: Adélaïde venait d'expirer. On fit les apprêts des funérailles. Marviell suivit le convoi confondu avec les pauvres et les serviteurs de la grande dame dont la dépouille mortelle était arrosée des larmes des malheureux. Parvenu sur le bord de la fosse, lorsque le bruit sourd, lugubre et déchirant que font les premières pellées de terre que le fossoyeur jette sur le cercueil vint retentir au fond de son âme brisée, il lui sembla que cette fosse était une porte qui donnait sur l'éternité.

fant ses sanglots, et prosternant son front dans la poussière, il se laissa tomber sur la pierre froide, qui couvrait des dépouilles plus froides encore. Le prêtre entonnait alors le cantique de la mort. Marviell crut assister aux épreuves de ce jour terrible et solennel, où la trompette qui sonnera l'heure du jugement dernier retentira dans les demeures souterraines qui voient lever du cercueil ronger une chair et des ossemens qui doivent pourtant se ranimer. En sortant de l'Eglise, il s'avança vers le château: la cour était déserte, les murailles délabrées, une des tours s'était écroulée, et la toiture du donjon féodal couvrait de ses débris les ronces qui croissaient aux pieds de ces murailles solitaires. Un vieux serviteur était resté seul avec son chien fidèle dans la demeure de ses anciens maîtres. L'ami de l'homme, le modèle de la fidélité, le chien reconnut aussitôt l'ancien habitué du château; il vint, en bondissant de joie et de tendresse, lécher les pieds de celui dont les mains caressantes avaient autrefois laissé tomber de sa table quelques parcelles des mets qu'on lui servait. Ainsi le croisé, de retour des terres étrangères, retrouvait dans les lieux témoins de ses anciennes félicités tout ce qui remue vivement des entrailles humaines, la solitude, les ruines, le malheur et la fidélité! Mais quel silence, quel abandon dans ces lieux jadis animés par des rêves charmans et de brillantes illusions! Semblable à une homme dont la raison est égarée, Marviell marchait à grands pas dans ces salles spacieuses et retentissantes. Pour calmer l'agitation qu'il éprouvait, sa main s'était portée sur sa poitrine, comme pour arracher de son sein le trait dont la blessure lui donnait la mort. Une sueur froide coulait de son front, et le sang ruisselait sous ses doigts. Un profond accablement succéda bientôt à ce sombre désespoir. Ses forces anéanties par le combat intérieur que se livraient des passions orageuses et concentrées, le plongèrent dans ce calme léthargique, image du sommeil éternel; des pleurs coulèrent de ses yeux, et il ne sentit plus que cette mort de l'âme pire cent fois que les orages du cœur.... O vous, êtres infortunés qui, après une perte irréparable et cruelle, êtes allés visiter des lieux qu'embellissait le présence d'un objet aimé, vous les avez connus ce dégoût de la vie, cet ennui du cœur, ce vide affreux, qui répandent leurs amertumes sur une existence flétrie !

Inconcevable instinct de la douleur qui porte sans cesse l'homme à accroître des idées et des impressions que la sensibilité heureusement bornée de notre cœur tend au contraire à affaiblir et à diminuer! L'aspect de cette tombe, qui renfermait tout ce qu'il avait aimé, ne parlait pas assez énergiquement encore à cette âme livrée à des émotions déchirantes! Le malheureux voulut éprouver si la présence des lieux qu'avait habités la femme qui n'était plus, pourrait donner une dernière secousse à cette existence déplorable qu'il traînait ici-bas: il revint sur les bords de l'Agoût. Lorsqu'il arriva à Burlats, les montagnes projetaient dans les vallons de longues ombres, et la cloche de l'église SaintPierre appelait les paroissiens à la prière du soir. La triste nouvelle de la mort de la vicomtesse Adélaïde s'était répandue la veille et avait produit l'effet d'un coup de foudre. Les bons villageois accouraient de toutes parts autour de leur pasteur pour s'enquérir des derniers instans de leur dame bien-aimée. Le vieux curé ne savait leur répondre que par des larmes. Maintenant, ils allaient ensemble implorer le Dieu dont les miséricordes sont infinies. Marviell se glissa dans la foule qui s'avançait vers l'église, et dont les gémissemens et les cris plaintifs se mêlaient au lugubre tintement de la cloche qui résonnait sous les voûtes de l'élancolie. Ses pressantes invitations le ramenèrent enfin; glise gothique; il tressaillit en revoyant ces vieux murs, ces vitraux colorés qui retraçaient les faits des anciens jours, ces pierres usées par la prière, et qui couvraient la cendre des trépassés. Mais à l'aspect du banc seigneurial, où dans les grandes solemnités il avait vu la vicomtesse Adélaïde environnée des hommages de ses vassaux, et qui, vide maintenant, était couvert d'un long crêpe, sa douleur devint déchirante; étouf

Cependant l'absence de Marviell avait été remarquée par ses amis; sa disparution dans la nuit qui suivit la cérémonie des funérailles avait excité leurs alarmes. Le comte de Provence qui était à Carcassonne le jour de la mort d'Adélaïde, et qui avait été témoin de la douleur convulsive de Marviell, lorsque le cercueil fut descendu dans la fosse, ne perdit pas un instant pour découvrir les lieux où il pouvait avoir porté ses pas. Il fit tous ses efforts pour l'arracher à sa mé

il le conduisit en Provence: mais il s'aperçut bientôt que rien ne pouvait dissiper la douleur profonde d'un malheureux résolu à fuir la société des hommes. Il le laissait errer à son gré sur les rochers et dans les bois d'alentour. Le pâtre des montagnes le rencontra souvent dans les lieux solitaires, où il allait s'asseyant au bord des eaux pour écouter la chute des torrens. II languit encore quelques années, et s'éteignit comme

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