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pauvres, nus dans les rues, ou affamés sur les grands chemins; repliés dans leur égoïsme, et accroupis sur leurs richesses, ils se tinrent à l'écart de cette souffrance, sans vouloir la comprendre, ni la soulager; car rien n'isole les hommes les uns des autres comme l'inégalité dans les jouissances; rien non plus ne les pousse à la haine comme le sentiment de cette inégalité. Précisément alors, l'hiver avait violemment classé les fortunes et séparé les familles en deux parts: les unes ne manquant de rien, les autres manquant de tout, et toutes se donnant réciproquement le spectacle de leurs richesses et de leurs misères, comme si ce contraste n'avait pas été lui-même un germe de lutte qui ne pouvait manquer de se développer, en fesant naître chez les uns l'envie d'acquérir, chez les autres, le besoin de

conserver.

Ce fut pendant quelque temps une lutte morale dont les acteurs seuls pouvaient s'apercevoir à la haine qu'ils se portaient. Elle restait dans la pensée et ne descendait pas dans les faits.

Il fallut que, d'un côté, la souffrance devint intolérable; de l'autre, l'égoïsme sans pitié, pour que la collision éclatât.

Il y eut, il faut le dire à l'honneur de quelques-uns, des riches qui aimèrent à se souvenir qu'ils étaient chrétiens: ceux-là ouvrirent leurs greniers aux pauvres, et n'eurent pas lieu de s'en repentir. Les nécessiteux arrivaient honteux et déguenillés à leurs portes, leur présentant leurs sachets, sans rien dire, sans prendre la peine de formuler une demande, comme s'ils l'eussent jugée inutile devant le spectacle de leurs besoins; ils se retiraient ensuite, toujours muets et comme accablés du poids de leurs misères et de la honte de l'aumine.

Mais, pour quelques-uns qui secouraient les malheureux, combien n'y en eut-il pas qui les repoussèrent; qui, se retranchant dans leur égoïsme, laissèrent des gens qui avaient faim tourner autour d'eux, à mains jointes, sans se laisser seulement émouvoir: il y en eut beaucoup de ceux-là; nous ne les condamnerons pas, nous les plaindrons plutôt. Car ces gens, pour la plupart, font consister tous leurs devoirs à respecter le bien d'autrui sans voir autre chose au-delà. Rien n'est méritoire à leurs yeux, que de ne pas faire ce qui est défendu ils préfèrent la loi à l'Evangile, et, pour eux, la morale est dans le Code pénal.

cette

Ils ne virent pas que, dans cette circonstance, conduite exceptionnelle, toute légale qu'elle était, approchait de l'injustice et amassait des dangers sur leurs tétes; ils ne comprirent pas que, possédant tout, ils ne pouvaient se retrancher dans leurs droits, sans faire aux autres un devoir de la nécessité; ils ne s'aperçurent pas que cette exclusion, pour être permise par la loi, n'en était pas moins condamnée par la morale. Il fallut que de sauglantes protestations s'élevassent de tous côtés, pour qu'on jugeat prudent de reconnaître, à la fin, aux malheureux le droit d'exister.

Cette colère, long-temps concentrée, fut partout menaçante; mais elle ne fit explosion que dans les montagnes de l'Ariége et de la Haute-Garonne. Là, une population de paysans se leva comme un seul homme, pour faire reconnaître ses besoins. Elle les appuyait sur des droits aussi anciens que sacrés; mais, comme ses

droits n'étaient pas compris dans la loi nouvelle, ils furent mis hors de la loi.

Chacun sait que, dans ce pays de montagnes, rien n'est vrai comme la tradition, respecté comme les traités, et suivi comme les usages; eh! bien, la tradition rappelait un traité et consacrait un usage pour lesquels les habitans de toutes les vallées des Pyrénées luttaient depuis la publication du Code forestier. Un pacte avait eu lieu, dit-on, avant la révolution, entre les communes et leurs seigneurs, en vertu duquel les premières avaient obtenu le pacage sur les montagnes, et la faculté de prendre dans les forêts tout le bois nécessaire à leur consommation. Selon les stipulations qui furent alors convenues, et dont la lettre s'était conservée intacte dans la mémoire des vieillards, les seigneurs n'avaient pas le droit de mener sur la montagne une bête étrangère, de quelque espèce qu'elle fût; les bestiaux du territoire, soit qu'ils appartinssent aux nobles, soit qu'ils fussent des vilains, étaient les seuls qu'on laissât pacager dans les montagnes.

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La révolution ne changea rien à cet état de choses, ou plutôt elle le rendit plus avantageux aux communes en chassant les nobles de leurs châtellenies, et en les dépossédant de tous leurs droits féodaux. On comprend qu'il n'en pouvait être autrement; la révolution qui s'était faite par le peuple, ne pouvait être que pour le peuple.

La restauration ramena les nobles, et, avec eux toutes les vieilles traditions du bon temps, qu'ils avaient conservées pendant toute la durée de l'émigration. La noblesse française dut se trouver bien étonnée, à son retour, de ce qui s'était fait pendant son absence. La tristesse la gagna sans doute en entrant dans cette société qu'elle ne connaissait pas. Elle venait là comme représentant d'un ancien monde dont l'existence, comme la langue, lui étaient inconnues. Que d'efforts elle eut à tenter pour se faire accepter! Que d'années il lui fallut pour y parvenir et si elle réussit à trouver une base pour asseoir ses priviléges, ce ne fut qu'en les introduisant comme des coins au cœur de l'égalité.

Toutes les lois de cette époque tendirent à ce but, et la loi forestière plus que toutes les autres; cette dernière surtout vint en aide aux projets qu'on élaborait contre les communes. On aurait dit que la restauration leur gardait rancune d'avoir possédé les forêts à titre de propriétés communales. Elle voulait les punir de la possession en les privant de la jouissance, et le Code forestier fut promulgué.

Les propriétaires des forêts restèront deux ans avant de s'en prévaloir; au bout de ce temps, la nouvelle loi fut introduite par eux dans le pays, en fraude des anciens droits des habitans. Dès-lors il leur fut sévèrement défendu de mener pacager leurs troupeaux dans les forêts, ou d'y couper du bois pour leur usage. C'était nier les anciens traités depuis long-temps consolidés par la prescription; qu'importe ! la loi consacrait cette négation et autorisait les propriétaires à déposséder les usagers. En conséquence, ceux-ci ne purent plus entrer dans les bois sans s'exposer à être traités comme des malfaiteurs. Des milliers de gardes, disséminés sur tous les points, épiaient les paysans, et convertissaient en délits ce que ceux-ci avaient regardé jusqu'alors comme leur droit.

Ce ne fut d'abord qu'un espionnage tracassier, une persécution pour ainsi dire à l'essai, mais qui grandit peu à peu et finit par devenir intolérable. Les gardes ne se contentaient pas de surveiller les délits, mais ils les fesaient naître. Ils autorisaient pour de l'argent le paysan à venir dans les bois, et se remplaçaient ensuite pour l'y surprendre; ils arrêtaient les pauvres gens dans les chemins, et leur fesaient abandonner des faix de bois qu'ils portaient quelquefois depuis trois lieues, et qu'ils allaient vendre à la ville pour pouvoir acheter un quarteron de sel. Le bois souvent ne provenait pas des forêts gardées, mais il n'en était pas moins saisi au préjudice du paysan, qu'on ruinait ensuite sans pitié devant les tribunaux.

Tant de poursuites, d'exactions et de tyrannies, exaspérèrent les populations, et l'on entendit dire un jour que les cornes des montagnards avaient mugi dans les vallées, et que les communes, après s'être ainsi appelées les unes les autres, s'étaient donné la main pour résister à l'oppression.

tour des montagnes; elles parcoururent et explorèrent tout le pays; il ne se trouva aucun garde sur leur chemin pour les arrêter, comme autrefois, au nom de la loi. Les gardes avaient tous disparu; il ne s'en trouvait pas d'assez aventureux pour courir au rendez-vous que les blanches Demoiselles leur donnaient au fond des bois. Ils avaient peur de leurs étreintes et fuyaient leurs dangereux regards: si bien que les Demoiselles se lassèrent d'être ainsi délaissées, et se mirent à parcourir les bois comme les nymphes antiques, criant et appelant devant elles pour amener d'aventureuses rencontres; les gardes forestiers étaient sourds à tous ces appels et échappaient triomphalement à leurs séductions; mais ils n'entraient plus dans les bois; et, s'ils en approchaient quelquefois, c'était pour regarder de loin, et d'un œil d'envie ces formes blanches danser en rond au clair de la lune, ou pour écouter le murmure railleur de leurs mille conversations, bourdonnant sous les arbres comme un essaim d'abeilles.

Elles restèrent ainsi maîtresses des forêts jusqu'à l'hiver; les paysans, abrités sous leur protection, purent en toute liberté y mener pacager leurs troupeaux et y

Des rumeurs étranges coururent de ville en ville, et se répétèrent comme un écho dans la plaine; il y avait dans l'air comme un bruit de soulèvement géné-couper du bois pour leur usage. La Demoiselle, si dure pour les nobles ou pour les grands, était bienveillante pour le paysan et le soutenait contre eux.

ral qui tenait l'attention publique éveillée : chacun interrogeait son voisin et écoutait avec lui les approches de cette tempête, qui bondissait sur les flancs des montagnes comme une avalanche.

On attendait de tous côtés dans le plat pays ces ennemis inconnus qui n'arrivaient pas; c'était, comme au temps de la terreur, une frayeur épidémique et une anxiété universelle, mais non pas sans motif.

On avait vu des hommes armés dans la Bellongue et sur les hauteurs de Massat; on les avait vus s'assembler sur la lisière des bois pour en défendre l'approche aux gardes forestiers. Personne cependant n'avait pu discerner leurs figures, ni les reconnaître à leurs habits. La plupart avaient eu soin de se noircir la face, de changer leur teint ou de zèbrer leurs fronts et leurs joues de mille lignes de couleurs saillantes; mais tous avaient pris un costume uniforme: c'était une chemise blanche passée sur leurs habits.

A les voir de loin, avec leurs figures indécises, passer dans la nuit comme de blancs fantômes, on les prenait pour de mystérieuses apparitions; mais le peuple qui avait suivi long-temps des yeux ces formes éclatantes et légères, courant comme des sylphides par les sentiers de la forêt, les appela ses Demoiselles. Et ce nom, c'est ce qu'il y a de plus léger, de plus suave, de plus poétique dans sa langue; il ne nommerait pas autrement aujourd'hui les blanches fées d'autrefois.

Ce nom trahissait les sympathies du peuple pour ceux à qui il l'avait donné; aussi n'était-il pas étonnant de le voir applaudir aux soulèvemens des Demoiselles et de l'entendre poétiser leurs exploits. On disait même que, quelquefois, il se portait en éclaireur à leur tête pour diriger leurs courses, pour les aider dans leurs expéditions, et qu'il gardait toujours pour l'homme poursuivi un asile sous son toit et une place à son foyer.

Grace à cette complicité qui assurait la retraite, les Demoiselles se mirent en campagne vers la fin du printemps de 1829. Elles entrèrent en longues caravanes dans les forêts, et se roulèrent en mobiles anneaux au

Malheureusement pour les communes, le terrible hiver de 1830 fit descendre leurs libérateurs des montagnes; et, dès-lors, tout rentra dans l'ordre primitif.

Les propriétaires des bois y répandirent une nuée de gardes, et les firent appuyer par des détachemens dé troupes. Des forts furent bâtis sur les crêtes des collines; des bastions s'élevèrent de tous côtés pour servir de refuge aux gardiens et pour empêcher l'occupation des forêts. Tous les moyens de défense et d'attaque furent employés, et l'on attendit avec impatience la fin de l'hiver.

Les communes étaient consternées et prêtes à se rendre, lorsque les Demoiselles surgirent de nouveau. Les bruits de guerre les avaient réveillées avant le printemps, et leur avait fait revêtir leurs chemises blanches et leurs bonnets de peau de mouton, Le son de la corne se promena de nouveau de village en village; des cris d'appels, nombreux et prolongés, s'échangèrent dans toutes les directions, et bientôt toute la contrée fut en

armes.

Les Demoiselles se divisèrent par troupes: chacune eut son capitaine, son aumônier et son bourreau. Le premier avait sur sa bande tous les droits militaires et devait la conduire au combat; le second exerçait le droit ecclésiastique, et consolait ces ames naïves de l'absence de leurs curés en leur lisant l'Évangile, dans les haltes, sous les grands chênes; le troisième enfin, le bourreau, exerçait ses redoutables fonctions contre les animaux. Il avait pour devoir de nourrir la troupe, et non de l'exécuter. Cette organisation si logique et si simple était due au génie d'un pauvre montagnard, un pâtre qui, de sa vie, n'était sorti de son canton, et qui, peutêtre, n'avait jamais vu marcher une armée. On l'appelait Vidalou. Il était haut de taille, musclé comme un Hercule; sa tête, toujours droite, était un type de fierté. Il avait à volonté des caresses ou de la dureté dans ses regards; de la dignité ou du cynisme, dans ses paroles. C'était un être dont les qualités étaient doublées de

vices, mais qui s'appuyait également sur ses défauts comme sur ses qualités,

Il avait eu cependant un obstacle bien grave à surmonter pour faire accepter sa supériorité. On sait le culte que ce peuple porte à la beauté de la forme, et son souverain mépris pour la laideur physique; on sait qu'il pardonne moins au défaut de constitution qu'au défaut moral: eh bien! Jean Vidalou était bossu; aussi, que de force ne lui fallut-il point pour ne pas être victime du malheur de sa naissance! que de sang-froid et de véritable esprit pour répondre à tous les quolibets et faire tête à tous les sarcasmes! L'énergie morale qu'on lui fit misérablement dépenser pour défendre sa chétive personne, aurait soulevé un monde de difficultés. Il lui fut libre à la fin de porter, sans exciter des réclama tions, le poids qu'il avait sur ses épaules.

Jean Vidalou était d'un village perdu dans les gor→ ges. Le son de la corne d'alarme ne lui serait jamais parvenu, s'il ne se fût trouvé dans les montagnes au inoment où le soulèvement éclata. Il descendait depuis quelques jours, menant devant lui son troupeau que la neige avait déja chassé du pic, lorsque les clameurs de la révolte arrivèrent à lui. Il les écouta comme des accens passionnés qui l'appelaient. Il devinait d'instinct que dans cette agitation il trouverait sa place: ses es pérances ne l'avaient point trompé. Les paysans subirent sa domination morale, et lui remirent le commandement général de toutes les bandes des Demoiselles. Depuis ce moment, Jean Vidalou put exercer sur elles et sur le pays une dictature d'autant plus puissante que tout le monde la lui avait concédée. Et cependant, il n'était pas libre d'en user; il y avait, assurait-on, une autorité au-dessus de la sienne et de laquelle il relevait, Celui qui l'exerçait était un personnage mystérieux; ils avaient, disait-on, des rendez-vous de nuit, d'où le bossu revenait toujours avec de nouveaux ordres pour les troupes, avec de nouvelles instructions pour les chefs. C'est là qu'il allait prendre ses plans de campagne dont il fesait voir ensuite les cartes aux paysans ébahis. Tout cela dévoilait, aux yeux de tous, l'existence d'un chef dont Vidalou reconnaissait la supériorité et acceptait les lumières. Comme il no savait ni lire, ni siguer son nom, les instructions et les plans coloriés ne pouvaient être son ouvrage; ils accusaient une intelligence plus exercée que la sienne, mais que la sienne pourtant comprenait, Les cartes n'avaient pour lui aucune difficulté; il savait suivre, dans leurs mille détours, le sentier qu'il lui convenait de prendre, et désigner, parmi les innombrables points disséminés, la position qu'il avait choisie; si bien que les naïfs montagnards disaient, que si Jean Vidalou n'avait pas lui-même rayé ces grands papiers, où l'on reconnaissait si bien tout le pays, il avait dû aider à y travaillor.

Mais ce qui confirma l'existence d'un chef occulte et puissant, ce fut l'agrandissement que prit la révolte vers le commencement de l'année 1830. Elle n'avait pas jusqu'alors dépassé les vallées de l'Ariége, la Bellongue, Betmale et Sentein; elle s'était tenue dans les forêts de Riverner, de Castelnau-d'Urban, d'Erse, d'Olus et de Massat; mais bientôt elle sortit bruyamment de son lit et se répandit au loin. Toutes les montagnes, depuis Ax jusqu'à Aspect, se couronnèrent en un instant de Demoiselles; les forêts en furent peuplées; ce fut comme une

ceinture blanche nouée autour du pays, et dont le bossa prit les deux bouts.

L'ordre qui présida à tous ces bouleversemens divers amena leur réunion au noyau révolutionnaire. Il y eut de l'ensemble dans tous les mouvemens, de l'unité dans leurs rapports; et la révolte, leurs rapports; et la révolte, augmentée par le nombre, grandit par cette force de cohésion qui la tint partout au même pas et les yeux fixés au même but.

Dès ce moment, elle devint véritablement redoutable. Elle abattit les forts qu'on avait construits sur les coteaux, et enterra sous leurs ruines les malheureux qui les défendaient; elle tua les gardes dans les forêts, ou les traqua par la neige comme des bêtes fauves. Mais elle ne se contenta pas de rendre leurs droits aux communes, elle voulut encore les venger; leurs ennemis furent chassés de la contrée, leurs propriétés ravagées et leurs habitations détruites.

Aucun obstacle ne pouvait être opposé à ces terribles exécutions. La gendarmerie étant impuissante contre le nombre, on eut recours à la troupe de ligne; mais, commo elle ne connaissait pas le pays et qu'elle se trouvait arrêtée à chaque instant par les accidens du terrain, on ne pouvait lui faire suivre les mêmes excursions que les Demoiselles fesaient dans la plaine. Elle était réduite à les regarder de loin; car, lorsqu'elle se mettait à leur poursuite pour les surprendre, c'était comme une fatalité, elle n'arrivait dans leur campement que le lendemain de leur départ. Quelquefois les malheureux soldats se couchaient accablés de fatigues, mais c'était pour s'éveiller souvent à la lueur d'un incendie, et ils voyaient alors les Demoiselles les défier du haut des rochers, et puis se retirer à la file, se déroulant, comme un cordon blanc le long de quelque sinuosité, pour se perdre dans la brume,

Aucun moyen de répression ne pouvait les atteindre; l'autorité se trouva forcée de leur abandonner le pays et de rester témoin impassible des courses qu'elles y fesaient, et qu'elles aventuraient souvent jusques sous les murs des villes.

Les campagnes s'alarmèrent d'être ainsi abandonnées à la merci des bandes qui les exploitaient; les nobles sortirent de leurs châteaux; tous les propriétaires qui eurent le temps de quitter leurs campagnes se hatèrent de se retirer dans les villes. Chacun d'eux prévoyait que le temps des représailles était venu.

Tous ceux qui, de près ou de loin, avaient fait exécuter la loi forestière; ceux qui avaient mis des obstacles aux droits d'usage des communes; ceux qui furent reconnus coupables d'avoir maltraité les paysans, tous furent poursuivis par cette implacable justice populaire, Aucun d'eux ne fut oublié dans ces listes de proscription dressées par l'exaspération publique; aucun ne put échapper à cette terrible loi de Lynch, promenée do village en village, de château en château, au bruit des démolitions et à la lueur des incendies.

Les grandes villes étaient dans la stupeur; elles regardaient par-dessus leurs murailles ces éclatantes exécutions, sans songer à les réprimer ou à les prévenir; convaincues de leur impuissance, elles laissaient toutes les exécutions se commettre, et attendaient d'autres temps pour les punir.

Tant que dura l'hiver, les Demoiselles n'interrompirent pas leurs courses; mais, lorsqu'il fut près de finir,

leur ardeur parut diminuer avec le froid; à la vérité, elles avaient fait tant de ravages, le pays était couvert de tant de ruines, qu'elles devaient à la fin se trouver suffisamment vengées.

Bientôt leurs excursions devinrent moins fréquentes, les incendies cessèrent, les attaques contre les individus et contre les propriétés diminuèrent; on crut que les Demoiselles avaient abandonné le pays pour se retirer dans leurs montagnes, et ce fut pendant quelque temps une allégresse à laquelle tout le monde prit sa part: les uns, parce qu'ils se réjouissaient du retour à la tranquilLité publique; les autres, parce qu'ils voyaient enfin se terminer toutes les craintes qui les avaient assiégés jusquelà. Les premiers étaient satisfaits d'avoir tout conservé; les seconds étaient heureux de n'avoir pas tout perdu; mais il y avait, à côté d'eux, des gens qui étaient indifférens à leur joie, comme ils avaient été insensibles à leur douleur: c'étaient ceux qui n'avaient rien à perdre. Mais, il faut le dire, si les Demoiselles rançonnèrent quelquefois le riche, elles ne pillèrent jamais le pauvre, elles le secoururent plutôt. La vengeance les poussa quelquefois au crime, mais elles l'accomplirent toujours comme une justice sauvage.

Malgré cela, la joie de ceux qui avaient passé de si longs mois dans l'anxiété fit explosion au-dessus de lindifférence des autres. Les Demoiselles étaient parties, c'était là un événement qui leur permettait de revoir leurs propriétés et de rentrer dans leurs terres; ils l'accueillirent comme la fin de leur pénible captivité. Aussi les vit-on descendre dans les grandes routes pour retourner dans les maisons, sans prendre seulement la peine de s'assurer qu'aucun signe ne révélait plus l'ex istence des Demoiselles.

Ils ne pensaient pas que leur empressement était une imprudence et leur retour une témérité. Ils s'étaient fiés au calme qui les entourait, sans songer que ce calme pouvait être un piège; car si les Demoiselles avaient disparu de la contrée, elles ne l'avaient point quittée. Cachées dans les bois, elles attendaient qu'ils fussent entrés dans leurs manoirs, pour les y surprendre comme des hobereaux dans leurs nids, et pour les forcer ensuite à jurer de respecter leurs droits d'usage dans les forėts.

Quelques-uns tombèrent ainsi entre leurs mains, et consentirent, pour en sortir, à tout ce qu'on exigea d'eux; quelques autres furent plus heureux, et quelques autres plus maltraités; mais presque tous furent obligés d'accepter des conditions, moyennant quoi il leur était libre de rester dans leurs manoirs démolis.

Il y avait cependant, non loin de la forêt de Riverner, un château que les Demoiselles avaient toujours respecté ; c'était le seul qui fut debout dans un rayon de quelques lieues. A le voir encore intact, élevant ses deux frèles tours d'ardoise au-dessus de tout le pays en ruines, on cût dit qu'une providence l'avait tenu caché dans le brouillard pour le conserver.

Jamais les Demoiselles n'y étaient entrées, jamais aucune d'elles n'en avait seulement toisé les murailles ou heurté les portes; elles s'en tenaient toutes à distance comme d'un lieu inviolable et sacré. Le chef des Demoiselles, Jean Vidalou, l'avait ainsi ordonné depuis les premiers nomens de l'insurrection, et chacun lui avait obéi,

On ne s'expliquait pas la cause de cette protection unique. Nul n'avait vu les habitans de ce château; on ignorait même s'il était habité. On en voyait seulement les croisées toujours grandes ouvertes, mais jamais une ombre n'était passée derrière les rideaux.

Quelques-uns cependant avaient cru apercevoir, la nuit, de la lumière à travers les vitraux; d'autres assuraient avoir entendu des chants s'échapper de cette enceinte de murailles, pour aller mourir harmonieusement dans les arbres du parc; mais personne n'était arrivé ni au foyer de cette lumière, ni à la source de ces chants. Le chef des Demoiselles eut pu donner le mot de cette énigme, si quelqu'un eût osé le lui demander; il devait connaître ceux qu'il abritait sous sa protection avec tant de soin et d'une manière aussi exclusive; mais nul ne se hasarda à lui faire une question qu'il n'eut sans doute pas tolérée; car lorsque ses yeux se portaient vers les jalousies de ce château, on avait toujours vu sa figure se rembrunir, s'il venait à s'apercevoir qu'on eut surpris la direction de son regard. Ces murailles renfermaient donc un secret du chef; toutes les Demoiselles le respectaient, parce qu'alors le respect était une obligation, et puis ensuite parce qu'il aurait fallu, pour n'en pas tenir compte, violer des portes en cœur de chêne, et monter sur des murailles qui défendaient leurs flancs avec des ongles de fer. Toute l'armée des Demoiselles restait donc à l'écart de cette mystérieuse retraite; mais elle y tenait toujours les yeux fixés avec méfiance.

Mille suppositions couraient chaque jour de bouche en bouche, et toutes allaient constamment se briser contre ces murs impénétrables et muets, où l'existence semblait être sans souffle et les actions sans écho. Ce mystère, qui se continuait toujours comme pour défier la curiosité publique, causa à la fin une irritation générale. On ne cherchait plus maintenant à le deviner, on voulait le découvrir. La sûreté de tous y était peutêtre intéressée, car le manoir restait toujours sombre ou silencieux, comme pour protester contre la destruction des autres.

Recélait-il des amis ou des ennemis? Les montagnards ne connaissaient les premiers que dans leurs rangs; les seconds, ils les rencontraient partout. Pour eux, hommes simples, il n'y avait pas de parti milieu entre leur cause et celle qu'ils combattaient. Ils n'étaient pas encore arrivés à placer l'indifférence entre le bien et le mal. Les amis se montraient à eux, les ennemis se cachaient; chacun d'eux se fesait connaître à ses actions. Le silence du manoir n'avait-il pas alors suffisamment révélé ses habitans? Les montagnards devaient-ils hésiter à les regarder comme adversaires?

Ce soupçon une fois conçu alla grandissant, si bien qu'il devint bientôt une certitude; et, dès ce moment, la destruction de cette infranchissable demeure fut résolue.

Il y en eut qui blamèrent l'ordre du capitaine, qui avait empêché d'abattre ce nid d'oiseaux de proie. L'indulgence qui l'avait garanti jusqu'alors leur parut grosse de dangers, et chacun se promit de ne pas les laisser éclater.

On était alors vers le milieu du mois de juin 1830: les élections s'élaboraient dans toute la France. Les luttes qu'elles suscitaient étaient partout violentes et animées. Chaque parti semblait deviner que le moment suprême était arrivé.

Les élections de l'Ariége et de la Haute-Garonne étaient menaçantes au parti libéral; les royalistes de ces deux départemens avaient l'habitude d'aller en colonne serrée aux colléges électoraux, et d'enlever l'élection au premier assaut. Mais cette année les Demoiselles étaient là, et, s'il leur était impossible d'augmenter le nombre des libéraux qui devaient voter, elles pouvaient du moins décimer leurs adversaires par la peur.

Jean Vidalou avait-il trouvé cette idéo dans son intelligence de pâtre ? ou bien lui était-elle venue d'ailleurs? Personne ne le savait. Toujours est-il qu'il se voua corps et ame à son exécution. Toutes les expéditions qu'il entreprit, tous les pillages qu'il fit consommer, toutes les exécutions qu'il laissa commettre, furent dans ce motif. Il dirigea constamment dans ce but les passions aveugles des paysans, et en prit seul la responsabilité : il croyait remplir une mission sublime. Pour la faire réussir, il n'hésitait pas à ordonner toute exécution, même effrayante pour le pays, mais il la consommait froidement, sans haine et avec calme, comme un sacrifice. La nécessité avait pour lui une si terrible logique, qu'il ne reculait même pas devant les malédictions universelles.

Il ne se chargea jamais pourtant d'aucun acte de cruauté, à moins qu'il ne fut commandé par une nécessité impérieuse; alors seulement il se dévouait à l'accomplir.

On le vit plusieurs fois, et lorsqu'il pouvait le faire sans danger pour sa cause, sauver ou protéger ses ennemis, plus souvent encore reconnaître des services rendus à lui ou aux siens. On doit se souvenir de ce château de Gudanes, livré au pillage, et dans lequel un appartement resta miraculeusement intact. Cet appartement était celui d'une femme qui avait toujours été pour les pauvres gens un ange de bon secours.

Il y avait dans cette impulsion donnée au soulèvement des paysans quelque chose de fatal qui imprimait la terreur. On en augurait bien pour le succès des élections de l'Ariége et d'une partie de la Haute-Garonne; mais il fallait, maintenant qu'on était à la veille des débats électoraux, que l'insurrection élevât haut et ferme la voix pour les dominer.

à

Le capitaine général des Demoiselles s'y préparait. Du fond de la forêt de Riverner, il invitait les paysans cette dernière croisade, et les villages se levaient en masse, et les hameaux se dépeuplaient en son nom. Les montagnards revêtaient de nouveau la chemise blanche, s'armaient de leurs haches ou de leurs fusils rouillés, et reprenaient le chemin des bois.

Ce mouvement se fit partout avec ensemble. On eût dit qu'un choc électrique avait parcouru la chaîne depuis les montagnes d'Ax jusqu'au pic de Cagire, et avait ébranlé ces masses d'hommes en même temps.

L'impulsion était partout donnée; il fallait la relier à un plan unitaire. Jean Vidalou assembla ses Demoiselles pour se porter en avant sur quelque point qui lui permît de diriger les milles fractions disséminées de cette vaste insurrection. Puis il fit sonner la corne dans les communes environnantes de la forêt; et, lorsque les Demoiselles eurent repris leurs rangs, il leur annonça son projet de descendre dans le plat pays, pour en chasser les propriétaires des bois qui s'y réunissaient.

Cette nouvelle fut reçue avec acclamations. Des falJots d'écorce, allumés aussitôt, s'agitèrent dans toutes

les mains et éclairèrent les sentiers de la forêt. Mais au moment de se mettre en marche et lorsqu'on fesait encore foule autour de Jean Vidalou qui venait de parler, une jeune Demoiselle, que sa chemise coquettement plissée, une moustache luisante et postiche et les deux joues illustrées de paraphes ardens fesaient connaître pour la plus élégante et la plus lettrée de la troupe, se plaça en face de lui, éleva la voix, et demanda que pendant un instant on fit silence. Tout le monde se rappro cha aussitôt, et le cercle s'épaissit de plusieurs tètes curieuses regardant avec étonnement les acteurs qui allaient entamer ce dialogue imprévu. Jean Vidalou, les bras croisés sur sa poitrine d'athlète, attendait avec calme et montrait sa confiance à l'insouciante obliquité de son regard. Le Compay du Fallot, c'est le nom de l'élégante demoiselle, se tenait au contraire devant lui embarrassé, baissant la tête. Pour se donner contenance, il tourmentait les plis de sa chemise et cherchait à prendre l'équilibre sur le manche de son fer volant. Un observateur attentif n'aurait pas été cependant la dupe de cette apparente timidité dont l'excès accusait la fausseté; il eût remarqué dans cette attitude plus d'insolence que d'humilité, plus de raillerie que de respect. Le Compay du Fallot était un paysan railleur dont les lazzis inépuisables prenaient leur source dans une naïveté affectée, comme les impertinences dans l'exagération de ses respects. C'était le loustic du régiment des Demoiselles, et cette qualité lui donnait à lui aussi une puissance sur ses compatriotes, une puissance d'autant plus réelle, qu'elle était chaque jour reconnue et chaque jour légitimée. Jean Vidalou dominait les montagnards; le Fallot les captivait le premier imposait son génie; le second, ses séductions.

Aussi, dès qu'on vit en présence l'une de l'autre ces deux royautés populaires, y eut-il un mouvement d'anxiété si marqué, qu'il se fit un silence de mort autour d'elles.

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