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<«< Fénélon, séduit par sa vertu, ne voit dans Dieu » que Dieu lui-même, et porte jusqu'à l'excès l'amour >> pur et désintéressé. Trop confiant en la pureté de » son cœur, il ne croit pas se tromper. Il rectifie dans » ses défenses ce que le livre des Maximes des Saints >> peut offrir d'inexact ou d'équivoque : il étonne l'Eu>> rope entière par sa force, l'éloquence, la clarté, le » courage, et surtout la candeur de ses nobles apolo»gies. Bossuet s'étonne lui-même, d'avoir trouvé pour » la première fois un adversaire digne de lutter contre » lui. Jamais le Saint Siége n'eut à prononcer entre » de tels évêques; jamais on ne vit tant de vertus, » de génie et de talens en action et en opposition. Bos>> suet paraît devant cet auguste tribunal, environné » de tous les souvenirs de cinquante ans de gloire, de >> travaux et de triomphes; mais il se confie encore >> plus en la force de la vérité, dont il fut toujours le >> plus intrépide défenseur. Fénélon a pour lui la re>> nommée de ses vertus, les ressources de son génie, » la conscience de la pureté de ses intentions. Toute >> l'église attend en silence le jugement du premier >> pontife. Fénélon est condamné; Fénélon se soumet; >> sa gloire et sa vertu restent tout entières. Bossuet >> conserve toujours sa place; il est toujours l'oracle de » l'église gallicane. »>

La cour ne partagea point cette espèce d'enthousiasme général, qu'excita l'heureux dénouement d'une controverse trop vive et trop animée entre les deux plus grands évêques de l'église de France. Un événement imprévu vint ajouter encore aux préventions, et acheva de perdre irrévocablement Fénélon dans l'esprit de Louis XIV. Ce fut la publication du Télémaque, dont un domestique infidèle avait tiré secrètement une copie qu'il vendit à la veuve de Claude Barbin, imprimeur au palais. L'ouvrage eut, dès son apparition, un succès prodigieux, non-seulement en France, mais encore dans toute l'Europe. Louis XIV ne se bornait pas à voir dans l'auteur du Télémaque un esprit chimérique; il devint à ses yeux ingrat et dangereux, parce qu'il lui parut avoir oublié ses bienfaits et méconnaître les vrais principes du gouvernement.

L'archevêque de Cambrai jugea que le cœur et la confiance du monarque lui étaient fermés pour toujours. Mais la résidence dans son diocèse ne lui parut pas un exil.

Rien n'est plus intéressant que le tableau tracé par M. le cardinal de Bausset, du genre de vie de Fénélon à Cambrai.

Fénélon avait contracté dès sa jeunesse l'habitude de n'accorder que quelques heures au sommeil, et de se lever de grand matin. Il disait tous les jours la messe dans sa chapelle, et tous les samedis à sa métropole:

c'était le jour qu'il avait consacré à y confesser indistinctement tous ceux qui se présentaient. Il dînait à midi, suivant l'usage des temps anciens; il commençait par bénir la table; elle était servie avec une sorte de magnificence; mais cette magnificence n'était qu'un devoir de sa place et une bienséance de son rang; car il était impossible de porter la sobriété à un degré plus remarquable; il ne mangeait jamais que des nourritures douces, de peu de suc, et en très-petite quantité, et ne buvait que d'un vin blanc très-faible de couleur et de force. On attribuait à cette sobriété, poussée peut-être à l'excès, son extrême maigreur. Tous les ecclésiastiques attachés à son service étaient admis à sa table, ce qui alors était regardé comme un trait singulier de modestie et de bonté; les évêques des siéges les plus éminens entretenaient ordinairement une table particulière pour leurs secrétaires et pour leurs aumôniers. On ne comptait jamais moins de treize ou quatorze personnes à table de l'archevêque de Cambrai. Tout annonçait autour de lui l'ordre, la noblesse et l'abondance. Le manuscrit d'où nous empruntons ces détails, et dont l'auteur ne peut pas être soupçonné d'un excès de prévention pour Fénélon, rapporte que l'archevêque de Cambrai laissait toujours à sa table la liberté d'un entretien aisé, doux et même gai. Fénélon parlait à son tour, et se plaisait à faire parler tous ceux qui mangeaient avec lui. Tout ce qui l'environnait s'était modelé sur son exemple et sur ses manières toujours nobles et délicates. L'auteur que nous venons de citer observe avec un espèce d'étonnement le ton habituel de liberté, de politesse et d'égalité qui régnait dans l'intérieur de cette maison, sans que les parens et les amis de l'archevêque de Cambrai, se permissent jamais la plus faible démonstration de hauteur ou de supériorité envers qui que ce fût; « J ai trouvé >> en vérité, écrit-il, plus de modestie et de pudeur » qu'ailleurs, tant dans la personne du maître que

» dans les neveux et autres. >>

Rien ne peut être comparé à la politesse noble, facile et naturelle, avec laquelle l'archevêque de Cambrai faisait les honneurs de sa table et de sa maison. Tout étranger qui y était admis était toujours placé à sa droite, quel que fùt son titre et son rang, surtout si c'était un ecclésiastique. Fénélon ne se séparait jamais du fidèle abbé de Chanterac, qui était toujours placé à sa gauche. Après dîner, on se réunissait à sa grande chambre à coucher, qu'il n'habitait jamais, et qui était uniquement consacrée à la représentation. Il faisait mettre au-dessus de lui tout étranger qu'il recevait, fût-ce un simple ecclésiastique. Il passait environ une heure à s'entretenir avec cette société intime, uniquement composée de parens, d'amis ou d'ecclésiastiques, qui le chérissaient comme leur père, et le vénéraient comme le modèle de toutes les vertus qui honorent le plus l'humanité. Cette distraction si simple et si innocente, n'était pas même entièrement perdue pour les devoirs de son administration. On mettait devant Fénélon une petite table, et ses secrétaires et ses aumôniers lui présentaient à signer les différentes expéditions qu'il avait ordonnées; ils recevaient en même-temps ses instructions sur les détails dont ils étaient chargés. Il se retirait ensuite dans son cabinet, où il restait enfermé jusqu'à huit heures et demie,

lorsque le tems ne lui permettait pas de se promener, ou qu'il n'était pas obligé d'assister aux offices divins, aux exercices de son séminaire, ou aux différens bureaux d'administration qui étaient soumis à sa surveillance.

Un peu avant neuf heures, on se réunissait pour souper. Fénélon ne se permettait le soir que l'usage des eufs ou des légumes, dont il ne faisait même que goûter.

Avant dix heures du soir, il demandait si tous ses gens étaient rassemblés; on les faisait entrer dans la grande chambre, et là, en leur présence et en celle de toute sa famille, et de tout ce qui composait sa maison, un aumônier lisait la formule des prières du soir, et le prélat donnait ensuite sa bénédiction,

La seule distraction de Fénélon, au milieu de ses travaux, de ses peines, de ses souvenirs, peut-être de ses regrets, était la promenade; il ne connaissait point d'autre amusement, ni d'autre récréation; c'était le seul plaisir qu'il promettait à ceux de ses parens et de ses amis qu'il invitait à venir partager sa retraite. Toutes ses lettres particulières impriment la satisfaction si pure et si douce qu'il éprouvait dans cette triste et innocente distraction.

Ce goût lui était commun avait Cicéron, qui laisse si souvent transpirer dans ses lettres, le plaisir qu'il trouvait à se reposer des agitations de Rome, à l'aspect des beautés simples et touchantes de la nature. C'était en se promenant avec ses amis, et en y mélant d'utiles entretiens, qu'il retrouvait ce calme et cette espèce de fraîcheur que le silence et l'air de la campagne semblent apporter à l'esprit et au corps, souvent fatigués par les études sérieuses et le travail trop sédentaire du cabinet, Fénélon mélait toujours, à l'exemple de Cicéron, des sujets d'entretiens utiles et agréables à la

douceur de se trouver avec ses amis dans les courses champètres. Tous ses contemporains attestent « que >> personne ne possedoit, mieux que lui, lheureux >> talent d'une conversation aisée, légère, et toujours » décente; que son commerce était enchanteur, et se » faisait respecter; que jamais il ne voulait avoir plus » d'esprit que ceux à qui il parlait; qu'il se mettait à » la portée de chacun, sans le faire jamais sentir; en >> sorte qu'on ne pouvait le quitter sans chercher à le

» retrouver, »

Lorsque dans ses promenades il rencontrait des paysans, il s'asseyait avec eux sur le gazon, les interrogeait, les consolait. Souvent il allait les visiter dans leurs cabanes; lorsqu'ils lui offraient un repas champètre, il l'acceptait avec plaisir, et se mettait à table avec leur famille,

Il paraît que la révolution, qui a dénaturé tant d'idées honorables et fait méconnaître tant de vertus, n'a point entièrement effacé les traces profondes que les vertus de Fénélon avaient laissées dans le cœur des Flamands. Des transports de joie ont éclaté naguères à Cambrai, au moment où l'on a retrouvé ses cendres, que l'on croyait dispersées par la tempête de la révolution. On doit accueillir avec de justes éloges cette espèce d'expiation des cruels outrages faits à la mémoire de tant de bienfaiteurs de l'humanité, qui, sans avoir laissé un nom aussi éclatant que Fénélon, avaient

des droits aussi sacrés à la reconnaissance et à la piété publique.

Fénélon faisait les visites de son diocèse, avec une assiduité que les troubles de la guerre n'ont jamais pu suspendre, Ce fut à sa réputation personnelle, à l'éclat de ses malheurs, à l'admiration de toute l'Europe pour le Télémaque, et à l'intérêt qu'inspire un grand homme dans la disgrâce, qu'il dut la liberté de parcourir toutes les parties de son diocèse occupées par les armées ennemies. Les Anglais, les Allemands, les Hollandais rivalisaient d'estime et de vénération avec les habitans de Cambrai pour leur archevêque, Toutes les différences de religion et de secte; tous les sentimens de haine et de jalousie qui séparaient les nations, disparaissaient en sa présence. Il fut souvent obligé de tromper l'empressement des armées ennemies, pour Il refusa les escortes militaires qu'elles lui offraient échapper aux honneurs qu'elles voulaient lui rendre. pour assurer le paisible exercice de ses fonctions resiastiques, il traversait les campagnes désolées par ligieuses; et, sans autre cortége que quelques eccléla guerre. Son passage n'était marqué que par les bienfaits et les consolations qu'il apportait au milieu de tant d'infortunes, et par la suspension des désordres et des calamités que les armées traînent à leur suite. Les peuples respiraient au moins en paix pendant ces intervalles trop courts, et les visites pastorales de Fénélon pouvaient étre appelées la trève de Dieu,

Fénélon prêchait régulièrement les carêmes dans quelques-unes des églises de sa ville, et, à certains jours solennels, dans son église cathédrale. Les sermons d'une année ne revenaient jamais dans les suivantes. Il donnait aux mêmes sujets une forme nouvelle, sans avoir jamais besoin de se copier. Il n'y avait pas une des paroisses des villes et des campagnes qu'il n'eût visitée, et où il n'eût accompagné sa visite d'une instruction pour le peuple.

à

Fénélon apportait le même zèle et le même intérêt l'administration de son diocèse; plein d'indulgence, de douceur et de bonté, toutes les fois qu'il s'agissait ni la foi ni les bonnes mœurs; mais toujours prêt à de ménager les hommes ou les usages qui ne blessent s'armer de force et de courage contre les scandales et les abus intolérables, un de ses premiers soins fut de donner de sages réglemens et de bons directeurs à son séminaire. Il en confia la direction aux prêtres de Saint-Sulpice pour lesquels il eut toute sa vie la plus haute estime; il les visitait souvent et faisait lui-même toutes les semaines des conférences aux jeunes ecclésiastiques. La plupart étaient entretenus à ses frais. Son attachement à son clergé lui inspira les plus généreux sacrifices. Les malheurs de la guerre obligèrent le gouvernement, en 1708, à demander des secours extraordinaires au clergé de Cambrésis, comme aux autres corps de l'état. Mais le clergé avait été réduit par le séjour de l'armée à une condition plus déplorable que celle du clergé de toutes les autres provinces. Fénélon, déjà épuisé par les dépenses que la guerre avait occasionées et par toutes les libéralités qu'il ne cessait de répandre sur les malheureux, se chargea lui-même de la contribution à laquelle les curés de son diocèse avaient été taxés, Du fonds de sa province et du lieu de son exil,

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Fénélon entretint une correspondance si étendue et si variée, qu'elle fournirait toute seule un des plus beaux titres de sa gloire. Les grands, les évêques, les savans, les gens du monde, les personnes vouées à la haute piété, français, étrangers, on le consultait de toutes parts et sur toute sorte de sujets. Ses réponses, toujours dictées par un excellent esprit, ont le charme indéfinissable qui semble un privilége particulier à son style. On y remarque surtout la franchise et même une sorte de hardiesse à dire des vérités dures qu'il avait le secret de faire excuser et aimer dans sa bouche, par la manière heureuse dont il les présentait. C'est là qu'on voit avec quelle tendresse il aimait ses parens et leur faisait le bien qui dépendait de lui, sans solliciter des faveurs, et sans déroger à ses obligations, comme évêque, pour les enrichir. Il écrivait à son neveu qui avait été blessé à l'armée et allait aux eaux

de Baréges : « Ne craignez, mon cher enfant, aucune » dépense de nécessité: votre père selon la chair n'est >> pas autant votre père que moi c'est votre principal » père qui doit payer tout ce que l'autre ne peut » payer: Dieu nous le rendra au centuple. » Son neveu devait, à son retour de Baréges, passer par le château de Fénélon, antique domaine de ses pères. C'est là qu'était né l'archevêque de Cambrai. Son premier soin fut de recommander sa nourrice à son neveu: « Vos

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sa famille, et se faire, à l'âge de soixante-deux ans le précepteur d'un jeune page qui n'avait d'autre fortune que le bonheur de porter son nom.

Un élève d'un genre bien différent s'était offert au zèle de Fénélon, et se montra digne d'un tel maître.

C'est le célèbre André-Michel de Ramsay, chevalier-baronnet en Ecosse. Il eut dès la plus tendre jeunesse un goût décidé pour les sciences. Il aperçut bientôt le faux de la religion anglicane; mais s'il quittait une erreur, il en épousait une autre. Il se jeta dans le socinianisme, ensuite dans le tolérantisme outré, et enfin dans un pyrrhonisme universel. Cependant, comme il avait le cœur droit, il cherchait toujours la vérité de bonne foi. Il consulta les plus renommés des théologiens philosophes d'Angleterre. Il passa en Hollande et vit un célèbre ministre français réfugié, M. Poiret. Mais il ne trouva la vérité qu'il cherchait que dans les lumières de l'archevêque de Cambrai, qu'il alla visiter à Cambrai, et qui le fixa dans la religion catholique en 1710. M. de Ramsay a rendu lui-mème compte au public des entretiens qu'il eut avec Fénélon, et c'est dans ses écrits mêmes qu'il faut chercher le résultat de sa visite qui dura six mois, et finit par le faire un catholique aussi éclairé qu'humble et soumis. Il conserva jnsqu'à la fin de ses jours la plus tendre vénération pour la mémoire de l'archevêque de Cambrai. De retour dans sa patrie, il y fut accueilli avec distinction quoique catholique. Le titre d'élève de Fénélon lui valut l'honneur d'être reçu membre de la Société royale de Londres. Il désira d'être admis au nombre des docteurs de l'Université d'Oxford quelques oppositions s'élevèrent; mais le principal du college de Sainte-Marie étouffa toutes les réclamations par ce seul mot: Je vous présente l'élève du grand Fénélon: ce seul titre répond à tout; et M. de Ramsay fut admis à la pluralité de 85 voix contre 17.

:

On ne sera point étonné des sentimens d'intérêt et de bienveillance que Fénélon inspirait aux étrangers de tous les pays et de tous les états que sa réputation attirait à Cambrai. La nature lui avait donné cet te heureuse disposition de caractère, qui le portait toujours à les accueillir de la manière la plus propre à lui gagner leur cœur elle lui avait donné les gràces et les agrémens extérieurs qui préviennent au premier abord : cette simplicité de moeurs et de langage qui font disparaître la gêne et la réserve d'un premier entretien : sa bonté ajoutait un charme enchanteur à cette séduction universelle dont personne ne pouvait se défendre, et dont personne ne posséda comme lui le secret ou l'heureux privilége. Il ne faisait jamais sentir aux étrangers ce qui pouvait leur manquer par rapport à cette recherche de politesse, cette élégance de manières, ce bon goût, cette urbanité qui distinguait autrefois en France les premiers rangs de la société, et dont les étrangers venaient étudier les modèles. Fénélon disait à ce sujet : La politesse est de toutes les nations; les manières de s'exprimer sont différentes, mais indifférentes de leur nature.

Au nombre de ceux qui vinrent payer à Fénélon le tribut de leur admiration, nous pourrions compter le maréchal de Munich, si fameux par ses campagnes de la Crimée et ses victoires contre les Turcs; par le

pouvoir qu'il exerça long-temps à la cour de Pétersbourg; par son exil de vingt ans au fond de la Sibérie et par le retour glorieux qui suivit une si longue disgrâce; nous pourrions compter un personnage bien plus élevé, un prince qui n'ouvrit les yeux à la lumière que pour devenir la victime de cette espèce de fatalité qui s'était appesantie sur la famille des Stuarts: Jacques III, fils de Jacques II, qui servait dans les armées françaises sous le modeste titre de chevalier de Saint-Georges, et qui profita de son séjour à Cambrai pendant la guerre de la succession d'Espagne, pour recueillir auprès de Fénélon les sages maximes dont il voulait faire la règle de son administration, si jamais la Providence lui eût rendu le sceptre porté par ses ancêtres.

Le cardinal Quirini, bibliothécaire du Vatican, qui parcourait l'Europe savante pour en recueillir les richesses littéraires, désira passionnément de voir l'archevêque de Cambrai. Voici ce qu'il nous apprend luimême dans la relation de ses voyages, où il a consigné les plus petits détails de ses rapports avec Fénélon. « C'était vers ce seul point que j'étais vivement attiré. Avec quelle sensibilité, avec quel attendrissement je me rappelle encore la douce et tendre familiarité avec laquelle ce grand homine daignait m'entretenir, quoique son palais fùt rempli d'une foule de généraux français et d'officiers en chef, envers lesquels il remplissait tous les soins de la plus magnifique et de la plus généreuse hospitalité. J'ai encore présentes à ma pensée toutes les graves et importantes réflexions qui faisaient le sujet de nos entretiens mon oreille recueillait avec avidité toutes les paroles qui sortaient de sa bouche; ses lettres sont encore sous mes yeux et attestent la pureté de ses sentimens et la sagesse de ses principes; je les conserve parmi mes papiers, comme le trésor le plus précieux que j'aie au monde. »>

:

Ce caractère inaltérable de douceur de Fénélon, joint à cette admiration universelle qu'on avait pour ses lumières et pour ses vertus, inspira quelquefois le désir de le voir et de l'entretenir, même à ceux qui professaient des doctrines opposées aux siennes.

Le P. Quesnel, qui s'était déjà rendu fameux par son zèle ardent pour le jansénisme et qui le devint encore plus dans la suite, par tous les troubles dont ses écrits furent la cause ou l'occasion, venait d'adresser à Fénélon un écrit où l'on remarque des ménagemens auxquels on n'était pas accoutumé de sa part. Fénélon s'empressa d'accueillir avec la plus indulgente bonté ces démonstrations réelles ou apparentes, qui semblaient annoncer le désir de s'éclairer mutuellement. Nous ignorons quel fut le résultat de cette correspondance.

Ce fut cet esprit de douceur et de modération qui le rendit également cher à tous ses diocésains malgré la diversité des partis et des opinions. Aucun évêque de son temps ne s'est déclaré d'une manière plus forte et n'a écrit des ouvrages plus solides contre les erreurs du jansénisme : mais en combattant les doctrines, il plaignait le malheur de leurs partisans; il évitait tous les reproches odieux, toutes les réflexions amères. Son zèle même était devenu le garant de leur sincérité. Le gouvernement, tranquille sur un diocèse confié à un prélat si vigilant, se croyait dispensé

d'une surveillance trop inquiète. « Les Pays-Bas, dit >> Saint-Simon dans ses Mémoires, fourmillaient de » jansénistes ou de gens réputés tels. Le diocèse en » particulier et Cambrai même en étaient pleins. L'un » et l'autre leur furent des lieux de constant asile et » de paix. Heureux et contens d'y trouver du repos, » ils ne s'émurent de rien à l'égard de leur archevêque » qui, contraire à leur doctrine, leur laissait toute » sorte de tranquillité. »>

Il improuvait également le zèle peu réfléchi qu'on employait à l'égard des protestans paisibles et soumis. Le maréchal de Noailles, commandant en Languedoc, consulta Fénélon sur la conduite qu'il devait tenir envers les soldats étrangers d'une religion différente. « Il n'est point à propos, répondit Fénélon, de tour» menter et d'importuner les soldats étrangers et hé>> rétiques pour les convertir: on n'y réussirait pas : » tout au plus on les jetterait dans l'hypocrisie. » Cette conduite si conforme à l'esprit de la religion catholique, a servi de titre à quelques écrivains pour transformer Fénélon en un philosophe du 18e siècle, indifférent sur toutes les religions. On imprima dans le Mercure, 9 décembre 1780, que Fénélon avait écrit au duc de Bourgogne : « Souffrez toutes les religions, » puisque Dieu les souffre. » Le respectable abbé de Fénélon, parent de l'archevêque de Cambrai, et qui périt sur l'échafaud révolutionnaire à l'âge de 80 ans, se crut obligé d'inviter le rédacteur du Mercure à rectifier une méprise dont il était si facile d'abuser. Vous n'avez vu, lui disait-il, aucune part cette prétendue lettre, ni écrite, ni imprimée. Telle fut la manie de quelques écrivains du 18e siècle, de mutiler les ouvrages des plus grands hommes pour dérober à la religion la gloire d'avoir produit les génies les plus éelairés. C'est ainsi qu'on a voulu dénaturer les principes et les écrits de Pascal, de Bacon et d'Euler.

Il y avait près de cinq ans que Fénélon, retiré dans son diocèse, ne conservait l'espérance de revoir le duc de Bourgogne que dans un avenir aussi incertain qu'éloigné. On voit dans toutes ses lettres l'intérêt avec lequel, du fond de sa retraite, il surveillait tous les détails de la conduite du jeune prince. Toutes les instructions qu'il lui transmettait par M. de Beauvilliers, respirent la tendresse d'un père et la sincérité d'un ami fidèle. On ne lira pas sans une tendre émotion quels étaient les sentimens de l'élève de Fénélon pour son précepteur, quoiqu'il eût été arraché bien jeune encore à ses leçons. Il lui écrivit secrètement la lettre qu'on va lire; elle était datée du 22 décembre 1705.

<«< Enfin, mon cher archevêque, je trouve une oc>>casion favorable de rompre le silence où j'ai demeuré >> depuis quatre ans. J'ai souffert bien des maux de» puis; mais un de mes plus grands a été celui de »> ne pouvoir point vous témoigner ce que je sentais » pour vous pendant ce temps, et que mon amitié >> augmentait par vos malheurs, au lieu d'en être re» froidie. Je pense, avec un vrai plaisir, au temps » où je pourrai vous revoir; mais je crains que ce >> temps ne soit encore bien loin. Il faut s'en re» mettre à la volonté de Dieu, de la miséricorde du» quel je reçois toujours de nouvelles grâces. Je lui » ai été plusieurs fois infidèle depuis que je ne vous

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» ai vu; mais il m'a toujours fait la grâce de me >> rappeler à lui, et je n'ai, Dieu merci, point été >> sourd à sa voix. Depuis quelque temps, il me pa>> raît que je me soutiens mieux dans le chemin de » la vertu ; demandez lui la grâce de me confirmer >> dans mes bonnes résolutions, et de ne pas permet» tre que je redevienne son ennemi, mais de m'en» seigner lui-même à suivre en tout sa sainte volonté. Je continue toujours à étudier tout seul, quoique je »> ne le fasse plus en forme depuis deux ans, et j'y » ai plus de goût que jamais. Mais rien ne me fait >> plus de plaisir que la métaphysique et la morale, » et je ne saurais me lasser d'y travailler. J'en ai fait >> quelques petits ouvrages, que je voudrais bien être >> en état de vous envoyer, afin que vous les corri>> geassiez, comme vous faisiez autrefois mes thêmes. >> Tout ce que je vous dis n'est pas bien de suite, >> mais il n'importe guère. Je ne vous dirai point ici >> combien je suis révolté moi-même contre tout ce » qu'on a fait à votre égard; mais il faut se soumet» tre à la volonté de Dieu, et croire que tout cela » est arrivé pour notre bien. Ne montrez cette lettre à personne au monde, excepté à l'abbé de Langeron, >> s'il est actuellement à Cambrai, car je suis sûr de >> son secret; et faites-lui mes complimens, l'assurant » que l'absence ne diminue point mon amitié pour >> lui. Ne m'y faites point non plus de réponse, à moins » que ce ne soit par quelque voie très-sûre, et en » mettant votre lettre dans le paquet de M. de Beau>> villiers, comme je mets la mienne, car il est le seul » que j'ai mis de la confidence, sachant combien il lui » serait nuisible qu'on le sût. Adieu, mon cher arche» vêque; je vous embrasse de tout mon cœur, et ne » trouverai peut-être de bien long-temps l'occasion de >> vous écrire. Je vous demande vos prières et votre >> bénédiction. >> Louis. >>

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La réponse de Fénélon se bornait aux exhortations les plus tendres pour affermir le prince dans ses sentimens de religion. Il n'y mêla aucune réflexion sur tout ce qui s'était passé depuis quatre ans il la termina par ces seuls mots; « Je ne vous parle que de >> Dieu : il n'est pas question de moi. J'ai, Dieu merci, >> le cœur en paix: ma plus rude croix est de ne vous >> point voir. Mais je vous porte devant Dieu dans >> une présence plus intime que celle des sens. Je don»> nerais mille vies, comme une goutte d'eau, pour >> vous voir comme Dieu vous veut. »

Les événemens politiques fournirent, bientôt après cette première lettre, une occasion d'entretenir cette correspondance secrète. Louis XIV venait d'accepter le testament de Charles II pour son petit-fils, le duc d'Anjou, qui devint ainsi la tige des Bourbons en Espagne. Il est à présumer qu'il n'aurait eu à lutter que contre la maison d'Autriche dont les prétentions et les forces n'étaient pas très redoutables; mais il fit la faute inexcusable en politique de reconnaître le fils de Jacques II, ce qui souleva contre lui l'Angleterre. Guillaume III associa la nation entière à son ressentiment, ainsi que la Hollande, dont il disposait en maître absolu. Dans cette situation critique, Fénélon adressa divers mémoires à M. le duc de Beauvilliers, dont l'événement a plus d'une fois justifié la sagesse de vues et le talent avec lequel l'auteur savait juger les hom

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