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Ce court entretien tut interrompu par le rabbin de Tudelle, qui ne voulait pas laisser ainsi sa fille seule avec un troubadour et des marchands italiens qu'il connaissait à peine.

- Débora, lui dit-il, pourquoi ne te tiens-tu pas à côté de ton vieux père? Tu sais pourtant qu'il n'a plus d'autre consolation qu'en toi; que tu seras sa seule joie sur la terre, jusqu'au jour ou le Dieu d'Abraham daignera le rappeler à lui.

-Je suis près de toi, mon père, répondit la jeune fille en poussant sa mule blanche de telle sorte qu'elle marchait presque côte-à-côte avec le vieux rabbin.

-Seigneur troubadour, dit le juif de Tudelle en se tournant vers Michel de Lator, si vous voulez nous voir à Narbonne, vous nous trouverez dans la maison du rabbin Kalonime.

-Le plus riche de tous les juifs de la Langue d'Oc, répondit Michel de Lator.

Un des plus sages docteurs de la loi, ajouta Benjamin.

Michel de Lator, désespérant de tromper la continuelle surveillance du rabbin, partit au galop, avec Guelfo, Lorenzo et les autres marchands italiens.

Il était grand jour, lorsque Benjamin de Tudelle et Débora sa fille entrèrent dans Narbonne; on fit peu d'attention aux deux Israélites, accoutumé qu'on était alors, à voir chaque jour des caravanes de juifs parcourir les pays de la Langue d'Oc. Le rabbin Kalonime, instruit de la prochaine arrivée de ses deux hôtes, les attendait sur le seuil de sa maison.

Soyez le bien-venu, mon frère, s'écria-t-il, quand il aperçut le vieux Benjamin.

Que la paix soit dans votre maison, répondit le juif de Tudelle.

Deux jeunes filles Israélites aidèrent la belle Débora à descendre de sa mule blanche, et le père et la fille entrèrent dans la maison du rabbin Kalonime. Chaque appartement était décoré avec un luxe oriental: l'or, les pierreries, la soie, les bois les plus précieux avaient été prodigués, et il n'y avait pas de gentilhomme dans la Langue d'Oc qui n'eût coopéré à cette magnificence, en vendant à vil prix au riche Kalonime, ou ses éperons d'or, ou son épée, ou son palefroi.

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Le dieu de Jacob vous a comblé de ses bénédictions, s'écria Benjamin de Tudelle, après avoir admiré pendant quelques instans les richesses de Kalonime.

-Les gentilshommes de Langue d'Oc et de Provence sont loyaux et généreux, répondit le rabbin de Narbonne depuis quelques années je vois mes richesses s'accroître de jour en jour. Ruben, mon fils, s'il marche sur les traces de son père, sera un jour assez opulent pour lever une armée et la conduire à la conquete de Jérusalem, la ville sainte; pauvre Ruben, il attendait votre arrivée avec tant d'impatience; à chaque instant il me parlait de Débora, et moi-même je vous avouerai qu'il me tardait de donner à nos deux enfans la bénédiction nuptiale.

Vous ne m'aviez pas dit, mon père, murmura la belle juive en rougissant...

- Depuis long-temps, ma fille, répondit le vieillard, ton mariage avec le fils de mon vénérable frere Kalonime est un projet arrêté; j'ai voulu te ménager

un moment de joie en te cachant jusqu'à ce jour le principal motif de notre voyage.

Débora baissa les yeux et resta muette sous l'impression des paroles paternelles; Benjamin, Kalonime et les autres rabbins gardaient aussi un profond silence, lorsque Ruben entra dans la salle où ils étaient réunis. Le fils de Kalonime était dans la fleur de l'âge; il passait pour le plus beau des jeunes gens de sa nation. Son père n'avait rien négligé pour le rendre savant dans les saintes écritures et expert dans les beaux arts. Ruben avait parcouru toute 1 Espagne, visité les synagogues de Séville et de Cordoue; il était en relation avec les plus célèbres rabbins, et il savait devises d'amour, de prouesse et de courtoisie comme le plus habile des troubadours de Provence.

Son père l'avait instruit de la prochaine arrivée de Benjamin de Tudelle et de sa fille; il n'ignorait pas les projets formés de part et d'autre pour son mariage avec Débora. Quand il franchit le seuil de la salle, il s'arrêta subitement, et, par un mouvement involontaire, ses regards se portèrent vers la jeune juive... Jamais Débora n'avait paru plus belle qu'en ce moment; ses cheveux noirs tombaient sur ses épaules, séparés en deux tresses à la Nazaréenne; un turban de soie verte, orné de quelques pierreries, se nouait bizarrement autour de sa tète; une robe de velours jaune, serrée autour de ses reins par une large ceinture de soie rouge, laissait deyiner tout ce qu'il y avait de svelte et de gracieux dans sa taille de jeune fille. La fatigue, l'émotion qu'elle éprouvait, coloraient son front de cette céleste rougeur que les hommes appellent pudeur et qui sera toujours le plus beau fleuron de la couronne virginale.

Ruben, jeune homme ardent et impétueux, se sentit à l'instant même enflammé du plus vif amour; il s'avança vers son père d'un pas tremblant, et lui dit en portant sa main droite à ses lèvres :

Mon père, est-ce bien la fille de notre frère Benjamin, rabbin de Tudelle, en Navarre ?

Tu vois l'épouse que je t'ai choisie, répondit Kalonime.

Eliezer ne fit pas mieux, quand il alla demander, au nom de Jacob, Rebecca, fille de Laban, répondit le jeune israélite.

Rends grâces au ciel, mon fils, dit le vieux Kalonime, rends grâce au vénérable Benjamin qui ne dédaigne pas ton alliance.

-Frère, s'écria Benjamin, dans trois jours nous célébrerons la Pâques dans votre maison; après la sainte cérémonie, nous unirons nos enfans.

Que la volonté du Dieu tout-puissant soit faite, répondit Kalonime, et qu'il soit fait selon vos désirs. Pendant que les deux vieillards s'entretenaient à voix basse, le jeune Ruben prit place à côté de Débora; ses premières paroles furent entrecoupées, comme celles de tout adviescent qui s'entretient pour la première fois avec celle qu'il aime. La jeune fille répondait d'une voix timide aux sermens, aux protestations d'amour du fils de Kalonime; une force invincible, une repugnance qu'elle ne pouvait surmonter, la détournaient déja de Ruben; pourtant le jeune Israélite était beau, riche, courtois, et aurait pu captiver l'amour des nobles châtelaines, s'il n'eût porté le nom de

juif gravé sur son front comme une tache ineffaçable. Avant de quitter la fille de Benjamin, il s'aperçut que ses paroles n'avaient produit aucune impression sur son cœur; quand il sortit, il ne put s'empêcher de manifester un violent dépit, et dit tout bas à son père:

- La fille de Benjamin ne m'aime pas ; à peine a-telle daigné prêter l'oreille à mes paroles; je suis bien malheureux mon père, car je sens que je ne pourrai vivre sans l'amour de Débora.

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Il ne faut pas désespérer de la bénédiction du Seigneur, répondit Kalonime; dans deux jours la fille de Benjamin sera ton épouse....

Le rabbin de Narbonne déploya toute sa magnificence pour faire bon accueil à ses hôtes; la journée se passa en divertissemens, et le soir, quand l'heure de la prière fut venue, Benjamin confia la garde de sa fille à Moïse, son fidèle serviteur, et lui ordonna de la conduire à la synagogue.

Il était déja nuit; on n'entendait plus dans les rues tortueuses de la vieille cité de Narbonne que les chants des varlets qui ramenaient les palefrois de leurs maitres, et la voix nazillarde des malingreux qui demandaient l'aumône aux passans. Débora marchait à pas précipités, tenant toujours un pan de la robe de Moïse, tant était grande sa frayeur. À l'angle d'une rue, le fidèle serviteur de Benjamin, s'arrêta tout-à-coup devant un homme entre les mains duquel luisait une épée nue.

Qui que tu sois, juif ou manant, arrête-toi, lui dit une voix inconnue.

Je suis le serviteur de Benjamin, rabbin de Tudelle, répondit Moïse, et je conduis à la synagogue Débora, sa fille.

Tu n'iras pas ce soir à la synagogue... Dieu de Jacob, sauve-moi!... s'écria Débora tremblante.

N'ayez pas peur, fille de Benjamin; je ne suis ni voleur, ni coupeur de bourse; vous souvenez-vous de Michel de Lator?

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Ah! que n'es-tu chrétienne !

Si j'adorais le Christ que vous appelez le sauveur hommes, quel serait mon sort?

Je t'épouserais, et tu deviendrais noble dame. Hélas, fit la belle juive en poussant un profond soupir... je ne puis renier la foi de mes pères. Juive ou chrétienne, dis-moi qui des deux tu voudrais avoir pour époux; Michel de Lator ou le fils de Kalonime?

Vous me le demandez, seigneur! oh vous savez trop bien que vous êtes maître de mon cœur; depuis que je vous aime, je suis heureuse, et je livre mon âme aux rêves de l'espérance.

Oui, tu seras heureuse, belle Débora; pour toi je composerai des poèmes que les troubadours chanteront dans tous les palais et les châteaux de la Provence. Sois chrétienne, ô Débora, sois chrétienne, et tu échapperas à l'infamie qui pèse sur ta race. Et mon père ?

Ne serai-je pas ton protecteur.
Et la loi de Moïse?

Je t'enseignerai les dogmes du saint Evangile. Michel de Lator, jusqu'à ce moment je vous ai jugé loyal et généreux; n'abusez point de la faiblesse d'une pauvre fille; la dixieme heure sonnera bientôt : conduisez-moi à la maison du rabbin Kalonime.

Oui, partons Débora, s'écria Michel de Lator, en fesant de violens efforts pour triompher de son émotion.

Le troubadour, la belle juive et le vieux Moïse marchèrent rapidement jusqu'au moment où ils arrivèrent à la porte de la maison du rabbin de Narbonne.

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lomine.

Dans deux jours!...

Dans deux jours, je serai l'épouse du fils de Ka

- De par Dieu ou de par Satan, il n'en sera pas ainsi, s'écria Michel de Lator en s'éloignant avec précipitation.

Le lendemain, Débora ne sortit pas de la maison de Kalonime; les principaux juifs de Narbonne fesaient les préparatifs de la Pâque qu'on devait célébrer chez le rabbin. Au jour et à l'heure marqués, ils se réunirent dans la chambre de la prière, et Kalonime commença la cérémonie selon le rit antique prescrit par Moïse et Aaron.

Cependant Michel de Lator, instruit de tout ce qui se passait par le vieux Moïse, dont il avait suborné la fidélité, avait déja rassemblé un grand nombre de ses amis à l'heure marquée ils se trouvèrent tous à la

porte de la maison du rabbin, attendant le signal de Moïse. Kalomine et Benjamin qui ne se doutaient de rien, célébrèrent la Pâque avec la brulante ferveur da prosélytisme. Rangés autour d'une table carrée, les principaux juifs de Narbonne répétaient en silence les prières du rabbin; Enfans de Moïse, s'écria Kalonime, réunis pour célébrer la Pâque sainte, invoquons le Seigneur; supplions le Dieu tout-puissant de nous protéger contre la persécution.

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Qu'il donne la force aux jeunes gens, la grâce et la vertu aux jeunes filles, ajouta Benjamin.

Qu'il bénisse Ruben et Débora que mes mains vont bénir aussi dit Kalonime.

Le vieux rabbin partagea l'agneau pascal, le pain de pur froment et sans levain; entoura ses reins d'une ceinture de cuir, et, s'appuyant sur un bâton de noisetier blanc, il commença le festin pascal. Tous les assistans suivirent l'exemple du rabbin.

-Maintenant que la sainte cérémonie est terminée, unissez nos enfans, dit Benjamin.

- Invoquons le Seigneur, répondit Kalonime.

Et quand tous les assistans eurent prié, le vieux rabbin fit approcher les deux époux. Il était sur le point de prononcer les paroles sacramentelles, lorsqu'un grand bruit se fit entendre à la porte de la salle; Michel de Lator et ses compagnons, avertis par le vieux Moïse, entrèrent tout-à-coup, et interrompirent la cérémonie. Benjamin de Tudelle, s'écria Michel de Lator, ta fille ne sera pas l'épouse de Ruben; Débora déteste le fils de Kalonime; je l'aime, et désormais nulle puissance humaine ne pourra me la ravir.

En prononçant ces paroles, Michel de Lator saisit Débora tremblante et se dirigea vers la salle, chargé de ce précieux fardeau.

Ma fille! ma fille! criait Benjamin.

Les juifs émus par les cris de ce père infortuné, auraient bien voulu sauver Déroba; mais les épées nues des compagnons de Michel de Lator les glaçaient de frayeur; Ruben osa seul faire quelque résistance; mais il fut violemment repoussé par les gentilshommes, qui ne sortirent de la maison de Kalonime qu'au moment où ils présumèrent que Michel de Lator était déja loin de Narbonne.

II.

LE MÉDECIN DE MONTPELLIER.

Benjamin et Kalonime firent partir avant le jour plusieurs courriers qu'ils mirent à la poursuite du ravisseur: trois jours après, ils revinrent tous annoncer au malheureux père que leurs recherches avaient été inutiles; qu'on avait vu Michel de Lator à Béziers, mais qu'on ne savait quelle direction il avait prise en quittant cette ville. Benjamin, persuadé qu'il n'avait pas un seul instant à perdre, partit de Narbonne accompagné de Ruben, qui promit avec serment de laver dans le sang de Michel de Lator l'outrage fait à la fille du rabbin de Tudelle.

Benjamin voyagea donc à grandes journées, ne s'arrêta qu'un jour à Béziers pour visiter la synagogue et s'entretenit avec deux rabbins qui s'appliquaient depuis longues années à l'étude de la sagesse. Un gentilhomme toulousain qui arrivait de Marseille lui dit qu'il avait vu Michel de Lator à Montpellier, et qu'il n'était bruit dans cette dernière ville que d'une belle juive qui accompagnait le jeune troubadour.

C'est ma fille! c'est ma fille! s'écria Benjamin. Et quelques instans après, il était sur la route de Montpellier.

Cette ville passait alors pour la plus docte des pays de Languedoc et de Provence.

« Au xue siècle, disent les auteurs de l'histoire gé» nérale de Languedoc, les juifs exerçaient la médecine » dans les provinces méridionales: aussi nous ne dou>> tons pas qu'ils n'aient été les premiers qui professèrent >> publiquement cette science à Montpellier, où ils » avaient alors une académie célèbre. Nous voyons du >> moins qu'on y enseignait la physique en 1180, par le >> privilége que Guillaume VIII, seigneur de cette » ville, accorda à toutes sortes de personnes, de quel>> que pays qu'elles fussent, d'y professer publiquement » cette science, avec promesse de ne plus les restrein» dre à l'avenir, comme auparavant, à un seul professeur, quelque prière qu'on lui fit, ou qu

somme

» qu'on lui présentât. Ce monument est le plus ancien >> que nous connaissions en faveur de la faculté de » médecine de Montpellier, l'une des plus anciennes et » des plus célèbres de l'Europe. On fait remonter son >> origine jusqu'au xr siècle, et peut-être même, ajoute» t-on, jusqu'au xe. On convient cependant qu'elle ne » fut érigée en faculté publique qu'en 1220.

Montpellier était au comble de la prospérité lorsque Benjamin de Tudelle voyageait dans les pays de la Langue-d'Oc.

« Cette ville, dit le rabbin, est très heureusement située pour le commerce, à deux lieues de la mer, et fort fréquentée par toutes les nations, tant chrétiennes que mahométannes on y trouve des négocians des pays de l'Afrique, de la Lombardie, du royaume de la grande Rome, de toute l'Egypte, de la terre d'Israël, de la Grèce, de la Gaule, de l'Espagne et de l'Angleterre; en sorte qu'on y voit des gens de toutes les langues, avec les Génois et les Pisans: il y a aussi des disciples très célèbres dans l'étude de la sagesse. »>

Lorsque Benjamin arriva à Montpellier, les aventures de Michel de Lator y étaient déja connues de tout le monde; on ne parlait que du bonheur du jeune troubadour. Chacun voulait voir la belle Juive, et Bernard de Ventadour vint de la ville d'Aix pour voir la jeune Débora dont il avait célébré la beauté.

«Bernard de Ventadour, est-il dit dans une chronique manuscrite de Hugues de Saint-Circ, était fils d'un fournier; la vicomtesse de Ventadour le prit en affection, et ils s'aimèrent long-temps: il en fit le sujet de ses vers et de ses chansons; mais le vicomte s'étant aperçu de leur liaison, il congédia le poète et fit enfermer sa femme. Bernard se retira auprès de la duchesse de Normandie, jeune princesse qui lui fit bon accueil; il demeura long-temps à sa cour, et ils s'aimèrent. Il était auprès d'elle lorsque Henri d'Angleterre alla pour l'épouser et la mener par delà les mers. Bernard se retira alors, triste et dolent, auprès du bon comte Raymond de Toulouse, avec lequel il demeura jusqu'à sa mort, après laquelle le troubadour, qui en avait un regret extrême, se retira dans l'abbaye de Dalon, en Limousin, où il se fit religieux (1). »

Le jeune ménestrel n'avait pas encore parcouru l'étrange dédale de ses aventures, lorsqu'il se rendit à Montpellier pour disputer à Michel de Lator l'amour de Débora, la belle juive; il ne fut pas heureux, et son rival obtint de la fille de Benjamin qu'elle embrasserait plus tard la religion chrétienne.

Cependant le rabbin de Tudelle avait cherché inutilement sa chère Débora; le fils de Kalonime qui avait à se venger de l'affront de Michel de Lator, fit tant de perquisitions pour connaître l'asile du ravisseur qu'il parvint à le découvrir. Déguisé en mendiant, il se rendit le soir à la maison qu'on lui avait indiquée : on lui accorda l'hospitalité.

- D'où viens-tu, malingreux ? lui dit Michel de Lator.

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Ils parviendront difficilement à le découvrir, répondit Michel de Lator.

Ruben, seul dans la petite chambre qu'on lui avait assignée, médita pendant long-temps mille projets de vengeance; tantôt il voulait poignarder Michel de Lator, qu'il avait reconnu; tantôt il formait la résolution d'enlever à son tour Débora. Ce fut sans doute dans ce dessein qu'il se leva vers minuit; il se dirigea à petits pas vers l'appartement occupé par Michel de Lator. Quand il fut sur le seuil, il s'appuya contre la porte, retenant son haleine; à travers une petite ouverture il put voir ce qui se passait dans la chambre. La belle juive était assise à côté de Michel de Lator, qui lui baisait les mains à plusieurs reprises; un moine placé à quelques pas sur une escabelle, tenait le livre des Evangiles sur ses genoux et adressait de pieuses

exhortations à Débora.

--

Oui, mon père, je serai chrétienne, s'écria toutà-coup la fille de Benjamin: demain vous répandrez sur mon front l'eau régénératrice du baptême.

Demain nous serons unis pour toujours par les saints liens du mariage, ajouta Michel de Lator, en pressant Débora contre son sein.

En entendant ces paroles, Ruben ne put retenir un cri de colère et d'indignation; craignant qu'on ne l'eût entendu, il s'éloigna rapidement, et, quelques instans après, il fuyait dans la rue; à son arrivée à l'hôtellerie, il trouva le vieux Benjamin prosterné la face contre terre, et récitant les psaumes du roi David.

-

Vous priez? lui dit-il.

Pour ma pauvre fille, murmura le rabbin.

Ne priez plus pour elle, Benjamin; Débora va renier la foi de ses pères pour épouser Michel de Lator.

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Il en est un, répondit le fils de Kalonime: demain le Dieu d'Israël sera vengé et nous aussi.

Ruben prononça ces paroles avec un accent si sinistre, que le vieux rabbin en fut effrayé; il eut voulu le retenir; mais quand il revint de son étonnement, le fils de Kalonime était déja loin de l'hôtellerie.

Parmi tous les juifs qui enseignaient alors la physique, la médecine et les sciences occultes, dans la ville de Montpellier, il en était un plus renommé que tous les autres; le peuple le craignait, parce qu'il passait pour sorcier et nécromancien; néanmoins BenJuda ne s'occupait que de l'étude des simples: il était parvenu à en extraire des sucs vénéncux, dont il se servait, disait-on, pour donner la mort à ses ennemis. Ruben le connaissait depuis long-temps; il l'avait vu

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Comptez sur ma reconnaissance, s'écria le fils de Kalonime, en jetant au vieil alchimiste une bourse pleine d'or.

Il ne se donna pas le temps d'écouter les protestations de Ben-Juda; minuit avait sonné depuis long-temps; le moment était favorable à l'accomplissement de scn abominable projet. Un quart-d'heure lui suffit pour regagner la maison occupée par Michel de Lator; il trouva le jeune troubadour seul devant sa porte:

D'où viens-tu malingreux? lui dit le ménestrel, étonné de la sortie de son hôte.

--

Je viens de l'église voisine, où j'ai prié long-temps pour que malencontre ne vous arrive; et maintenant je regagne mon lit où je dormirai jusqu'au lever du soleil, sous la garde de Dieu et des saints, sauf votre bon plaisir.

- Va, dit Michel de Lator.... Je ne sais que penser de ce manant, ajouta-t-il ensuite... Le son de sa voix a quelque chose qui m'effraie; un pressentiment secret me dit que je devrais le chasser à l'instant même de la maison. Insensé que je suis! la moindre chose me jette dans des frayeurs mortelles! O Débora! demain nous quitterons la ville de Montpellier, où il n'y a plus pour moi que périls à chaque pas. Qui sait si le juif Benjamin et le fils de Kalonime ne sont pas à ma poursuite?

Après cet étrange monologue, Michel de Lator rentra dans la maison, ouvrit mystérieusement la porte de la chambre où reposait sa belle Juive, et la trouva plongée dans un paisible sommeil.

Dors en paix, ma Débora, dit le troubadour à voix basse; demain tu seras chrétienne; demain tu seras mon épouse, et alors tous les Juifs de la Languedoc et de la Provence ne seront pas assez puissans pour t'arracher du giron de la sainte Eglise.

cée.

Il sortit après avoir baisé le front virginal de sa fian

Il ne savait pas que le lendemain il ne trouverait plus qu'un cadavre sur la couche de Débora.

Ruben, fils de Kalonime, caché à l'angle de l'escalier, avait tout vu, tout entendu. Dès l'instant où il fut persuadé que Michel de Lator dormait, il entra à son tour dans la chambre de la fille de Benjamin; muet d'extase, il contempla d'abord la belle et påle figure de Débora, qu'on eut prise pour un des anges qui, fatigués d'un long voyage s'endorment sur un des nuages dorés que le vent du soir amoncèle à l'horizon. Il fut un moment attendri; des pleurs coulèrent de ses yeux, et il était sur le point de renoncer à son projet, lorsque le

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