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s'il vous plait, d'explication. De ce midi que j'ai parcouru à pied, vous savez avec quelle affection et quelle complaisance, je n'ai rapporté que des images incohérentes, capricieusement coloriées, et dont les lignes, déja incertaines, vacillent dans le crépuscule d'un oubli prématuré. Cela ne vient pas tant de ma mémoire qui est bonne, que de mon dessein en voyageant, si toutefois j'avais un dessein. Vous jugez bien que je n'entreprenais pas, dans le rayon de mon clocher natal, un voyage de découvertes; je n'avais la prétention de rien trouver, ni l'envie de rien étudier; je n'emportais ni plume, ni pinceaux, pas même un album, malgré l'ubiquité obligée de ce joujou de l'art fashionable; je n'étais ni quêteur de détails statistiques, ni collecteur d'herbes et de cailloux, ni giboyeur d'insectes, encore moins chercheur d'hommes, dénicheur de passions, et jaugeur d'intelligences; la lanterne de Diogène m'eût par-dessus tout embarrassé! Mais dans un siècle où l'on ne voyage communément que pour arriver quelque part, ou a quelque chose, je me suis livré au pur amour des voyages, ne les aimant que pour eux-mêmes; j'ai tenu en égal mépris les chemins de fer et les missions de toute sorte, c'est-à-dire, la vitesse et le but; je me suis isolé de toute préoccupation morale ou intellectuelle, et me suis abandonné, sans effroi ni curiosité de l'écueil, au roulis de cette vie aventureuse et vagabonde, demandant au Dieu des bonnes gens, dans la pleine confiance de mon cœur, le pain quotidien qu'il ne m'a jamais refusé; je veux dire un gîte, somptueux ou chétif, peu m'importait! et une émotion, si banale qu'elle put être. Ainsi j'allais toujours seul, parlant fort peu, et ne pensant guère; traversant, en courant, vingt théâtres divers de l'açtivité humaine, et me surprenant parfois à ne rien comprendre à ce mouvement; à cette circulation incessante des forces sociales, plus tenté que jamais d'adresser aux ambitieux de toute espèce et de tous étages, cette terrible interrogation qui toujours les laissera muets: « A quoi bon? » Que voulez-vous, Monsieur ! j'étais las de soulever péniblement d'un fauteuil, pour qu'il retombat sur un autre, mon démon familier, mon bon Ange, mon doux far niente dont le sommeil s'alourdissait je me suis fait pour quelques mois une paresse active, une oisiveté ambulatoire. Les observations, si toutefois j'en ai glanées, ne m'arrivaient jamais à la suite d'une inquisition pénible; notre rencontre était toute fortuite; je leur avais laissé à faire la moitié du chemin, et je les accueillais comme autant de bonnes fortunes du cœur ou des yeux. Enfin, Monsieur, si vous me pardonnez, pour en finir, une opposition un peu subtile, je voyais quelquefois, je ne regardais jamais.

Quelqu'autre jour, et si je fais encore un milier de lieues, j'essaierai peut-être d'esquisser une théorie du voyage à pied. J'en ai assez dit aujourd'hui pour expliquer, si non pour justifier, la stérilité de mes récits. Je crois, malgré Sterne, à cause de Sterne peutêtre, qu'il n'est pas possible d'écrire un voyage sentimental. Comment tenir compte des battemens du cœur? et de quel itinéraire peut-on s'aider pour retrouver des impressions cueillies en courant, comme ces fleurs qu'on détache, sans y songer, d'une haie que l'on cotoye, et effeuillées au hasard dans une route longue

de deux mille lieues! Il en est des émotions, dans la mémoire, comme des plantes dans un herbier : on les y dépose fraîches et vives, elles s'y séchent et meurent; leurs lignes si exquises, leurs nuances et leurs parfums, ne subsistent plus que dans le souvenir qui est impuissant à les leur rendre. Comment peindre alors ce qui n'est plus qu'une ombre? et, d'un autre côté, serait-il vraiment peintre ou poète, celui qui renoncerait à la spontanéité naïve, pour ainsi dire à la bonne foi des sensations, et ne sy livrerait qu'avec la préméditation de les décrire ?

Puis, et par un anachronisme involontaire, le présent se mêle au passé, les sentimens aux souvenirs. Car, tout mortels que nous sommes, nous avons moins d'empire sur nous-mêmes que sur le temps dont l'éternité nous fit sujets; de l'incommensurable abîme où s'engloutit et dort tout ce qui fut, nous évoquons par fois une scène, une heure, un jour, mais sans ressusciter l'émotion qui en fut la contemporaine et la fille. Le même objet nous affecte différemment à quelques mois d'intervalle, le spectateur, si non le spectacle, change de minute en minute; et par l'invincible et mystérieux rapport de l'homme et du monde, nous avons à notre insu le premier rôle dans tous les drames auxquels nous assistons. Bien loin que nous puissions abs'raire et séparer notre personnalité du phénomène, nous y mettons, en l'étudiant, une part de nous-mêmes : notre esprit, quand il rayonne sur un objet, l'imprégne et le colore de ses propres nuances, et il ne nous rend, comme le prisme au soleil, que ce qu'il tient de nous. Je vous aurais fait grâce bien volontiers de cette métaphysique, si elle ne m'avait consolé, en me l'expliquant, de l'embarras que j'ai éprouvé chaque fois que, pour acquitter ma promesse, j'ai essayé de recommencer en idée mon ascension à la Sainte-Baume. En vain ma fantaisie, à qui la prescription du despotisme est acquise, me tenant en laisse d'une main, de l'autre me tendait le bourdon du pélerin, je résistais; et tout accoutumé que je suis à lui laisser tracer, dans le petit monde de mes souvenirs, un itinéraire aussi capricieux que celui dont j'ai bigarré ma carte de France, je n'osais la suivre à la grotte consacrée par les pleurs pénitens de Magdelaine. Comment, en effet, reconnaître ma route? Comment, après dix-huit mois, retrouver ces heures pieuses et saintes, égarées, perdues dans les miile émotions d'une vie de jeune homme, comme une croix près d'un grand chemin ? Comment exhumer ces quelques heures de noviciat à la Trappe, ensevelies sous dix-huit mois de préoccupations si différentes? Comment descendre dans ce cripte profané par tant de superpositions mondaines? - De si loin et assourdi par ces bruyans grelots que l'imagination, si non la folie, secoue à nos oreilles, entendrai-je vibrer la cloche du couvent? - Certes la voix en est puissante; mais comme un philosophe le disait de l'harmonie des mondes, il faut, pour en être saisi, l'écouter dans le silence des passions. Je suis en reine, l'avouerai-je! même de ma foi, tant la religion qui devrait suffire à alimenter l'éternité qu'elle nous promet, est devenue pour bien des âmes journalière et aléatoire! Serai-je sceptique ou croyant ? Vais-je apporter à la Trappe ce calme philosophique toujours si hautain, ou une intelligence assouplic et agenouillée? Faut-il

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adorer le voile ou le soulever ?..... Quelle pitió de ne le savoir pas !

Heureusement, Monsieur, que pour donner aux pélerins le temps de se recueillir, le Christianisme leur a bati, au pied du roc de Magdelaine, une somptueuse station. C'est une haute et grande cathédrale autour de laquelle se pressent et se serrent les maisons de la petite ville de Saint-Maximin, jalouses de s'abriter sous ses vastes flancs, j'ai presque dit sous ses ailes. A tout pélerin qui arrivera de Toulon, il semblera voir un majestueux navire qui se tient en rade, immobile, pareil à une montagne soulevée du fond des eaux, et qu'entoure un essaim d'embarcations légères dont les voiles déployées atteignent à peine le dernier de ses trois rangs de sabords. Même la cathédrale est si grande et la ville si petite, qu'il apparaît au premier coup d'œil que la ville a été bâtie pour la cathédrale, et non pas la cathédrale pour la ville. Saint-Maximin est une de ces nombreuses cités qui n'ont d'autre raison d'être que leur église et leur cimetière. Les hommes, et c'est la plus pardonnable de leurs routines, aiment à prier et à mourir où leurs pères prièrent et moururent. Cette royale basilique, monument de la domination napolitaine, doit consoler la Provence, sans toutefois l'eu absoudre, de l'absence de ces édifices chrétiens qui, de tous côtés en France, témoignent du génie pieux de nos pères, et trouvent encore des historiens et des poètes, aujourd'hui que leurs saints patrons n'ont plus d'encens, comme si le culte avait passé du Dieu au temple, comme s'il y avait plus d'architectes que de fidèles! A quatre lieues de Saint-Maximin, Marseille, si chrétienne, n'a bâti qu'en plâtre et en pans de bois sa dévotion si renommée n'a rien fondé qu'en viager; mais notre cathédrale porte l'empreinte de ces siècles où il était donné à l'art chrétien de faire des miracles, parce qu'il croyait aux miracles : elle est d'ailleurs inachevée, comme tant d'autres églises que, ni la piété de leurs fondateurs, ni la sainteté de leurs patrons, n'ont préservées d'être interrompues par la confusion des langues. Il faut, je crois, pour trouver un temple achevé, remonter jusqu'à l'antique immobilité de l'Inde ou de l'Egypte : c'était alors assez d'une pensée pour une vie de peuple: le génie moderne, plus mobile, et dont le secret est peut-être dans sa mobilité même, ne s'inquiète ni du passé pour en recueillir l'héritage, ni de l'avenir pour lui léguer le

sien.

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Quoi qu'il en soit, si je prolonge ainsi ma station dans l'église de Saint-Maximin, c'est moins pour vous décrire le patient travail de ses boiseries, la splendeur de ses marbres incrustés, le jet hardi de ses piliers, qui, à cent pieds de hauteur, se ramifient en flexibles arètes, que pour admirer avec vous sur quel fondement elle s'éleva. C'était, je crois, au treizième siècle : des moines, qui creusaient la terre, retrouvèrent et reconnurent, par un hasard miraculeux, la tète de Magdelaine. Il fallait un reliquaire à ces saints ossemens, et bientôt la basilique, elle aussi, sortit de terre.

Ainsi procède la tradition d'abord vague, confuse, flottante, elle s'abrite obscurément dans quelques aines vulgaires; puis, tout-à-coup, et à un signal qui part on ne sait d'où, elle grandit, elle emprunte au siècle

tout ce qu'il a de sacré, elle domine et courbe toutes les intelligences, elle pousse ses racines dans toutes les âmes. C'était une ombre tout à l'heure; maintenant elle revêt toutes les formes: il lui faut de l'airain, des pierres, du marbre; elle se sculpte à elle-même son image; elle se fait statue, palais ou cathédrale. Qu'importe que le passé lui dénie la vraisemblance ou la réalité, si le présent la proclame vérité, la consacre dogme; si, dans l'avenir même, le scepticisme, déconcerté par tant de témoignages, convient, quoiqu'il en aie, que les fables sont plus vraies que l'histoire.

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Si, en présence des restes de Magdelaine, vous doutez du miracle qui les fit retrouver et reconnaître, à Dieu ne plaise que je vous engage à descendre dans le caveau qui les renferme levez, levez plutôt les yeux! contemplez ces voûtes si légères, ces arcs si souples, ces colonnettes si sveltes, que la pensée inspiratrice qui les éleva semble encore les soutenir. Qu'est-ce à dire ? n'est-ce pas là un procès-verbal authentique d'invention et d'identité? Aucun pays, je crois, n'a conservé, à l'égal de la Provence, les traces de ces premiers apôtres sur cette terre si sonore, le Christianisme, il semble, n'a pas fait un pas qui n'ait eu son retentissement. Marseille s'enorgueillit pieusement de Lazare; Saint-Maximin a gardé le souvenir comme le nom d'un apôtre; à l'extrémité de la campagne, et sur ces mêmes sables qui ont enseveli le temple de Diane Ephésienne, Notre Dame de la mer couvre et consacre la première terre de France que la croix a touchée et fécondée. Tarascon remercie encore Marthe, sœur de Lazare, de sa victoire miraculeuse sur le dragon monstrueux qui la dépeuplait : victoire vraiment providentielle et symbolique, allégorique enseignement du culte nouveau, qui, aspirant à détrôner la force par l'esprit, à rendre ses ailes à l'ame humaine que les liens de la chair empêchaient de s'essorer vers ses destinées nouvelles, remplaçait la massue d'Hercule par une croix, et donnait à une faible femme des têtes d'hydre à couper! Mais suivons, à la trace de ces larmes, les pas de Magdelaine à Saint-Maximin, nous laissons Magdelaine glorifiée, nous trouverons la Sainte-Baume Magdelaine repentante; à SaintMaximin l'auréole, ici la couronne d'épines! certes, il ne manque à la pénitence de Magdelaine aucune sorte de témoignage. En face de sa grotte, vingt trappistes sont, nuit et jour, agenouillés, priant comme elle et pleurant: ils ont dévoué leurs yeux aux larmes, et leurs corps aux cilices, comme pour attester que cette terre humectée des pleurs d'une sainte doit être, à tout jamais, un champ de sacrifices et d'expiations. Les premiers chrétiens rendaient témoignage en mourant: ceux-ci qui sont les derniers chrétiens peut-être, témoignent par leur vie qui est un martyre.

Si je m'en souviens bien, Monsieur, tel était à peu près le sujet de mon monologue, tandis que je m'acheminais de Saint-Maximin vers la Sainte-Baume, toutes pensées graves et sérieuses traversées d'ailleurs et coupées en tout sens par ces mille idées épisodiques qui flottent dans le cerveau d'un piéton que la marche enivre, ou luisent et voltigent, comme autant de feuxfollets, sur l'immense toile du panorama mouvant qui se déroule devant ses yeux, et que chaque pas renouvelle. Bientôt je quittai la grande route qui mène à

Marseille pour prendre le sentier qui monte à la grotte; et je disais à part moi, que du temps où il y avait plus de pélerins que de marchands, le sentier devait être où est maintenant la route, et la route où est le sentier. J'atteignis Nant et le traversai; c'est un village qui n'a qu'une rue, et dont les maisons, régulièrement alignées sur deux rangs, ressemblent à une procession de pélerins accomplissant leur vou. Rien n'annonce d'ailleurs d'approche du sanctuaire, si ce n'est une multitude l'images échevelées de la sainte qui se tordent et grimacent sur les enseignes des nombreuses auberges du lieu. A la hauteur de la dernière maison, un tavernier m'avertit charitablement que je ne trouverais plus de cabaret sur la route; je fis mon profit de l'observation, tout en admirant que la prévoyance moderne ait échelonné sur une route sainte de si profanes stations, et qu'au seuil du sanctuaire, le dernier degré de l'initiation soit conféré aux néophytes dans un cabaret, par le maître du lieu érigé en hiérophante. Pendant mon soliloque, je m'étais souvenu que le jeûne était rigoureusement prescrit aux pélerins, je l'oubliai à Nant.

Au-delà du village, le sentier devient à chaque pas plus étroit et plus roide. Le mois de mars commençait à peine, et cependant le soleil qui, à cette époque de l'année, essaie seulement ses rayons, me faisait pressentir quelle œuvre méritoire ce doit être qu'un tel pélerinage en juillet. A ma droite, et sur des rochers escarpés qui bordent la route, j'aperçus avec étonnement vingt ou trente maisons qui les couronnent on dirait un troupeau de chèvres; et l'on se surprend à craindre qu'elles ne chancellent sur ces cimes aiguës, ou glissent du haut de ces pentes abruptes. Ce sera bientôt leur fin à toutes, car le travail humain qui les éleva ne les soutient plus; elles sont désertes, et leurs pans délabrés menacent plus qu'ils ne couvrent. Peutêtre me trompé-je, mais, à mon sens, les ruines d'un village méritent plus de pitié que Thèbes, Babylone ou Palmyre, ces grandes et illustres victimes du temps. Puisqu'aussi bien les empires et les religions périssent, ne faut-il pas que les temples et les palais s'écroulent! Le progrès, qui les démolit, fait place ainsi aux nouveaux rois, aux nouveaux dieux. Mais, de grâce, qu'importent au temps les chaumières, qui, de toute éternité humaine, abritent les mêmes labeurs? Pour en revenir à notre village, je ne me suis pas informé de son nom, présumant qu'il n'en avait plus: tous les squelettes sont anonymes; j'ignore aussi l'époque et la cause de sa dépopulation, car on ne voyage seul et sans guide qu'à la condition de laisser derrière soi bien des choses incomprises. Je me résignai facilement à cette fatalité, qui, comme chacun sait, ne s'attache pas aux piétons seulement.

A une lieue de Nant, le sentier redescend dans un vallon assez large, dont la montagne consacrée par Magdelaine forme l'un des murs latéraux; je repris haleine en traversant ce plateau presqu'horizontal qu'ombrage un taillis de chênes. Les feuilles commencaient à tomber; car le chène garde les siennes sur ses branches jusqu'à ce qu'au printemps le bourgeon rougissant les en détache. J'observais pour la première fois peut-être, ce jeu de la nature qui met ainsi deux saisons en présence, et réunit sur la même tige la vie et la mort: ce sont en effet les fruits d'un même

arbre; et il est remarquable que le chêne, que sa longévité déja recommande, porte encore ce symbole de renouvellement et d'immortalité.

J'atteignis une clairière, et faillis m'écrier car j'avais en face un spectacle dont l'amphithéâtre de Gavarnie a seul depuis renouvelé pour moi la magnificence. C'était devant moi un immense rideau qui tombait de quinze cent pieds de hauteur et déployait, comme les trois couleurs d'un drapeau, trois larges zones horizontales, l'une blanche, éblouissante, l'autre grisâtre, toutes deux, pour ainsi dire, portées par une masse verdoyante qui ondoyait sous le poids du vent. Du plateau que j'avais parcouru, la montagne s'élance à pic; sa base est hérissée de chênes et de hêtres gigantesques, comme s'ils avaient grandi par émulation du roc qui les domine. Au-dessus des arbres, c'est un mur qui surplombe comme ceux du Marboré, et, comme eux, se couvre de neige; diadême périssable sous le soleil provençal! Je cherchais des yeux la SainteBaume, et la croyais ensevelie sous les doubles ténè– bres de la montagne et de la forêt, quand un bucheron me montra suspendu aux flancs de ce rocher perpendiculaire un point blanc et lumineux, mais que j'avais peine à distinguer des amas de neige que chaque anfractuosité du roc avait retenus: c'était là. Jamais aigle n'a bâti si hardiment son aire, et si jadis Louis XIV ne s'était avisé d'échanger pour un jour son sceptre contre un bourdon, je doute qu'il nous restât assez d'haleine, à nous chrétiens du dix-neuvième siècle, pour aller prier si haut. Mille années durant il avait suffi à la chrétienté d'un sentier où elle se traînât à genoux; mais il fallut l'aplanir et l'élargir pour que Sa Majesté Très-Chrétienne y montat en carrosse. Grâce à cette royale dévotion, soigneuse de ses aises, vous gravissez avec une facilité inespérée à travers cette forêt plus que séculaire, vestibule du temple et digne d'être un temple elle-même. A droite, à gauche, voilà des autels de pierre ou de marbre, où s'est promené un ciseau souple et gråcieux. Désaltérez-vous à cette source que ses vertus miraculeuses recommandent plus encore que sa fraîcheur et sa limpidité, qui sont des qualités mondaines; n'ômettez pas de vous agenouiller sur ces premières marches; baissez la tête maintenant pour passer par cette poterne étroite et basse que domine une tour crenelée, et si vous avez quelque curiosité du passé, regardez derrière vous cette tour plus qu'à demi démantelée, ce débris guerrier est tout ce qui subsiste d'un monument consacré par la religion de nos pères, sous l'invocation d'une sainte.

A l'extrémité d'une terrasse étroite, formée par la retraite des assises supérieures du rocher, s'élève une maison de mesquine apparence, où j'entrai cherchant le gardien de la grotte. Un enfant de douze ans vint à moi couvert de l'habit de la Trappe. Je n'avais jamais vu ce vêtement sépulcral, et je fus frappé d'un étonnement douloureux en l'appercevant sur ces jeunes épaules. De bonne foi, la bure sied-elle à un enfant? Se livrera-t-il aux jeux de son âge, écrasé qu'il est par ce manteau de plomb, cette camisole de force?

Serait-ce de ce qu'il n'a pas encore vécu qu'on prend droit de le sevrer lentement de l'existence, de river au tour de ses pieds et de ses mains l'inexorable étreinte de la fatalité, de l'ensevelir, palpitant encore

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Mais depuis - Je m'em

et souriant, dans ce linceul prématuré? quand l'infanticide n'est-il pas meurtre? porte, direz-vous, et le froc n'est pas dévorant. Ecoutez plutôt cet enfant qui vous détaille les curiosités de la maison: ce sont des crucifix bénits, de grossières images de saints ou de supérieurs de la Trappe, et dans cette armoire longue et étroite que ferme un simple rideau, il y a un enfant mort à l'âge de dix ans, en odeur de sainteté. Des trappistes de Suisse ont envoyé ces reliques à leurs frères provençaux : c'est un cadeau, que sais-je ? peut-être un échange! Pour quelque monnaie que vous lui donnerez, l'enfant soulèvera le voile et vous verrez le cadavre.

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J'entrai dans la Baume où ils ne me suivirent pas. Je m'arrêterai peu à vous la décrire, car je suis trop généreux, Monsieur, pour vous mettre de moitié dans mes des appointemens. Qu'à l'éclat de ses mille cierges, Lorette étale désormais ses innombrables ex-voto, monumens d'une crédulité reconnaissante, ses reliques enchâssées dans l'or comme des pierreries: désormais Lorette est sans émule! La Sainte-Baume a perdu ses trésors, persévérantes offrandes de quinze siècles même, elle ne peut plus montrer, comme un martyr ses cicatrices, les profanations récentes qu'elle a subies, œuvre délicate d'un jour. Vous n'y verrez ni l'enthousiasme qui édifie, ni l'enthousiasme qui renverse: ce n'est plus qu'une chapelle royale restaurée, l'œuvre d'un architecte, d'un homme go it. Quelle pitié, bon Dieu ! des marbres d'hier, et des souvenirs de deux mille ans! la sainte nudité de cet antre, enjolivée par des décors d'opéra-comique! un autel emprisonné derrière des barreaux de fer, s'il n'y avait plus pour un autel d'autre sauve garde! une statue qui se tord académiquement et grimace des pleurs de théâtre, marbre profane où l'on croit reconnaître encore ce que l'ébauchoir indiqua peutêtre, quelque naïade, quelque Vénus accroupie, que le statuaire, quand vint l'épidémie des sculptures, accommoda au goût du jour et tourna en Magdelaine pénitente! Me direz-vous que je suis ingrat envers l'artites; qu'il a du moins eu le mérite de rompre avec les traditions grecques en un point essentiel, qu'il a modestement voilé sa statue, qu'il faut lui tenir compte de cette concession dont se courrouceront peutêtre les douze olympiens !..... O sculpteur malencontreux dont les concessions sont en pure perte! O sculpteur insouciant qui n'a pas lu l'histoire de son modèle, qui ne sait pas que, trente années durant, Magdelaine en sa grotte déserte, n'eut d'autre vêtement que ses longs et beaux cheveux blonds; que ses cheveux suffisaient à essuyer ses pleurs, que le repentir lui tenait lieu de voiles, comme à Ève l'innocence !

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Soyons justes pourtant; peut-être le sculpteur ́est-il innocent de cette tunique apogryphe; mais sans doute qu'au temps où l'on s'inquiétait, pour l'allonger, du jupon des nymphes d'opéra, on n'eût pas souffert qu'une sainte allât par les églises toute nue.

Oh! qui m'aurait donné de contempler un débris MOSAÏQUE DU Midi. - 3o Année.

de cette vénérable image de la sainte que nos pères avaient patiemment cherchée et si miraculeusement retrouvée dans le rocher même, qui si long-temps avait été sa couche! Le bloc, ainsi transformé, n'avait pas été détaché du sol de la grotte, et les pélerins croyaient voir la sainte elle-même pétrifiée par ses pleurs. Alors, alors il y avait des statuaires, parce que la foi du statuaire ceignait de l'auréole le front de son modèle, parce qu'alors comme avant, Phidias, le statuaire, ne posait le ciseau que pour s'agenouiller devant son ouvrage.

Il n'y a plus dans la Sainte-Baume qu'un seul monument qui aide à renouer la chaîne des temps et qu'en. noblissent, quoique récens, de prestigieux souvenirs; c'est un marbre où resplendissent les noms de dix pélerins, tous rois de France: saint Louis, Charles IX, Louis XIV ont signé. Il y a place sur la table de marbre pour vingt-trois encore..... Mais hélas! la liste est close; les rois ont oublié le chemin de la Sainte-Baume comme celui de Rheims. Hier encore le prince royal parcourait la Provence, il passait au pied de cette grotte dont dix rois lui avaient frayé la route, mais le charme était rompu et l'itinéraire officiel n'a pas fléchi d'une ligne.

Vous l'avouerai-je, Monsieur! d'autres noms de pélerins me vinrent en tête, qui j'imagine, tout aussi bien des noms de rois, exalteront aux yeux de la que postérité la renommée de la Sainte-Baume. Ce sont les héros d'une épopée célèbre; quoique Voltaire en soit l'auteur, ce n'est ni de Henri, ni de Gabrielle que je veux parler. A qui chercherait quelle place la SainteBaume doit tenir dans les annales chrétiennes, je montrerais volontiers le rang que Voltaire lui a conservé dans ces gémonies poétiques où il a poussé à coup de verges, et gaiment cloué au poteau de la dérision tout ce que le passé avait légué au dix-huitième siècle, ombres couronnées, tout ce qui portait au front le diadême, la mitre ou l'auréole.

Puisqu'il faut tout dire, je m'inquiétais du miracle bouffon qui désunit La Tremouille et Dorothée, deux amans si tendres! et je cherchais curieusement si dans mon cœur aucun souvenir ne s'était décoloré, aucune image effacée. Je m'aperçus ensuite que la maligne influence de la grotte était épuisée, car suscités par cette évocation intempestive, images et souvenirs accoururent en foule : déja je reprochais à Magdelaine de ne pas m'aider à repousser ces doux fantômes; par bonheur une cloche sonna et ils disparurent comme s'ils avaient ouï le chant du coq. C'était la cloche du couvent dont la voix plaintive et lamentable montait à travers la forêt; j'obéis à son appel, et j'allai chercher à la Trappe, sans espoir et sans désir de l'y trouver, ce que sans doute tous y cherchent, ce que peu y trouvent peut-être, la solitude du cœur.

Le couvent est situé au pied de la Baume et au milieu de ce plateau qu'il faut traverser avant de gravir la voie sacrée. L'hospitalité que les deux gardiens de la grotte m'avaient offerte au nom de leurs supérieurs, me souriait plus que la bienvenue banale des auberges de Nant. Je me hâtai donc de redescendre la montagne, et parvenu à l'extrême lisière du taillis de chênes j'aperçus une chétive habitation autour de laquelle quel ques frères travaillaient la terre. A côté de la porte

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d'entrée, je remarquai avec étonnement qu'on avait suspendu une boîte aux lettres. J'admirai encore cette bizarre dérision, quand le frère hôtelier vint à moi, et répondit à la demande que je lui adressai, qu'il me recevrait volontiers, si je justifiais d'un passe-port en règle. Ma surprise était au comble; je la trahis par une interpellation sévère, dont je me repentis bientôt, quand le pauvre frère m'eut dit avec quelque contusion, que cette formalité préalable leur était imposée par le gouvernement; je m'excusai et me soumis.

Quoi! me disais-je, pendant que le frère hôtelier inscrivait lentement mon nom sur un registre dont un gendarme vient prendre un extrait chaque semaine,

c'est donc là tout ce qui reste de la Trappe! Parmi tous ses priviléges perdus, elle n'a pas même gardé le droit d'asile. Voilà un trappiste érigé en comptable qui tient en parties doubles un journal d'hospitalité, qui s'informe d'un nom, lui qui n'en a plus, ni pour le monde, ni même pour ses frères; d'une profession, lui qui n'a d'autre emploi que de creuser sa fosse; d'un domicile, d'un itinéraire, lui qui n'a de domicile qu'une tombe, et d'itinéraire que l'obligation d'en faire incessamment le tour, sans jamais en écarter ses regards, jusqu'à ce qu'il y descende! Puis, c'est un facteur rural, qui, chaque jour, vient ouvrir une boîte qu'il trouve toujours vide, comme pour rappeler à des solitaires que, dans

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