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lement s'obscurcissant que, dans trois ou quatre générations, il tombera dans le monde des fables et semblera un anachronisme des souvenirs dramatiques du moyen âge.

Voici les plus remarquables des conjectures qui ont tour à tour tenu lieu de la vérité au sujet du masque de fer.

Pecquet, l'auteur des Mémoires secrets pour servir à l'histoire de Perse, s'avisa le premier, en 1745, de soulever le voile qui couvrait la qualité historique du prisonnier inconnu. Il avança que le masque de fer était le comte de Vermandois, fils de Louis XIV et de mademoiselle de Lavallière. Le comte de Vermandois, dont le caractère était plus que brutal, aurait eu avec le grand Dauphin, son frère, une dispute fort vive, à la suite de laquelle il le frappa au visage. Condamné à mort par le conseil, la bonté paternelle de Louis XIV se serait attendrie sur cette infortune et aurait commué cette peine en une détention perpétuelle. En conséquence, pendant que le jeune prince était au siége de Courtrai, on aurait fait courir le bruit qu'il était attaqué d'une maladie contagieuse. Sous ce prétexte, tout le monde aurait été écarté de sa tente, et, après la publication officielle et solennelle de sa mort, on l'aurait conduit dans le plus grand secret, aux îles de Sainte-Marguerite.

Cette explication est contredite par la mort publique et légalement prouvée du comte de Vermandois, qui succomba à une maladie aiguë devant Courtrai en 1683. Les registres mortuaires de la ville d'Aire, dans l'Artois, attestent que ce seigneur y fut enterré. D'ailleurs tout ce que nous savons sur le caractère de Louis XIV, nous défend de croire qu'il aurait pu punir si cruellement un manque de respect envers un membre de la famille royale, surtout lorsque la fougue et l'irréflexion bien connues du comte de Vermandois devaient lui faire obtenir grace bien plus facilement auprès d'un père aussi généreux que Louis XIV, qui n'était pas exempt luimême de cette espèce de défauts brillans. Et à quoi eût servi la rigide nécessité d'un masque perpétuel? Que fesait à l'état, à sa sûreté et à sa gloire, que le prisonnier se nommåt et se divulgât, si ce prisonnier eût été le comte de Vermandois? L'importance qu'on attachait à cette mystérieuse et terrible circonstance du masque, doit toujours faire revenir à cette idée que le secret de l'état reposait sur la figure du prisonnier.

J'ajouterai que les habitudes qu'on remarqua chez l'homme au Masque de Fer, pendant tout le temps de sa captivité, ne peuvent, en aucune façon, convenir à ce que l'on rapporte du caractère du comte de Vermandois. Autant celui-ci avait été violent, rude, brutal et emporté, autant le prisonnier fut partout un modèle d'inaltérable douceur, de patience et de résignation.

Voltaire, qui aimait assez à se donner pour un homme fort important et versé dans la connaissance des secrets politiques, ne hasarda aucun sentiment personnel sur le Masque de Fer. Il critiqua tous les systèmes proposés de son temps, et démontra que le prisonnier inconnu ne pouvait être aucun des personnages qu'on disait, mais il se garda bien de nous apprendre qui il était. Puis, à son ordinaire, finissant par un trait de satyre et d'habileté, il ajoutait: « Celui qui a écrit cet article en sait peut-être plus que le P. Griffet, et n'en dira pas davantage. »> Dict. Phil.

Ce P. Griffet qui exerça l'emploi de confesseur des prisonniers de la Bastille pendant vingt ans, de 1745 à 1764, avait examiné les diverses opinions en crédit sur le Masque de Fer, et s'était décidé pour celle qui s'exerçait sur le comte de Vermandois.

Voltaire n'en fut pas quitte pour le léger coup de férule qu'il administra au P. Griffet. Lagrange-Chancel, qui n'aimait point Voltaire, ne se rangea pas du côté de l'historien brillant, mais infidèle, du siècle de Louis XIV. Il inventa une autre version, en raison de laquelle le Masque de Fer n'était autre que le duc de Beaufort, l'amant de la duchesse de Montbazon, le frondeur intrépide, le Roi des Halles qui ne dédaigna point d'être marguillier de St.-Nicolas-des-Champs. Lagrange-Chancel veut qu'on ait faussement répandu le bruit de la mort du duc de Beaufort au siége de Candie, et que ce seigneur, enlevé au milieu de son armée, soit devenu le Masque de Fer. Il est sans doute très étonnant qu'un esprit sérieux ait pu se faire une semblable idée. Sur quel crime fonder l'emprisonnement du duc de Beaufort? L'histoire ne lui en connaît point, puisque Louis XIV l'accepta, dès 1653, comme un sujet soumis; lui donna une mission navale contre les corsaires d'Afrique en 1664, et le commandement de la flotte française destinée contre les Anglais, en 1666. C'est encore de l'agrément du roi qu'il alla secourir les Vénitiens dans leur guerre avec les Turcs en 1669, époque où il mourut, comme je viens de le dire, au siége de la ville de Candie. On a fondé cette découverte d'un nouveau Masque de Fer sur la disparition complète du corps du duc de Beaufort; en effet, selon les relations du temps, le cadavre de ce seigneur ne fut point retrouvé. Mais il est incroyable qu'on ait espéré faire profiter cette circonstance à une invention aussi importante que celle d'un nouveau sujet historique à introduire dans les conjectures qui se partagent le Masque de Fer. Tout cela était d'autant plus ridicule, que la défense de Candie n'eut lieu qu'en 1669, et que le prisonnier au Masque de Fer était dans la forteresse de Pignerol dès 1662. Remarquons encore que cet extrême mystère qu'on aurait employé pour faire disparaître le duc de Beaufort du millieu de son armée ne s'explique point. On n'aurait point fait tant de façons pour arrêter ce gentilhomme, tout fils qu'il était de César de Tendome. Lors des mouvemens de la fronde, un simple ordre de la régente, Anne d'Autriche, aurait suffit pour le faire emprisonner, et Mazarin ne se gêna pas le moins du monde pour fermer la Bastille sur un prince du sang, sur le grand Condé.

Lagrange-Chancel a été dupe de prétendues indiscrétions que M. de la Mothe-Guerin, gouverneur des îles Sainte-Marguerite, avait l'air de commettre en sa faveur: on s'en tint dans le monde à ces sortes de confidences qui semblaient d'ailleurs assez graves, et la vérité se perdit.

En 1768, Saint-Foix voulut prouver que le Masque de Fer était le duc de Monmouth, fils naturel de Charles II et de Lucy Walters. Sa révolte contre son oncle Jacques II, l'entraîna à l'échafaud. Il fut décapité publiquement à Londres, le 15 juillet 1685, n'ayant pas voulu se laisser bander les yeux et implorant le bourreau qu'il mît plus d'adresse dans cet office terrible, qu'il n'en avait montré lors de l'exécution du lord Russel.

Malgré cette prière, Monmouth ne fut achevé qu'au cinquième coup. Les circonstances de ce supplice, sa publique et solennelle exécution, laissent peu de probabilités à une soustraction qu'on aurait faite du criminel, comme le prétend Saint-Foix, et il resterait toujours la difficulté d'expliquer la présence du Masque de Fer à Pignerol, en 1662,

Selon d'autres savans, le célèbre captif ne serait autre que le premier ministre du duc de Mantoue, appelé Girolamo Magni, lequel aurait provoqué la vengeance de Louis XIV, en suscitant contre ce monarque la ligue d'Augsbourg. Le marquis de Louvois, par l'entremise de l'ambassadeur sarde, aurait, à la fleur de l'âge, et afin d'éviter toute reconnaissance et toute réclamation, ordonné qu'on lui enveloppât la tête dans une sorte de casque de velours, dont la carcasse et les ressors étaient d'acier. On donne à cet enlèvement la date de 1679 et 1685; c'est assez dire qu'il est impossible delui accorder une valeur déterminante dans les débats de cette mystérieuse question. Cette explication a cependant beaucoup occupé certains écrivains français, et entre autres Dutens, en 1789 et 1806, RouxFazilhac, en 1801, et le baron de Servières, en 1802. L'abbé Soulavie, rédacteur des Mémoires du Maréchal de Richelieu, y a inséré une histoire du Masque de Fer, écrite par son gouverneur. Cet écrit extrêmement curieux, sans montrer des rapports exprès et formels de l'individu dont il offre l'histoire avec l'homme au Masque de Fer, semble cependant remplir mieux que toute autre conjecture, le vide que formeraient dans la chronologie du temps, la naissance, l'éducation et la catastrophe de ce grand infortuné. Cet écrit, communiqué, dit-on, par le régent à mademoiselle de Valois, sa fille, et par cette princesse au duc de Richelieu, fut tracé par le gouverneur du prisonnier, qu'il fait fils de Louis XIII et d'Anne d'Autriche, et frère jumeau de Louis XIV. Selon ce mémoire, l'infortuné, soustrait d'abord par la politique de Richelieu aux grandeurs auxquelles l'appelait sa naissance, fut élevé en Bourgogne comme neveu ou comme fils du seigneur auquel son éducation avait été confiée. Ensuite, sur une imprudence échappée au jeune prince qui soupçonnait la vérité, l'instituteur et l'élève avaient été séquestrés à perpétuité, dans la crainte que, profitant des agitations qui désolaient la France, ce jumeau ne fit valoir des droits opposés à ceux du monarque régnant.

Il est inconcevable, si cet écrit est véridique, que Louis XIV ne l'ait point anéanti, puisque son existence immortalisait un crime auquel il avait participé, plus inconcevable encore que Louis XIV, pour prouver à Philippe d'Orléans qu'il n'était point fils de Mazarin, comme avaient osé le prétendre les ennemis de la branche régnante, lui ait remis une pièce très curieuse, à la vérité, mais que son illégalité marquait d'un carac tère de réprobation. Car ce mémoire est anonyme, et n'est certifié par aucune des personnes qui pouvaient recevoir une semblable déclaration au lit de la mort, Quant au gouverneur, on ne dit point son nom, ses qualités, la situation de ses propriétés en Bourgogne, les fonctions qu'il remplissait auprès des chefs du gouvernement, l'époque de sa disparition. Toutes ces lacunes dans les faits en produisent aussi dans les esprits et suggèrent des objections insolubles,

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Un auteur du dix-neuvième siècle, 1806, a voulu voir plus loin dans les mystères de la couche de Louis XIII. La naissance de deux jumeaux qui pouvaient compromettre la sûreté de l'état, ne lui a point suffi, et l'adultère lui est venu en aide pour expliquer l'existence singulière du Masque de Fer. Voici le sens de cette nouvelle conjecture.

Anne d'Autriche, selon les annalistes du temps, commença par montrer des mœurs romanesques, et finit par la galanterie. Il est acquis à l'histoire, par le témoignage de Mme de Motteville, favorite d'Anne d'Autriche, que le maréchal de Bassompierre, le cardinal de Richelieu, le prince de Chalais et l'abbé de Retz, ont parlé d'amour à cette reine, à qui son mari ne parlait jamais d'hymen. Il est de notoriété que Montmorency brùla pour elle; et la circonstance du portrait d'Anne, découvert au bras du maréchal, lors de sa déroute de Castelnaudary, détermina sa condamnation selon la remarque d'un historien. Le duc de Buckingham fut le plus téméraire des adorateurs de l'épouse de Louis XIII. Non content de compromettre la reine par la publicité de son amour, il pénétra un jour jusqu'à son lit, pour lui en faire l'aveu dans les termes les moins mesurés. Loin de s'en montrer irritée, elle ne fit qu'en rire, ce qui enhardit extrêmement l'ambassadeur. Ayant conduit, peu de temps après, madame Henriette, sœur de Louis XIII, à Boulogne, il revint à Amiens, où il eut avec la reine Anne une entrevue dont le souvenir s'est conservé long-temps dans le pays. Ce fut à la suite de cette conférence, qu'on ne soupçonnera pas avoir été exclusivement diplomatique, que la reine s'enfonça dans la retraite, sous prétexte de jaunisse, et que le roi irrité changea la maison et l'entourage d'une épouse dont il suspectait la fidélité. Buckingham, prêt à revenir en France avec la qualité d'ambassadeur, reçut de Louis l'ordre formel de ne pas y mettre le pied. Furieux de ce contre-temps, il jura qu'il reverrait Anne malgré son époux et Richelieu; et depuis il amena la rupture entre les deux puissances.

On sait qu'il fut envoyé au secours des protestans révoltés à la Rochelle; qu'il échoua, et qu'étant retourné en Angleterre, il fut assassiné par un ennemi privé,

D'après ces narrations, ce serait donc de Buckingham et d'Anne d'Autriche que serait issu le célèbre prisonnier au Masque de Fer. L'écrivain à qui je l'emprunte, fondo surtout le mérite de son opinion sur l'extreme ressemblance du captif avec le duc de Buckingham; ce qui a dû être assez difficile à bien établir toutefois.

Ce même auteur veut que Louis XIV ait aussi res→ semblé au lord Buckingham, ce qui intervertirait singulièrement les idées que nous avons sur la pureté généalogique de la maison royale de Bourbon. Voici ce curieux

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>> qu'il faudrait, dans un cas différent, imputer à la » réitération de l'infidélité conjugale. >>>

Ainsi la ressemblance de Louis XIV pouvait ne pas tirer à conséquence; mais celle du Masque de Fer avec Buckingham condamne formellement, si elle existe, la reine Anne d'Autriche.

On dit que le comte de Montalivet, ministre sous l'empire, a trouvé dans les archives du royaume des documens curieux sur le Masque de Fer. J'ignore s'il en a été fait quelque usage depuis l'époque de leur découverte jusqu'à présent. Je ne crois point.

L'auteur de toutes sortes de mauvais livres et spécialement de la Danse Macabre, qui est devenue le type ridicule d'une littérature à part, Paul Lacroix, plus connu sous le nom du Bibliophile Jacob, a aussi recueilli des documens sur le Masque de Fer, desquels il résulterait que ce prisonnier est le surintendant Fouquet. Mais cela ne peut être, puisque l'homme au Masque de Fer ne mourut qu'en 1703, tandis qu'on sait positivement que Fouquet mourut le 23 mars 1680, et que son corps fat transporté de Pignerol à Paris pour y recevoir la sépulture dans le couvent des FillesSainte-Marie, de la rue Saint-Antoine.

Enfin, que le Masque de Fer soit le fils de Louis XIII, de Buckingham ou de tout autre, la seule solution possible du problème est d'admettre, 1o qu'il était frère de Louis XIV; car, dans toute hypothèse, il n'était point né hors de ce mariage; 2° qu'il était son frère aîné, et qu'en cette qualité, il avait à la succession de la couronne les droits incontestables de la primogéniture; 3° que la singularité de sa ressemblance détermina l'usage du masque, comme celle de sa position avait nécessité les mesures extraordinaires et les précautions de sévérité employées contre lui par le gouvernement. On sait que ses gardiens avaient ordre de le tuer s'il se déInasquait.

Il y a encore une grande autorité à tirer d'un fait qui semble peu important d'abord, mais qui, bien considéré, ne laisse aucun doute sur la grande naissance du prisonnier. Je veux parler de la visite que lui fit le marquis de Louvois. Les égards distingués que l'impérieux Louvois témoigna toujours au Masque de Fer, égards, qu'avec son caractère altier, il eut toujours refusés, même qu'il n'eut pas dùs, ni au ministre MantouarMagni, ni au duc de Beaufort, ni au comte de Vermandois, ni à Fouquet, à personne enfin; ces égards, dis-je, forment une présomption qui équivaut à une preuve. Deux seuls personnages, le frère aîné ou le frère jumeau de Louis XIV, ont pu obtenir d'un ministre si dur et si vain, la déférence qu'il eut volontiers déniée aux tétes couronnées. On sait qu'il cherchait toutes les occasions de traiter de niveau avec le roi lui-même, et il fallait bien que l'homme au Masque de Fer eût sur ce monarque une sorte de supériorité, ti non avouée, au moins tacitement reconnue, pour que torgueilleux ministre se tint debout et découvert devant lui.

II.

Nous ne dirons rien de la naissance du Masque de Fer, ni des singularités qui ont dù accompagner cet événement couvert d'épaisses ténèbres. Le roman seul a le droit de hasander la description de choses qu'aucun

témoignage authentique ne peut même revêtir d'un certain caractère de vraisemblance ou de probabilité. Que ce prisonnier soit né en 1630 d'un commerce adultère de la reine, et par conséquent frère aîné de Louis XIV, ou qu'il soit seulement le frère jumeau de ce roi et né comme lui en 1638, cela ne change en rien le cours de son histoire. Dans les deux cas, il est à peu près certain que ce malheureux enfant, condamné par la politique, trouva grâce devant la pitié maternelle, et que, si Anne d'Autriche ne fut pas assez puissante pour lui conserver les droits de son auguste naissance, elle sut fléchir Richelieu et obtenir de lui la vie de l'infortuné. La reine confia ses douleurs à madame de Chevreuse, et ce n'est pas une des dernières raisons, avec le dépit amoureux que lui causa la froideur de cette duchesse, qui la firent tant haïr par Richelieu. L'enfant de ce triste mystère fut envoyé dans la Bourgogne, à un ancien menin du roi Louis XIII, pour qu'on l'élevat dans une ignorance absolue de la destinée royale dont on l'avait privé. Le baron ne fut peut-être pas dans le secret, mais il lui fut enjoint de faire passer l'enfant de la reine pour son neveu. Madame de Chevreuse servit d'intermédiaire entre la reine, son fils et le baron.

On ne sait quel accident ou quelle indiscrétion vint troubler cette vie si obscure et si inoffensive, qui s'écoulait tristement en Bourgogne dans un vieux château féodal du district d'Auxerre. Mais à peine Mazarin eut-il fermé les yeux, que la cour de Louis XIV prit ombrage du prétendant anonyme qui végétait loin de Paris, sans soupçonner qu'il était né sur les marches du trône. Il fut enlevé de sa retraite et conduit à Pignerol, dont Saint-Mars, officier de confiance de la cour, était gouverneur. Cet enlèvement fut opéré dans le plus grand secret. Lo prisonnier portait pendant la route un masque de velours avec des ressors d'acier; on avait l'ordre formel de le tuer s'il se découvrait.

On ne sait rien de la détention du Masque de Fer à Pignerol. Cette partie de l'histoire est restée ensevelie dans des ombres profondes.

En 1686, il fut amené par Saint-Mars à l'île de Sainte-Marguerite, dans la mer de Provence. On usa dans le trajet des mêmes précautions que la première fois; et partout on employait les plus grands ménagemens à son égard.

Voici ce que nous avons pu recueillir de plus certain sur les douze années de séjour que le Masque de Fer fit dans l'île Sainte-Marguerite.

Le prisonnier était d'une taille au-dessus de l'ordinaire, extrêmement bien fait et d'une tournure élégante. Sa peau était un peu brune, il intéressait par le seul son de sa voix qui était d'une admirable douceur, ne se plaignant jamais et ne laissant point entrevoir ce qu'il pouvait être. Il ne lui échappa jamais le plus léger geste d'impatience ou de désespoir. Il paraissait constamment résigné et jouir d'une inaltérable paix de conscience. Voltaire qui a été si discret sur cette matière, ajoute qu'il était de la figure la plus noble et la plus belle, ce qui ferait penser qu'il tenait un bout de ce secret d'état; car, si ce n'est point une simple tradition populaire sans

valeur, c'est une révélation des personnes qui avaient possédé à fond le mystère.

On ne cessa jamais d'ailleurs de lui témoigner les égards les plus délicats et les plus respectueux, et on ne lui refusait rien de ce qu'il demandait. Son plus grand goût était pour le linge d'une finesse extraordinaire et pour les dentelles; il était fort recherché sur toute sa personne. On lui fesait la chair la plus somptueuse et la plus rare, et le gouverneur s'asseyait rarement devant lui. C'était le gouverneur qui mettait lui-même les plats sur la table, et il se retirait ensuite, en refermant la porte dont il emportait la clé. L'éducation du Masque de Fer paraissait avoir été très soignée; il lisait les auteurs latins et avait une grande prédilection pour Pline et Cicéron. Il était fort généralement adonné à la lecture qu'il quittait par momens pour jouer de la guitare, en s'accompagnant de la voix qu'il avait très belle, très mélodieuse.

Le prisonnier n'avait que peu de personnes à son service qui eussent la liberté de lui parler. Un jour que Saint-Mars s'entretenait avec lui, en se tenant hors de la chambre, dans une espèce de corridor, pour voir de loin ceux qui viendraient, le fils d'un de ses amis arrive et s'avance vers l'endroit où il ontend du bruit. Le gouverneur qui l'aperçoit ferme aussitôt la porte de sa chambre, court précipitamment au devant du jeune homme, et d'un air troublé il lui demande s'il a vu, s'il a entendu quelque chose. Dès qu'il se fut assuré du contraire, il le fit repartir le jour même, et il écrivit à son ami, que peu s'en était fallu que cette aventure ne coutât cher à son fils; qu'il le lui renvoyait de peur de quelqu'autre imprudence.

Une autre fois, on cherchait une femme pour servir le prisonnier : il en vint une d'un village voisin, dans la persuasion que ce serait un moyen de faire la fortune de ses enfans; mais quand on lui dit qu'il fallait renoncer à les voir, et même à conserver aucune liaison avec le reste des hommes, elle refusa de s'enfermer avec un prisonnier dont la connaissance coûtait si cher. Cette femme était destinée à remplacer la personne qui servait auparavant le prisonnier et qui venait de mourir à l'île Sainte-Marguerite. Le fils d'un officier qui était, pour certaines choses, l'homme de confiance de Saint-Mars, disait à l'abbé Papon, au sujet de cette aventure, que son père avait été prendre le mort, à l'heure de minuit, dans la prison, et qu'il l'avait porté sur ses épaules dans le lieu de la sépulture; il croyait que c'était le prisonnier lui-même qui

était mort.

Je voudrais pouvoir me dispenser de raconter ici une anecdote connue de tout le monde; mais, comme c'est un des plus singuliers épisodes de cette histoire, il est impossible qu'il n'y trouve point sa place, tout connu qu'il est. Un jour, le prisonnier écrivit avec un couteau sur une assiette d'argent et jeta l'assiette par la fenêtre vers un bateau qui était au rivage, presque au pied de la tour. Un pêcheur à qui ce bateau appartenait ramassa l'assiette et la rapporta au gouverneur; celui-ci étonné demanda au pêcheur :

Avez-vous lu ce qui est écrit sur cette assiette, et quelqu'un l'a-t-il vue entre vos mains?

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L'abbé Papon raconte, dans son Histoire de Provence, qu'il visita la prison du Masque de Fer en 1778. « Elle n'est éclairée que par une fenêtre du côté du nord, percée dans un mur qui a près de quatre pieds d'épaisseur, et où l'on a mis trois grilles de fer, placées à une distance égale; cette fenêtre donne sur la mer. J'ai trouvé dans la citadelle un officier de la compagniefranche, âgé de 79 ans ; il m'a dit que son père qui servait dans la même compagnie lui avait raconté plusieurs fois qu'un frater de cette compagnie aperçut un jour, sous la fenêtre du prisonnier, quelque chose de blanc qui flottait sur l'eau; il l'alla prendre et l'apporta à M. de Saint-Mars. C'était une chemise très fine, pliée avec assez de négligence, et sur laquelle le prisonnier avait écrit d'un bout à l'autre. M. de Saint-Mars, après l'avoir dépliée et avoir lu quelques lignes, demanda au frater d'un air très embarrassé, s'il avait eu la curiosité de lire ce qu'il y avait; le frater lui protesta plusieurs fois qu'il n'avait rien lu, mais deux jours après il fut trouvé mort dans son lit. >>

Ce bruit pourrait presque passer pour une variante de l'histoire de l'assiette, sans la circonstance de la mort du soldat; mais il y a plus de probabilité que le prisonnier aura renouvelé plus d'une fois une expérience qui pouvait être d'une grande importance à ses yeux.

C'est à l'époque de sa détention aux îles de SainteMarguerite qu'il faut rapporter la célèbre visite que le ministre Louvois fit au Masque de Fer. On sait que c'est de ce fait qu'on a tiré les inductions les plus probantes sur la naissance royale du prisonnier. En effet le marquis de Louvois parla au Masque de Fer debout et la tête couverte, ce qui dans le cérémonial monarchique est la plus haute déférence qu'on puisse témoigner à la grandeur et à l'illustration d'un personnage. Cette entrevue ne se passa pas uniquement en vaines marques d'une étiquette raffinée mais le langage même de l'orgueilleux ministre refléta une singulière impression de respect et d'humilité.

Saint-Mars ayant été nommé gouverneur de la Bastille en 1698, y amena avec lui le prisonnier, toujours masqué. La vie de Saint-Mars paraissait irrévocablement liée à la destinée du Masque de Fer, et cette surveillance étroite qui lui avait été commandée par la confiance de Louis XIV, était devenue pour lui même un véritable esclavage. Saint-Mars entra de nuit à Paris avec son prisonnier, et prit immédiatement l'autorité du château. Un appartement somptueux et meublé avec la dernière élégance du XVIIe siècle, y avait été préparé pour recevoir le Masque de Fer; cependant on redoubla les précautions autour de sa personne, et il ne lui fut plus permis de quitter son logement et de paraître dans les cours, même en compagnie du gouverneur ou des autres officiers de la Bastille.

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Enfin, après cinq années de souffrance dans cette forteresse, il tomba malade, et s'éteignit le 19 novembre ou le 19 décembre de l'année 1703, âgé, selon ceux qui le disent né en 1630, de 73 ans, et de 65 seulement, s'il fut le frère jumeau de Louis XIV. Cette mort qui délivrait la famille royale d'un prétendant inconnu, se fit tout doucement, sans bruit et sans violence, à dix heures du soir, dans cette discrète Bastille, où s'ensevelissaient autant de mystères que d'hommes.

Le Masque de Fer fut enterré le lendemain, à quatre heures de l'après-midi, dans le cimetière de l'église de Saint-Paul. Son acte de décès, dans lequel on lui donna le nom de Marthiol, l'inscrivit comme âgé seulement

de quarante-cinq ans; mais il est évident, ou que cette pièce ne se rapporte pas authentiquement au frère de Louis XIV, ou qu'on a falsifié l'âge du défunt, dans le dessein de dérouter les conjectures généalogiques qui pouvaient devenir fâcheuses pour la maison régnante.

Il y eut ordre de brûler tout ce qui avait été à son usage; on fit regratter et blanchir les murailles de la chambre qu'il avait occupée; on poussa les précautions au point de défaire les carreaux des fenêtres, dans la crainte qu'il ne les eût soulevés pour y cacher quelque billet.

Voltaire dit que le secret de cette destinée singulière et déplorable s'arrêta au dernier maréchal de la Feuil

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