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susciter à Charles d'Anjou des embarras qui l'obligeassent de s'éloigner de la cour, parce qu'il voyait ce prince s'insinuer dans la confiance de Charles VII d'une manière alarmante pour son propre crédit. Mais, malgré tout ce qu'on fit pour l'épouvanter et en dépit des lettres provocantes du comte de Ribadeo, Charles d'Anjou ne quitta pas la place. Il comptait assez de bras à son service pour être sûr que ce qu'il y avait à faire se ferait sans lui. Son espoir reposait principalement sur Jean de Beuil, ami devoué de sa maison et de sa personne, qu'il avait appelé à son aide à la première annonce du danger.

La noblesse du pays fut convoquée. Dès qu'on eut de quoi former une compagnie, Jean de Beuil demanda l'honneur de la conduire à une entreprise contre Rodrigue de Villandrando, qui s'était établi dans un camp très-fort, en avant des Ponts-de-Cé.

Jean de Beuil était un jeune homme de grande espérance, qui ne respirait que la guerre, et qui en savait plus long sur ce point que bien des vieux capitaines aussi s'était-il formé à l'école de La Hire. On eut confiance en lui, et on le laissa se mettre en campagne avec cent lances, contre le castillan qui en avait six cents 1.

Parti de la Touraine, il sut dissimuler sa marche jusqu'à Angers, et lorsqu'il fut dans cette ville, il députa son poursuivant d'armes au camp des Ponts-de-Cé pour intimer à Rodrigue l'ordre de se retirer dans les

1 Guillaume Tringant, Commentaire sur le Jouvencel.

vingt-quatre heures, lui offrant sauf-conduit pour exécuter sa retraite à l'abri de toute agression'.

Comme ce fut là une pure bravade, de l'inutilité de laquelle il ne put pas douter, il semblera qu'il aurait mieux fait de s'en abstenir et de tenter la surprise du camp, sans donner ainsi l'éveil à son adversaire. Mais en guerre il y avait de ces formalités chevaleresques auxquelles n'auraient manqué pour rien au monde les moins scrupuleux à violer toutes les lois divines et humaines, une fois que les hostilités étaient déclarées.

La sommation de Jean de Beuil fit sourire le comte de Ribadeo. Il répondit qu'il soumettrait l'affaire à son conseil pour en délibérer dans la quinzaine. Cela dit, il fit sonner le boute-selle, s'attendant bien à ce que l'ennemi ne tarderait pas à paraître.

Effectivement, Jean de Beuil suivit de près son émissaire. Comme il avait appris que les compagnies de Rodrigue laissaient à désirer sous le rapport des gens de trait, il s'était pourvu de trois cents arbalétriers d'élite. Lorsqu'il fut devant le camp, il vit des cavaliers en masse, remplissant une large rue dont une forte barricade de charrettes défendait l'accès. Il fit mettre pied à terre à une partie de ses hommes-d'armes, donnant aux autres, qui restèrent à cheval, l'ordre de tournoyer autour du camp, comme s'ils cherchaient à exécuter une seconde attaque. Prenant lui-même le commandement de ses cavaliers démontés et de ses arbalétriers, il les conduisit délibérement à la barricade.

Jean de Beuil, Le Jouvencel. Voy. ci-après, Pièces justificatives,

nos xv et XVI.

La situation des hommes-d'armes de Rodrigue fut la même que celle de la cavalerie du prince d'Orange dans le bois d'Anthon. Agglomérés en masse profonde, les coudes serrés et la lance sur la cuisse, ils furent mis en désarroi par leurs chevaux qui ruèrent sous l'atteinte des traits. Avant que le capitaine eût avisé à un autre mouvement, la barricade fut franchie et les premiers rangs, qui seuls avaient la possibilité de combattre, furent enfoncés par l'impétuosité des assaillants. Plusieurs des combattants d'élite qui tenaient la tête des routiers, entre autres un Villandrando, frère de Rodrigue', tombèrent percés de coups, et pendant cette mêlée les gens de trait eurent le temps de se jeter sur le bagage et d'y faire du butin. Comme cela ne pouvait pas être de longue durée, le jeune capitaine donna à temps le signal de la retraite, et sa troupe, joyeuse et fière du coup qu'elle avait fait, s'éloigna plus vite que le pas, comme elle était venue.

Cette action fit du bruit en son temps, et la « détrousse des Ponts-de-Cé » fut l'une des prouesses qui défrayèrent les conversations des bivouacs'. Jean de Beuil en a fait entrer le récit dans son roman militaire

1 Ignoré de Pellizer, ce frère de Rodrigue ne nous est connu que par le témoignage de Guillaume Tringant.

De ce qu'elle est rapportée incidemment à l'an 1438 par Jean Chartier, Bourdigné l'a mise à cette même date dans ses Chroniques d'Anjou (t. II, p. 187 de la nouvelle édition), erreur que ce compilateur a augmentée d'une autre bien plus grave en ajoutant que «le vaillant capitaine destroussé par Jean de Bueil tenoit le parti des Anglois. » L'extrait des Comptes de la ville de Tours rapporté ci-après, Pièces justificalives, n° xvi, établit d'une manière irréfragable la date de l'affaire des Ponts-de-Cé.

du Jouvencel', moins pour se targuer d'un coup de main qui lui faisait honneur que pour montrer le peu de valeur de la force à cheval, lorsqu'elle n'est pas en position de manœuvrer au large.

Il y a lieu de s'étonner qu'un militaire d'autant de ressource que l'était Rodrigue n'ait pas répondu sur-lechamp à la manœuvre de son adversaire par une manœuvre semblable. Faire descendre de cheval des hommes-d'armes n'était pas une chose si extraordinaire. Lui-même l'avait fait à Lagny avec promptitude et succès. C'était une habitude des Anglais. Dans les batailles, les plus vaillants de leur chevalerie, mettant pied à terre, venaient se ranger parmi les archers pour leur donner courage'. Il est vrai que le comte de Ribadeo n'avait pas pour le moment ses archers sous la main; probablement aussi qu'ayant affaire à de la jeunesse française, il ne s'était point attendu à autre chose qu'à une bravade sans conséquence. Enfin il faut tenir compte de ce que l'alerte fut de très-courte durée.

Quoi qu'il en soit, il se trouva singulièrement blessé dans son amour-propre de cette leçon donnée à sa prévoyance. Il cria plus fort qu'un innocent, défia Charles d'Anjou, et finalement prit sa revanche en faisant tout le mal qu'il put, dans une course qu'il exécuta depuis les Ponts-de-Cé jusqu'à l'extrémité méridionale de la

1 Rapporté textuellement ci-après, Pièces justificatives, n° xv.

« Entre les Bourguignons, lors c'estoient les plus honnorez que ceulz qui descendoient avec les archiers, et tous jours s'y en mettoit grant quantité de gens de bien, affin que le peuple en fust plus asseuré et combattist mieulx; et tenoient cela des Anglois. » Mémoires de Philippe de Commines, 1. I, c. m.

Touraine. C'est là qu'étaient les plus belles propriétés de Jean de Beuil. Si celui-ci se trouva en force pour faire bonne contenance jusqu'à la fin, le nombre de ses adversaires lui interdit de s'opposer au ravage de ses terres; car les routiers ne furent pas les seuls qu'il eût devant lui.

Des personnes «< estant en auctorité autour du roy,» selon l'expression d'un contemporain bien informé1, c'est-à-dire le seigneur de la Trémoille et ceux de sa faction, très-mécontents de l'affaire des Ponts-de-Cé, détachèrent une compagnie de la retenue du roi aux trousses de Jean de Beuil, qui était allé s'enfermer dans Mirebeau, sur la frontière du Poitou. Son butin des Ponts-de-Cé, qu'il n'avait point fait entrer dans la ville, lui fut enlevé. Il le regagna en se mettant à son tour à la poursuite de ses déprédateurs; mais ce fut au moment où ceux-ci opéraient par leur avant-garde leur jonction avec les troupes de Rodrigue, campées autour de La Haye. Il fallut rebrousser chemin et s'enfuir à toute bride.

Alors Rodrigue, à la tête d'une véritable armée, exerça ses représailles tout à son aise, en regagnant à petites journées la vallée de la Loire. Comme si ce n'était pas assez du dégât qu'il commit sur son chemin, toutes les villes situées à quelque distance, il les assigna en réparation de son dommage, leur faisant savoir par des exprès qu'elles eussent à lui fournir au plus vite tel ou tel des objets qu'il avait perdus en Anjou. La cité de Tours, taxée pour sa part au don d'un cheval,

Guillaume Tringant, Commentaire sur le Jouvencel, 1. c.

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