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encore dans cette traversée périlleuse. Il aborda sans nouvel accident à la rive bressane. On dit que, lorsqu'il mit pied à terre, prenant dans ses mains la tête du noble animal, il le baisait en pleurant et l'appelait son libérateur1.

Quelle terrible disgrâce pour un homme puissant, qui avait si pompeusement annoncé sa victoire! Sa gloire était tournée en honte, et son assurance de la veille n'allait plus être aux yeux de tous qu'une ridicule forfanterie. Quatre mille hommes de belles troupes qu'il avait venaient de fondre devant une armée (si cela peut s'appeler une armée) plus faible d'un tiers pour le moins'. Cinq cents des siens avaient mordu la pous

1

1 Aymari Rivallii de Allobrogibus, libri IX, p. 514. Le béraut Berri affirme, contrairement à cette assertion, que le prince repassa le Rhône par le bac d'Anthon. Au témoignage de Jean Chartier, conforme à celui d'Aimar du Rivail, il faut ajouter celui d'un contemporain qui a annoté une petite chronique dont le ins, est à la Bibliothèque Sainte-Geneviève (n° 1155, fol. 28): « Messire Ymbert de Groslée, lors bailly de Lyon, Jehan Vallecte, Rodigues et plusieurs autres lui furent si fiers et si asprement l'assaillirent, qu'il lui convint passer la rivière de Rosne sur ung coursier, à l'endroict de Montluel en Bresse. »>

* Une estimation précise est impossible, parce que les nombres fournis par les textes ne s'appliquent qu'aux lances, et que l'effectif des lances a été variable. Le compte des orangistes est donné en ces termes dans le Processus super insultu: « In exercitu d. Ludovici erant septingenti vel circa, tam milites quam scutiferi, associati suis grossis famulis bene armatis, ultra balistarios, sagittarios et alios pedites, grossos malleos plumbeos deferentes,... sic quod in dicto exercitu erant et extimabantur esse mille et septingenti pugnatores et ultra electi.» Comme par combattants d'élite il faut entendre seulement les hommes d'armes et leurs coustilliers, il n'y a pas d'exagération à porter à un peu plus de deux mille le nombre des servants, piétons et gens de trait de toute sorte. Quant à l'armée française, je l'évalue à un peu moins de trois mille hommes, en prenant pour base le témoignage du héraut Berri: «Rodigues de Villandras avoit trois cens lances et les gens de traict avec luy estans, et ceulx du Daulphiné estoient deux cens lances du pays. » Les Lombards sont à compter

en sus.

sière, deux cents s'étaient noyés dans le Rhône, on ne pouvait pas dire le nombre des prisonniers, et lui, désobéi, méconnu, abandonné, il fuyait tout seul, laissant aux mains de l'ennemi ses châteaux, son matériel de guerre et toutes ses enseignes. Son grand étendard de soie rouge et noire, où il avait fait appliquer un soleil d'or dardant ses rayons jusqu'au bout de l'étoffe, fut porté à Grenoble pour être suspendu dans la chapelle des dauphins. Sa bannière, aux armes de Chalon, de Genève et d'Orange, échut en partage à Rodrigue, qui l'envoya comme offrande à l'église de Valladolid où reposaient ses ancêtres1.

Si la journée fut belle pour quelqu'un, c'est pour le capitaine espagnol. Sa contenance sur le champ de bataille fut celle d'un lion. Il promenait devant lui l'épouvante et la mort, et les groupes sur lesquels il se jetait semblaient perdre la force de se défendre. Sa perte fut d'un seul homme tué, tandis que le gain lui arriva sous toutes les formes. « Homme plein de malicieux engin, dit la Chronique Martinienne, il exploita merveilleusement en la défense, sans y oublier son profit. » Hernando del Pulgar nous apprend en quoi le savoir-faire de son avisé compatriote se montra ce jour-là d'une manière si notable. Lorsque la bataille fut finie, il s'entendit avec un de ses prisonniers et se fit dire par lui, moyennant qu'il lui promit sa liberté sans rançon, les noms et qualités des autres captures

Thomassin, Registre delphinal.
Processus super insultu.
Édition Vérard, fol. 276, v°.

que ses gens avaient faites. De cette façon, tous ceux qui lui furent désignés comme de grands seigneurs, il les acheta au comptant bien au-dessous du prix qu'ils valaient, pour les taxer au décuple une fois qu'il les eut en son pouvoir'.

Entre ceux dont il fut trafiqué de la sorte, nous connaissons François de la Palud et Guillaume de Vienne, ou, pour les appeler par leurs noms vulgaires, Varambon et le sire de Bussy.

Varambon, chevalier bressan, passait pour le meilleur capitaine de la Savoie. La journée d'Anthon lui fut particulièrement funeste. Outre qu'il fut ruiné, sa mère ayant été obligée d'ajouter huit mille florins de bon or à tout le sien qu'il avait donné pour se tirer des mains de l'espagnol, il eut le visage ravagé par une si effroyable taillade, qu'il dut porter depuis lors un nez d'argent'.

Quant à Bussy, il sut ce qu'il en coûtait d'être l'héritier du nom le plus illustre de la Bourgogne. Sa délivrance fut mise à un prix si élevé que, pour parfaire la somme, il fallut quêter partout. La famille était épuisée par ce genre de dépense: une rançon du père, quelques années auparavant, avait coûté soixante mille écus. Le duc et la duchesse de Bourgogne consentirent à tendre l'escarcelle en faveur du prisonnier. La preuve des démarches accomplies par eux auprès du gouvernement anglais existe dans une lettre ré

1 Pièces justificatives, no 1.

Monstrelet, 1. II, c. xcv; Guichenon, Histoire de Bresse, III' partie,

p. 293.

5 Histoire généalogique de la maison de France, t. VII, p. 800.

cemment découverte de la duchesse au cardinal de

Winchester1.

Après la bataille, les capitaines se séparèrent pour aller, chacun de son côté, réduire les places où l'ennemi avait compté trouver ses points d'appui. Rodrigue prit sa direction du côté de Lyon, comme s'il se proposait de porter la guerre en Bresse'. Il laissait dire dans son camp qu'il avait mission de punir le duc de Savoie de sa connivence avec le prince d'Orange, et tous les rapports des espions bressans représentaient l'irruption des routiers comme imminente. Mais le capitaine n'avait en vue que de déjouer un dessein qu'on attribuait au même duc de Savoie sur Belleville en Beaujolais, propriété de la maison de Bourbon que le duc de Bourgogne, qui en avait l'hommage, aurait vue volontiers passer en d'autres mains. La démonstration fut complétée par l'occupation de Belleville, où Valette alla se loger avec sa compagnie.

Lorsqu'il n'y eut plus d'inquiétude à avoir d'aucun côté, les capitaines se réunirent de nouveau pour fondre sur la principauté d'Orange, retournant contre le prince le fléau de l'invasion qu'il avait voulu faire tomber sur les pays du roi. Aussi bien lui avait-on entendu dire plus d'une fois qu'il regarderait Orange comme perdue, si on lui enlevait Anthon; et le sire de Gaucourt n'eut rien de plus pressé que de lui prouver qu'il avait prophétisé juste. L'armée, grossie du mar

1 Pièces justificatives, n° v.

2 Garnier, Inventaire sommaire, etc., t. III, P. 84.

Processus super insultu, ch. xxxv.

quis de Saluces, du vicomte de Tallard, du seigneur de Grignan, et de maints autres voisins qui avaient de vieilles dettes à se faire payer, arriva sans obstacle au bourg de Saint-Florent sous Orange'.

Cette position fut enlevée dès le premier jour par escalade, et le siége posé sur six points à la fois autour de la ville.

La ruine colossale du théâtre romain, qui émerveille tous ceux qui la voient pour la première fois, formait alors le noyau d'une citadelle imposante. Flanquée de tours sur tout son circuit, elle gagnait par des ouvrages avancés le sommet du mont contre lequel elle s'appuie. On l'appelait Gloriette, et Gloriette possédait tous les genres de défense dont un château féodal fût susceptible au moyen âge. A sa force réelle s'ajoutait le prestige des souvenirs, ou plutôt des récits fabuleux vulgarisés par les romans. C'est là qu'on plaçait le séjour de Guibour l'enchanteresse, une espèce d'Armide convertie à la foi chrétienne, qui avait aidé Guillaume au Court-Nez à s'emparer furtivement d'Orange, pour en partager la possession avec lui. Pendant une absence du héros, Guibour, avec les dames de la ville, avait tenu en échec devant les murs les armées de trente rois Sarrasins.

1

Sans s'inquiéter de ce que disait la chanson :

Elle ne doute de France tot l'empire,

Ne la prandrez à nul jor de vo vie*,

↑ Joseph de la Pise, Tableau de l'histoire des princes et de la principauté d'Orange, p. 122.

2 Junkbloet, Guillaume d'Orange, chanson de geste, t. I, v. 1764.

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