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puisse imaginer. On était au cœur de l'hiver (février 1421), et il était notoire qu'à une journée de marche autour de Villeneuve on n'aurait pas trouvé de quoi nourrir seulement un cheval, « à moins de lui faire paître la neige », ajoute le chroniqueur. LisleAdam osa venir néanmoins, et, prenant position sur les hauteurs avec une poignée d'hommes-d'armes démontés et une grosse bombarde, il incommoda tellement la ville qu'il n'y eut bientôt qu'un vœu parmi les bourgeois, celui de voir le capitaine de la place capituler. Il fallait se hâter. Le vicomte de Narbonne, commandant pour le dauphin dans la contrée, forma pour la délivrance de Villeneuve un corps d'armée qui allait sc mettre en route, lorsque Rodrigue en eut la nouvelle'.

Le coup ne pouvait pas manquer de réussir; LisleAdam avec sa petite troupe allait être enveloppé, et le sort qui les attendait tous était d'être passés par les armes; car, pour le moment, la fureur était montée à ce point, dans les deux partis, qu'on ne faisait plus de prisonniers. Les capitaines et les grands seigneurs étaient mis à mort aussi bien que les soldats. Dicu sait si les Français se seraient épargné la joie d'immoler le cruel et impassible témoin des massacres commis par les bouchers de Paris en 1418!

Les horreurs de Paris, auxquelles il est de toute probabilité qu'assista Rodrigue, n'étaient pas de nature à lui avoir laissé des remords. Elles durent être à ses

1 Livre des trahisons de la France.

Se ce n'uist fait, il estoit mort; car à cest heure, comme dit est, ne failloit parler de raenchon. » Ibid.

yeux un acte d'hostilité comme un autre, et un acte commis contre des gens qui étaient alors ses ennemis. La voix qui s'éleva en lui, en apprenant la détresse de Lisle-Adam, fut celle de la reconnaissance. ubliant l'injure qui lui avait été faite, il ne se ressouvint que des bienfaits de ce seigneur; et comme aucun serment ne l'attachait encore au parti français, il crut qu'il était de son honneur d'empêcher qu'un homme de guerre éminent, son ancien maître, pérît sans gloire dans un vulgaire égorgement. En conséquence, il dépêcha un exprès au maréchal pour l'instruire de ce qui se préparait.

Lisle-Adam ne se le fit pas dire deux fois. Il ordonna à ses hommes de ramasser leur bagage et, la nuit venue, il se retira à Sens où le reste de sa compagnie tenait garnison. Le vicomte de Narbonne, arrivé le lendemain, ne trouva à la place de l'ennemi qu'un monceau de cendres qui fumaient. Les Bourguignons en s'en allant avaient eu soin de mettre le feu à leurs baraquements, afin qu'on ne fit pas butin de ce qu'ils n'avaient pas pu emporter'.

Il faut que cette aventure ait eu beaucoup de retentissement, puisque c'est d'un chroniqueur flamand que nous en tenons le récit. Elle donna l'éveil aux capitaines français sur le danger qu'il y avait à laisser hors des cadres un partisan entendu et résolu comme cet aventurier espagnol. Le dauphin reçut le conseil de le prendre à sa solde. L'été suivant, Rodrigue fut incorporé dans la compagnie du maréchal de Séverac avec

1 Livre des trahisons de la France.

sa bande, qui formait une chambrée de vingt écuyers hommes-d'armes, c'est-à-dire une cinquantaine au moins de combattants'. Il eut la gloire de faire flotter un pennon à ses armes à la suite du grand étendard de France, qui marchait déployé devant le maréchal'.

La compagnie de Séverac fut attachée à une armée qui envahit le Mâconnais en 1422, au moment où Charles VII prenait le titre de roi. On voulait chasser les Bourguignons du pays; car le Mâconnais ne faisait pas partie du duché de Bourgogne il relevait directement de la couronne. Il fut non pas reconquis, mais ravagé d'un bout à l'autre; la plupart de ses villes furent mises à feu et à sang. De Tournus il ne resta debout que l'abbaye et les églises".

Cette campagne eut pour Rodrigue l'avantage de le rapprocher de deux personnes qui lui furent utiles par la suite Imbert de Groslée, bailli nominal de Mâcon, mais sénéchal effectif de Lyon, et le puîné d'Armagnac, comte de Pardiac. Ce dernier est le même qu'on appelait familièrement « le cadet Bernard », à cause

1 Ms. fr. n° 20388 de la Bibl. nat., fol. 79: « Rodrigue de Villedendro (sic), escuier, reçoit de Macé Héron, trésorier de Mgr le régent le royaulme, daulphin de Viennois, 32 livres tournois sur ses gages et de dix neuf aultres escuiers de sa chambre et compaignie à l'encontre des Anglois, en la compaignie de Messire Almaury de Severac, mareschal de France, et soubs le gouvernement de Mgr le Régent. Dernier aoust 1421. »

2 Ses armes, consistant en un fascé de 8 pièces, écartelé d'un croissant baissé, figurent sur le sceau de plusieurs actes qui nous restent de lui. Elles décorent le titre du présent ouvrage. Selon Paillot, les croissants étaient échiquetés d'or et de sable en champ d'argent, et les fasces étaient d'azur en champ d'or.

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qu'il avait le prénom de Bernard, porté par son défunt père, le connétable d'Armagnac. Par son entremise, Rodrigue fut introduit dans la maison de Bourbon; car Bernard d'Armagnac, en ce temps-là, fut fiancé avec une princesse de cette famille, et en considération de cette illustre alliance, le nouveau roi le décora du titre de lieutenant-général en Charolais, Mâconnais et pays environnants'.

Un titre comme celui-là était une provocation à l'adresse du duc de Bourgogne, héritier légitime du Charolais et seigneur en espérance du Màconnais, dont il comptait obtenir la cession du gouvernement anglofrançais. Le prince n'étant d'humeur à se dessaisir ni de son droit, ni de ses prétentions, se prépara à tous les sacrifices pour retenir, ainsi qu'il les retint en effet, les pays menacés; et comme ses adversaires ne se lassèrent pas non plus de les attaquer, il s'établit là une lutte sans fin, dont le théâtre s'élargit à maintes reprises, de sorte que le Beaujolais, le Forez, le Velay même, furent de la partie chacun à son tour, et par moments tous ensemble. On verra Rodrigue jouer son rôle dans cette guerre, dont les péripéties ne durèrent pas moins de douze ans. Il ne tarda pas à y paraître avec le titre et la fonction de capitaine, ayant déjà sous son commandement une compagnie entière et se disant au service du comte de Pardiac.

Lorsque le roi n'avait pas de quoi solder les compagnies, les princes et grands seigneurs les retenaient à

1 Histoire généalogique de la maison de France, t. III,

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voir davantage la

leur compte, et ne leur faisaient pas couleur de leur argent; mais ils les laissaient se pourvoir comme elles l'entendaient, et souffraient tout de leur part, pourvu que de temps en temps on pût dire qu'elles s'étaient rencontrées avec l'ennemi.

Cependant la situation du royaume ne faisait qu'empirer. Réduit déjà à moins du tiers de la France actuelle, il allait se diminuant tous les jours de quelque nouveau lambeau, soit par le progrès des armées ennemies, soit par la défection des villes, qui répudiaient un gouvernement si manifestement incapable de les protéger. Le monarque de vingt ans, qui avait à se débattre au milieu de ce naufrage, ne sachant où donner de la tête, cédait à toutes les suggestions. Il se laissa persuader que le mal venait de ce qu'il y avait trop de Français sous les armes ; qu'à part la noblesse, élevée dans le sentiment de l'honneur militaire, ses sujets n'étaient bons qu'au pillage; que, s'il voulait reconquérir ses États, il fallait qu'il se servît de troupes étrangères. Alors il envoya demander des Écossais au roi d'Écosse, des Lombards au duc de Milan', et il décréta le licenciement de toutes les compagnies qui couraient les champs, à l'exception de quatre cents lances (environ deux mille hommes), qui seraient conservées pour désarmer les autres2.

Rodrigue de Villandrando, en sa qualité d'étranger et sans doute aussi par le crédit du comte de Pardiac,

1 Chronique du héraut Berry, dans Godefroy, Histoire de Charles VII, p. 570; Vallet de Viriville, Histoire de Charles VII, p. 591 et suiv. * Pièces justificatives, no н.

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