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Du langage des sauvages.

nus en France: ce qu'ils jugèrent de

arreste toy, couleuvre, à fin que ma sœur tire sur le patron de ta peincture la façon et l'ouvrage d'un riche cordon que ie puisse donner à ma mie: ainsi soit en tout temps ta beauté et ta disposition preferee à touts les aultres serpents. >> Ce premier couplet, c'est le refrain de la chanson. Or, i̇'ay assez de commerce avec la poësie pour iuger cecy, que non seulement il n'y a rien de barbarie en cette imagination, mais qu'elle est tout à faict anacreontique. Leur langage, au demourant, c'est un langage doulx, et qui a le son agreable, retirant aux terminaisons grecques. Trois d'entre eulx, ignorants combien coustera Sauvages veun iour à leur repos et à leur bonheur la cognoissance des corruptions de deçà (a), et que de ce nos mœurs. commerce naistra leur ruine, comme ie presuppose qu'elle soit desia avancee (bien miserables de s'estre laissez piper au desir de la nouvelleté, et avoir quitté la doulceur de leur ciel pour venir veoir le nostre!), feurent à Rouan du temps que le feu roy Charles neufviesme y estoit. Le roy parla à eulx longtemps. On leur feit veoir nostre façon, nostre pompe, la forme d'une belle ville. Aprez cela, quelqu'un en demanda leur advis, et voulut sçavoir d'eulx ce qu'ils y avoient trouvé de plus admirable : ils respondirent trois choses, dont l'ay perdu la troisiesme, et en suis bien marry; mais i'en ay encores deux en memoire.

(a) De notre pays.

Réponses qu'un de ces

Montaigne.

Ils dirent qu'ils trouvoient en premier lieu fort estrange que tant de grands hommes portants barbe, forts et armez, qui estoient autour du roy (il est vraysemblable qu'ils parloient des Souisses de sa garde), se soubmissent à obeïr à un enfant, et qu'on ne choisissoit plustost quelqu'un d'entre eulx pour commander. Secondement (ils ont une façon de langage telle, qu'ils nomment les hommes moitié les uns des aultres), qu'ils avoient apperceu qu'il y avoit parmy nous des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et que leurs moitiez estoient mendiants à leurs portes, descharnez de faim et de pauvreté; et trouvoient estrange comme ces moitiez icy necessiteuses pouvoient souffrir une telle iniustice, qu'ils ne prinssent les aultres à la gorge, ou meissent le feu à leurs maisons.

Ie parlay à l'un d'eulx fort longtemps; mais sauvages fit à l'avois un truchement qui me suyvoit si mal et qui estoit si empesché à recevoir mes imaginations, par sa bestise, que ie n'en peus tirer rien qui vaille. Sur ce que ie luy demanday, « Quel fruict il recevoit de la superiorité qu'il avoit parmy les siens? » (car c'estoit un capitaine, et nos matelots le nommoient roy), il me dict que c'estoit << Marcher le premier à la guerre : » De combien d'hommes il estoit suyvi? il me montra une espace de lieu, pour signifier que c'estoit autant qu'il en pourroit (a) en une telle espace; ce pouvoit estre (a) Qu'il en pourroit tenir. E. J.

quatre ou cinq mille hommes : Si hors la guerre toute son auctorité estoit expiree? il dict « Qu'il luy en restoit cela, que, quand il visitoit les villages qui despendoient de luy, on luy dressoit des sentiers au travers des hayes de leurs bois, par où il peust passer bien à l'ayse. » Tout cela ne va pas trop mal : mais quoy! ils ne portent point de hault de chausses.

CHAPITRE XXXI.

Qu'il fault sobrement se mesler de iuger des ordonnances divines.

Sur quoi s'exerce l'im

LE
E vray champ et subiect de l'imposture sont les
choses incogneues d'autant que, en premier posture.
lieu, l'estrangeté mesme donne credit; et puis,
n'estants point subiectes à nos discours ordi-
naires, elles nous ostent le moyen de les com-
battre. A cette cause, dict Platon (a), est il bien
plus aysé de satisfaire, parlant de la nature des
dieux, que de la nature des hommes: parce que
l'ignorance des auditeurs preste une belle et large
carriere, et toute liberté au maniement d'une
matiere cachee. Il advient de là qu'il n'est rien
creu si fermement que ce qu'on sçait le moins;
ny gents si asseurez que ceulx qui nous content

(a) Dans le dialogue intitulé Critias. C.

des fables, comme alchymistes, prognosticqueurs, iudiciaires, chiromantiens, medecins,

id

genus omne (1): ausquels ie ioindrois volontiers, si i'osois, un tas de gents, interpretes et contreroolleurs ordinaires des desseings de Dieu, faisants estat de trouver les causes de chasque accident, et de veoir dans les secrets de la volonté divine les motifs incomprehensibles de ses œuvres; et, quoyque la varieté et discordance continuelle des evenements les reiecte de coing en coing, et d'orient en occident, ils ne laissent de suyvre pourtant leur esteuf (a), et de mesme creon peindre le blanc et le noir. En une nation indienne, il y a cette louable observance : Quand il leur mesadvient en quelque rencontre ou battaille, ils en demandent publicquement pardon au soleil, qui est leur dieu, comme d'une action iniuste; rapportants leur heur ou malheur à la raison divine, et luy soubmettants leur iugeLa religion ment et discours. Suffit à un chrestien croire des chrétiens doit toutes choses venir de Dieù, les recevoir avecques recognoissance de sa divine et inscrutable sapience; pourtant les prendre en bonne part, en quelque visage qu'elles luy soyent envoyees. Mais ie treuve mauvais, ce que ie veois en usage, de chercher à fermir et appuyer nostre religion par la prosperité de nos entreprinses. Nostre

ne se

point autori

ser par les évé

nements.

(1) Et tous les
gens
de cette espèce. HOR. Sat. 2, 1. 1, V. 2.
(a) Au propre, leur balle; au figuré, leur jeu. E. J.

creance a assez d'aultres fondements, sans l'auctoriser par les evenements; car le peuple accoustumé à ces arguments plausibles et proprement de son goust, il est dangier, quand les evenements viennent à leur tour contraires et desadvantageux, qu'il en esbransle sa foy comme aux guerres où nous sommes pour la religion, ceulx qui eurent l'advantage à la rencontre de la Rochelabeille (a), faisants grand'feste de cet accident, et se servants de cette fortune pour certaine approbation de leur party; quand ils viennent aprez à excuser leurs desfortunes de Montcontour et de Iarnac (b), sur ce que ce sont verges et chastiments paternels, s'ils n'ont un peuple du tout à leur mercy, ils luy font assez ayseement sentir que c'est prendre d'un sac deux moultures, et de mesme bouche souffler le chauld et le froid. Il vauldroit mieulx l'entretenir des vrays fondements de la verité. C'est une belle battaille navale Bataille navale gagnée qui s'est gaignee ces mois passez (c) contre les contre les Turcs, soubs la conduicte de dom Ioan d'Austria: mais il a bien pleu à Dieu en faire aultresfois veoir d'autres telles, à nos despens. Somme, il est malaysé de ramener les choses divines à nostre

(a) Grande escarmouche entre les troupes de l'amiral de Coligny et celles du duc d'Anjou, au mois de mai 1569. C.

(b) La bataille de Montcontour gagnée par le duc d'Anjou, en 1569, au mois d'octobre. Ce prince avoit gagné celle de Jarnac au mois de mars de la même année. C.

(c) En 1571.

Turcs.

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