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du Collège de France pour la place de bibliothécaire de l'Université, devenue vacante par la mort de Laromiguière, et en même temps il échangea, à la Faculté des Lettres, la chaire d'histoire de la philosophie moderne contre la chaire de philosophie, que Laromiguière laissait également vacante. Mais dès cette même année, sa santé l'ayant forcé à se faire suppléer, il choisit à cet effet M. Adolphe Garnier (1), l'un de ses anciens élèves, qui l'avait aidé dans sa traduction des Œuvres de Reid. En 1840 M. Cousin, devenu ministre de l'instruction publique, appela Jouffroy au conseil de l'université. Il y siégea jusqu'à sa mort, et fut, à son tour, remplacé par M. Cousin. Dès 1831 Jouffroy appartenait à la chambre des députés, où il avait été envoyé par l'arrondissement de Pontarlier.

«

Jouffroy, dit M. Garnier, qui a publié dans le Dictionnaire des Sciences Philosophiques un excellent travail sur sa vie et ses écrits, n'occupa point à la chambre le rang qui appartenait à son mérite. Il fut d'abord étonné de la multiplicité des questions et de la rapidité avec laquelle on les décidait : la loi est votée, disait-il, avant que j'aie pu la comprendre : il ne savait pas encore que souvent l'on adopte ou rejette une loi, moins d'après le mérite de la mesure en elle-même, que d'après le parti auquel on appartient, ce qui abrège le temps et l'étude. Il débuta par proposer à la chambre le changement de son règlement sur les pétitions : il voulait que les commissions fussent juges du mérite des demandes, et n'offrissent à la chambre que celles qui mériteraient de l'occuper. Il pensait qu'on aurait ainsi plus de temps pour traiter des affaires sérieuses. Mais les assemblées n'aiment pas que les nouveaux venus réforment leurs usages, et la proposition fut rejetée. La promptitude des décisions ne fut pourtant pas ce qui embarrassa le plus Jouffroy; il fut bien plus arrêté par la faiblesse de sa poitrine. Nous dirons, en empruntant une ingénieuse expression de M. Villemain, qu'il aurait pu « se faire entendre à force de se faire écouter »; mais c'eût été au prix d'efforts pénibles pour l'assemblée, plus pénibles encore pour l'orateur. Il monta donc rarement à la tribune. Il y parut cependant en deux occasions éclatantes pour lui: dans la première, il contribua à sauver le ministère par un excellent discours, en montrant qu'il n'y avait entre les ministres et l'opposition qu'une différence de nuances et point de dissentiment fondamental; dans la seconde, c'était en 1840, chargé de rédiger l'adresse, il crut que le ministère nouveau devait se distinguer de celui qu'il remplaçait par quelque différence profonde; il marqua cette différence, et il fut surpris de se voir abandonné de la majorité, et, par conséquent, du ministère lui-même. Cet échec

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exerça une influence funeste sur la santé de Jouffroy, déjà fortement ébranlée. Ses amis le pressaient de retourner dans cette Italie où il avait déjà trouvé son salut: il crut pouvoir résister au mal sans changer de climat; mais il ne fit plus que languir, et en février 1842, après s'être vu lentement affaiblir, il s'éteignit. Il ne démentit pas un seul instant le calme et la fermeté de son âme; il voulut, pendant les derniers jours, se recueillir dans une solitude complète; il n'admit auprès de lui que sa femme et ses enfants. Il ordonna de fermer les volets de ses fenêtres; il se priva même de la société de la luInière, et demeura seul avec sa pensée jusqu'au moment de sa mort. »

Voici l'indication des divers ouvrages de Jouffroy, dans l'ordre chronologique de leur publication :

Traduction des Esquisses de Philosophie morale de Dugald-Stewart, 1 vol. in-8°; Paris, 1826 (1). A sa traduction du texte anglais, Jouffroy a annexé une Préface, qui, par son développement, et surtout par l'importance des questions qui y sont abordées et résolues, a ellemême la valeur d'un véritable livre. Les principaux points traités dans cette préface sont les suivants: Des Phénomènes intérieurs, et de la possibilité de constater leurs lois; De la Transmission et de la Démonstration des Notions de Conscience; Des Sentiments des Philosophes sur les Faits de Conscience; Du Principe des Phénomènes de Conscience; Traduction des Euvres complètes de Thomas Reid, chef de l'École écossaise, 6 vol. in-8°. Cette publication, commencée en 1828, n'a été achevée qu'en 1835 (2). Jouffroy a joint au tome III et au tome IV de sa traduction plusieurs Fragments historiques et théoriques des leçons faites à la Faculté des Lettres de Paris, de 1811 à 1814, par Royer-Collard, et une Introduction à ces Fragments. Le t. Ier, qui a été publié le dernier des six, s'ouvre par une Préface du traducteur, très-étendue, très-développée, dans laquelle Jouffroy entreprend de fixer la véritable valeur de la philosophie écossaise. A cet effet, il divise son travail en quatre parties, qui ont successivement pour objet : 1o les idées des philosophes écossais sur la science; 2o la critique des idées écossaises sur l'ensemble de la philosophie; 3o la critique des idées écossaises sur les limites de la science de l'esprit; 4° la critique des idées écossaises sur les conditions de la science de l'esprit. Cette préface est suivie de la traduction d'une Vie de Reid par Dugald-Stewart, et d'une liste, aussi complète qu'il a été possible à Jouffroy de la former, de tous les ouvrages philosophiques sortis du mouvement écossais, à le prendre à son origine, c'est-à-dire depuis Hutcheson jusqu'à nous. Cette notice bibliographique

(1) Cet ouvrage n'a eu jusqu'ici (septembre 1858) qu'une édition. (2) Même observation que de la note précédente, 2

donne une idée générale des travaux philosophi- | théoriques ;-Nouveaux Mélanges Philosophi ques des Écossais. Pour sa rédaction, Jouffroy a été aidé de renseignements que lui ont fournis deux amis de Dugald-Stewart, MM. Bannatyne et Jackson, de Glascow, et en même temps M. Hercule Scott, professeur de philosophie au collége du Roi à Aberdeen; Mélanges philosophi

ques; in-8°, 1833 (1). Ce volume se compose de dix-huit morceaux dont voici les titres : Comment les dogm s finissent; De la Sorbonne et des Philosophes; Réflexions sur la Philosophie de l'Histoire; Bossuet, Vico, Herder; Du Rôle de la Grèce dans le Développement de l'Humanité; De l'État actuel de l'Humanité; De la Philosophie et du Sens commun; Du Spiritualisme et du Matérialisme (2); Du Scepticisme; De l'Histoire de la Philosophie; De la Science Psychologique (3); De l'Amour de Soi; De l'Amitié; Du Sommeil; Des Facultés de l'Ame humaine; De l'Éclectisme en Morale; Du Bien et du Mal (4); Du Problème de la Destinée humaine (5). Plusieurs de ces morceaux étaient complétement inédits à l'époque où Jouffroy publia ce volume de Mélanges. Mais la plupart avaient été publiés, soit dans la Revue européenne (6), soit dans Le Globe (7), soit dans l'Encyclopédie moderne de Didot frères (8). Cours de droit naturel. Cet ouvrage a eu jusqu'ici trois éditions. La première, publiée en 1835, 2 vol. in-8o, par Jouffroy luimême, était restée incomplète; elle a été angmentée, en 1842, d'un troisième volume, par M. Damiron, d'après les notes laissées par Jouffroy. La seconde, 2 vol. in-8°, a été publiée en 1843 par M. Damiron après la mort de l'auteur. La troisième, 2 vol. in-12, a paru en novembre 1857. L'auteur de la présente notice a donné ses soins à la publication de cette troisième édition. L'oufaites vrage se compose de trente-deux leçons, à la Faculté des Lettres de Paris par Jouffroy, en qualité de professeur adjoint à la chaire d'histoire de la philosophie moderne, dont le titulaire était Royer-Collard. Après quelques leçons préliminaires, ayant pour objet la description des faits moraux de la nature humaine, l'auteur expose et apprécie le système fataliste, le système mystique, le système panthéiste, le système sceptique, le système égoïste, le système sentimental, enfin le système rationnel, consacre ses cinq dernières leçons à des Vues

(1) C'est la seule édition.

et

(2) Rapprocher ce morceau de la Préface des Esquisses, mentionnée ci-dessus.

(3) Même observation.

(4) Confronter ce fragment avec les doctrines contenues dans l'ouvrage intitulé Cours de Droit naturel, dont il sera parlé ci-après.

(5) Même observation. Ce dernier fragment est la première leçon du cours de morale professé à la Faculté des Lettres de Paris de 1830 à 1831. Cette leçon, recueillie par la sténographie, fut revue par l'auteur.

(6) Dès 1824.

(7) Pendant les années 1824, 1825, 1826, 1827. (8) Voir les tomes II, IV, XII, XIX, XX.

ques, in-8°; Paris, 1842 (1), précédés d'une notice, et publiés, après la mort de l'auteur, par M. Ph. Damiron, membre de l'Institut, collègue et ami de Jouffroy. Les morceaux dont se compose ce volume sont les suivants : De l'Organisation des Sciences Philosophiques; De la Légitimité de la distinction de la Psychologie et de la Physiologie (2); Rapports sur le Concours relatif aux Écoles Normales; Discours prononcé à la distribution des prix du collége Charlemagne (aðût 1846); Ouverture du Cours d'histoire de la Philosophie ancienne à la Faculté des Lettres en 1828, 1re leçon; Faits et Pensées sur les Signes; Leçon sur la Sympathie (3). Cours d'Esthétique; in-8°; Paris, 1843 (4); publié, après la mort de l'auteur, par M. Damiron, d'après les rédactions et les notes de M. Delorme, l'un des auditeurs de ces cours particuliers professés par Jouffroy de 1822 à 1826. Ce cours, divisé en quarante leçons, est précédé d'une préface de l'éditeur, et suivi d'un appendice composé de trois morceaux ainsi intitulés : Que le Sentiment du Beau est différent de celui du Sublime, et que ces deux sentiments sont immédiats; Beau, Agréable, Sublime; De l'Imitation. Le premier de ces trois morceaux était originairement une thèse pour le doctorat, écrite et soutenue par Jouffroy en août 1816, lors de sa sortie de l'Ecole Normale.

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On voit par les titres de ces divers écrits que, bien que Jouffroy n'ait pas composé ce qu'on pourrait appeler un système complet de philosophie, cependant toutes les grandes questions de la science ont trouvé place dans ses travaux. Toutefois, Jouffroy est avant tout un psychologue, et, comme tel, il s'était formé à la grande et sage école des Écossais. Sans vouloir rien. ôter ici au mérite de la remarquable Préface que Jouffroy a mise en tête de sa traduction des Esquisses de Philosophie morale de DugaldStewart, nous devons faire observer qu'avant lui Reid, dans quelques excellents chapitres de ses Essais sur les Facultés intellectuelles de l'homme (5), avait montré la possibilité d'une science psychologique, et indiqué les moyens à employer pour constituer cette science. L'écrivain écossais s'est même mieux tenu que le philosophe français dans les termes de l'exacte vérité, en ce que, tout en décrivant les moyens de connaître les opérations de l'esprit, il n'a pas craint de montrer, et même dans toute leur étendue, les difficultés attachées

(1) N'a eu jusque ici ( sept. 1858) qu'une édition. (2) Rapprocher ce morceau de la Preface des Esquisses ainsi que du morceau des premiers Melanges, intitulé De la Science psychologique.

(3) 7 février 1834, à la Faculté des lettres de Paris. (4) N'a eu jusqu'ici ( sept. 1858) qu'une édition. (5) Essai 1er, chap. V et V1, intitulés : Des vrais moyens de connaitre les opérations de l'esprit. - De la difficulte d'étudier les opérations de l'esprit.

étude des fonctions physiologiques? Jouffroy a pris soin, du reste, de poser d'une manière bien nette la limite qui sépare la psychologie d'avec la physiologie (1). Le monde interne lui paraît de tous points limité par la conscience, et, avec lui, la psychologie, dont l'objet est d'éclaircir ce que la conscience sait du for intérieur. Le corps est donc exclu de l'objet de la psychologie : « chose singulière, dit Jouffroy (2), si le corps était l'homme! Mais le moi ne se reconnaît pas dans cette masse solide, figurée, étendue, et perpétuellement changeante, qui l'enveloppe, et qu'il nomme lui-même le corps. Non-seulement il ne s'y trouve pas, mais il la regarde comme une chose extérieure à lui, qui, à la vérité, agit sur lui, et sur laquelle il agit, mais qui, malgré ces rapports d'action réciproque, ne se confond pas plus avec lui que les planètes qui gravitent dans les cieux »>.

à cette étude. Quoi qu'il en soit, il serait injuste de méconnaître le talent et la vigueur avec les quels Jouffroy, dans la Préface dont nous parlons, a soutenu, contre les prétentions d'un physiologisme exclusif, la possibilité d'une science psychologique. Il commence par démontrer, en faisant appel à la conscience individuelle de chacun de nous et à la conscience générale de l'humanité, qu'il y a toute une variété de phénomènes qui se passent dans le for intérieur, telles que nos idées, nos volontés, nos sensations, et que ces faits internes, dont nous avons conscience, nous paraissent d'une réalité tout aussi assurée que les choses que notre œil voit et que notre main touche. S'il y a ainsi deux vues, l'une sur le dehors par les sens, l'autre sur le dedans par le sens intime, il y a donc aussi deux sortes d'observation, l'observation sensible et l'observation interne. De même que c'est par une attention persévérante et soutenue que le naturaliste dépasse la connaissance vague et imparfaite que le commun des hommes a des choses extérieures, et parvient ainsi à une connaissance plus distincte et plus complète de la nature, de même c'est par la considération volontaire et attentive des phénomènes intérieurs que le psychologue peut élever à l'exactitude d'une notion scientifique l'idée vague que nous avons tous de ce qui se passe en nous. On peut donc constater d'une manière scientifique les lois des phénomènes intérieurs, et en tirer des inductions par le raisonnement; et, à cet égard, la science des faits internes est placée dans les mêmes conditions que celle des faits extérieurs. Mais cette science est-elle susceptible de transmission et de démonstration? Ce second point est résolu par Jouffroy non moins péremptoirement que le premier. Rien ne se passe en nous dont nous n'ayons conscience. Il n'est donc pas un seul phénomène intérieur, parmi les faits constitutifs de notre nature morale, que le dernier paysan, comme le plus grand philosophe, n'ait éprouvé et senti plusieurs fois. Seulement, le philosophe, qui a observé ces phénomènes, en a une idée précise, tandis que la plupart des hommes, qui n'étudient pas ce qui se passe en eux, n'en ont qu'une idée vague, et par là qu'un souvenir confus. Eh bien, c'est à cette idée vague, c'est à ce souvenir confus que s'adresse le philosophe. Il aide ses auditeurs ou ses lecteurs à en faire l'analyse et à en remarquer successivement tous les éléments. Telle est la manière dont Jouffroy estime que peut se transmettre la notion des faits de conscience. Si donc, d'une part, il est possible d'observer et d'étudier en nous les phénomènes du for intérieur, et si, d'autre part, il est possible de transmettre à autrui la notion, ainsi acquise, de ces phénomènes, la psychologie mérite de prendre place parmi les sciences positives; et que deviennent alors les dédains des naturalistes exclusifs, pour qui la science de l'homme se ramène tout entière à la seule

Jouffroy s'est moins attaché dans ses écrits à résoudre des questions psychologiques, sauf cependant plusieurs questions de psychologie morale (3), qu'à déterminer avec précision l'objet, la certitude, le point de départ, et la circonscription de la psychologie. Toutefois, on rencontre dans ses premiers et dans ses nouveaux Mélanges plusieurs pages sur l'Amour de soi, sur l'Amitié, sur la Sympathie, qui sont autant de formes de la sensibilité, et notamment une étude sur les Facultés de l'Ame humaine. A l'exemple de Laromiguière (4), Jouffroy ne veut pas que l'on confonde les facultés avec les simples capacités. L'homme seul lui paraît posséder de véritables facultés, parce que chez l'homme seul le pouvoir personnel intervient dans l'exercice des capacités ou propriétés, tandis que dans les choses, c'est la nature, ou plutôt Dieu, qui agit. Cette distinction une fois posée, Jouffroy décrit la méthode qui lui paraît devoir être suivie pour arriver à déterminer les facultés de l'âme humaine. Cette méthode lui paraît devoir être la même que celle par laquelle nous déterminons les propriétés naturelles des choses. Le feu produit de la chaleur : il a donc la propriété de la produire. Certains corps conduisent l'électricité : ils ont donc la propriété d'être conducteurs de ce fluide. En général, on reconnaît qu'une chose a plusieurs propriétés, quand elle manifeste plusieurs phénomènes d'une nature différente; chaque espèce de phénomènes suppose une capacité spéciale, et l'on reconnaît dans une chose autant de propriétés différentes qu'on y aura observé d'espèces distinctes de phénomènes. C'est de la même manière qu'on parvient à dis

(1) Voir, indépendamment de la Preface des Esquisses, l'article intitulé De la Science psychologique, dans les Mélanges philosophiques.

(2) Mélanges, art. De la Science psychologique. (3) Voir notamment, à cet égard, dans le Cours de Droit naturel, la 2e leçon, intitulée : Faits moraux de

la nature humaine.

(4) Voir plus loin, dans ce recueil, notre article sur LAROMIGUIÈRE,

tinguer les différentes facultés de l'âme. Guidé par cette méthode, Jouffroy croit pouvoir composer ainsi la liste de ces facultés : 1°le pouvoir personnel, ou ce pouvoir suprême que nous avons de nous emparer de nous-même ainsi que des capacités qui sont en nous, et d'en disposer: cette faculté est vulgairement connue sous les noms de liberté ou volonté, lesquels, d'après Jouffroy, ne la désignent qu'imparfaitement; 2o les penchants primitifs de notre nature, ou cet ensemble d'instincts et de tendances qui nous poussent vers certaines fins et dans de certaines directions antérieurement à toute expérience, et qui, tout à la fois, indiquent à notre raison la destination de notre être, et animent notre sensibilité à la poursuivre; 3o la faculté locomotrice, ou cette énergie au moyen de laquelle nous ébranlons les nerfs locomoteurs, et produisons tous les mouvements volontaires corporels; 4° la faculté expressive (1), ou ce pouvoir que nous avons de traduire au dehors par des signes ce qui se passe en nous et de nous mettre par là en communication avec nos semblables; 5° la sensibilité (2), ou cette susceptibilité d'être affecté péniblement ou agréablement par toutes les causes intérieures ou extérieures, et de réagir sur elles par des mouvements d'amour ou de haine, de désir ou de répugnance, qui sont le principe de toute passion; 6° enfin, les facultés intellectuelles; sous cette dernière dénomination Jouffroy comprend plusieurs facultés distinctes, dont il ne lui paraît possible de donner l'énumération et de décrire les caractères que dans un traité sur l'intelligence. Telles sont, dans la théorie de Jouffroy, les six facultés de l'âme humaine. Il s'étend en de grands développements sur l'action de la première de ces facultés. Dans une analyse aussi délicate que savante, il remarque que l'empire du pouvoir personnel ne s'exerce pas en nous sans interruption. De même qu'un ouvrier prend et quitte tour à tour ses instruments, de même nous sentons la volonté tantôt s'emparer des capacités de notre nature et les employer à ses desseins, tantôt les délaisser et les abandonner à ellesmêmes, sans que pour cela elles cessent d'agir. Il remarque encore qu'ordinairement notre pouvoir personnel ne se retire pas en même temps de toutes nos facultés, et que c'est presque toujours parce qu'il est très-occupé à en diriger une qu'il délaisse les autres. Quelquefois cependant il y a défaillance à peu près complète de la personnalité, et c'est cette défaillance qui caractérise l'état de l'âme pendant le sommeil (3). Et

(1) Voir le développement de ce point dans un article (inachevé) des Nouveaux Mélanges, intitulé Faits et pensées sur les signes. Jouffroy y ramène tous les signes à deux catégories: signes naturels, signes artificiels; ceux-ci particuliers, ceux-là universels.

(2) Voir, dans les premiers Mélanges, les articles Amitie et Amour de soi, et, dans les Nouveaux Mélanges, l'article Sympathie.

(3) Voir, dans les premiers Mélanges, l'article intitulé Du Sommeil.

Jouffroy ajoute que non-seulement le pouvoir personnel ne gouverne pas toujours nos capacités naturelles, mais encore qu'il est facile de prouver qu'elles se sont primitivement mises en mouvement et développées sans lui. Ainsi, par exemple, nous ne voulons nous souvenir que parce que nous savons que nous le pouvons. Or, comment saurions-nous que nous pouvons nous souvenir? comment saurions-nous ce que c'est que se souvenir, si jamais nous ne nous étions souvenus? Il faut donc, de toute nécessité, que nous nous soyons souvenus spontanément une première fois, pour que nous ayons pu ensuite vouloir nous souvenir. Et le même raisonnement s'applique à toutes nos facultés.

Maintenant, quelle nature Jouffroy attribuet-il à cette âme, douée des facultés qui viennent d'être énumérées et décrites? Il est trèscertainement à regretter que, dans un passage de sa Préface des Esquisses (1), Jouffroy ait écrit que jusqu'ici l'immatérialité de l'âme pouvait n'être considérée que comme une hypothèse. Mais, immédiatement après l'expression de ce doute, viennent de si bonnes et si puissantes raisons en faveur de la spiritualité, que ce qui précède se trouve, pour ainsi dire, effacé, et qu'il semble que le philosophe, hésitant qu'il était d'abord, se soit converti lui-même à une opinion mieux arrêtée. Après avoir établi qu'il est attesté par la conscience que c'est le même principe qui veut, qui sent et qui pense, qu'ainsi le sujet des faits de conscience est simple et unique, qu'ainsi encore il ne peut être la matière cérébrale, laquelle est composée d'une infinité de parties, Jouffroy expose avec beaucoup de force les raisons qui peuvent nous aider à concevoir l'hypothèse d'une force immatérielle servie par des organes corporels (2). Son spiritualisme se pose sous des formes plus explicites encore dans un autre de ses écrits (3), composé à une date ultérieure, et qui, par conséquent, peut être regardé comme son dernier mot sur cette question. Il montre que le moi, par un acte d'aperception immédiate de conscience, se saisit lui-même, et, en même temps, saisit tous les phénomènes dont il est le sujet. Au contraire, ce qui se passe dans le corps et dans les organes du corps, le moi n'en est pas informé directement, et, s'il arrive à le savoir, ce n'est qu'à l'aide de procédés complexes et laborieux. Que suit-il de là? C'est que le corps n'est pas le moi, et ne saurait être confondu avec lui. Si le corps était le moi, le moi saurait ce qui se passe dans le corps; la vie du corps, les fonctions des organes corporels, les phénomènes qui résultent de l'action de ces organes lui seraient connus comme sa vie propre,

(1) Part. IV: Du Principe des phénomènes de conscience.

(2) Préface des Esquisses, part. IV.

(3) Nouveaux Mélanges, mémoire sur la distinction d la psychologie et de la physiologie.

comme ses fonctions et ses phénomènes propres. Or, c'est ce qui n'est pas; tandis que, d'autre part, le moi, par une simple aperception de conscience, s'atteint lui-même dans son existence une et indivisible, et atteint en même temps les phénomènes qui sont véritablement siens. Deux principes sont donc à distinguer dans l'homme : le corps avec ses fonctions, le moi incorporel ou l'âme avec sa vie propre et l'ensemble des propriétés et des phénomènes qui s'y rattachent.

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En logique, Jouffroy n'a traité qu'une seule question; mais c'est la question fondamentale : celle du scepticisme. Toutes les fois qu'un homme adhère à une proposition, si l'on remonte au principe de sa conviction, on trouve toujours qu'elle repose sur le témoignage d'une ou plusieurs de ses facultés autorité qui vient se résoudre elle-même dans celle de l'intelligence, et qui serait tout à fait nulle, si l'intelligence n'était pas constituée de manière à réfléchir les choses telles qu'elles sont. Mais qui nous démontre que telle est la constitution de l'intelligence? Non-seulement, dit Jouffroy (1), nous n'avons pas cette démonstration, mais il est impossible que nous l'ayons. En effet, nous ne pou vons rien démontrer qu'avec notre intelligence. Or, notre intelligence ne peut être reçue à démon. trer la véracité de notre intelligence; car, pour croire à la démonstration, il faudrait admettre en principe ce que la démonstration aurait pour but de prouver, la véracité de l'intelligence: ce qui serait un cercle vicieux. » Que sortirait-il logiquement d'une telle théorie, si l'on en déduisait rigoureusement les conséquences? Évidemment, un scepticisme universel, absolu, irrémédiable, à l'atteinte duquel n'échapperaient ni la croyance en Dieu, ni la croyance au monde matériel, ni même la croyance en notre propre existence; on aboutirait, en un mot, à un véritable nihilisme. Heureusement qu'en fait l'intelligence eroit, d'une foi invincible, à sa propre véracité, et ne se laisse point ébranler dans cette croyance par les arguments de la philosophie sceptique. C'est, au reste, ce que confesse Jouffroy lui-même, lorsque, distinguant entre la théorie et la pratique, il reconnaît que l'homme, et le sceptique comme tous les autres, est invinciblement déterminé à croire, sans motif et sans preuve, à la véracité de son intelligence.

Il y a trois écrits de Jouffroy où sa doctrine morale peut être cherchée : son Cours de Droit naturel, un fragment intitulé Du Problème de la destinée humaine, un autre fragment intitulé Du Bien et du Mal (2). Quelle est la nature du bien et du mal? En d'autres termes, à quel titre telles actions ou telles choses seront-elles jugées bonnes ou mauvaises? Le bien,

(1) Premiers Mélanges, article Du Scepticisme.

(2) Ces deux fragments se trouvent dans les premiers Melanges Philosophiques.

répond Jouffroy, c'est pour un être l'accomplissement de sa destinée, le mal le non-accomplissement de sa destinée. Chaque être est organisé pour une certaine fin, de telle sorte que, si l'on connaissait complétement sa nature, on pourrait en déduire sa destination et sa fin. Il y a équation entre le bien d'un être et la fin de cet être. Le bien, pour cet être, c'est d'accomplir sa fin, c'est d'aller au but pour lequel il a été organisé. L'homme, ayant une organisation particulière, a nécessairement une fin, dont l'accomplissement est son bien; il a nécessairement aussi les facultés pour l'accomplir. Dès que l'homme existe, s'éveillent en lui, d'une part, les tendances qui sont l'expression de sa nature, de l'autre, des facultés qui lui ont été données pour que ces tendances obtiennent satisfaction. Tant que ces facultés sont abandonnées à l'impulsion des passions, elles obéissent à la passion actuellement dominante. Mais bientôt, la raison, aidée de la volonté, vient poser un but, et y dirige les facultés humaines. Ce but, ce n'est plus la satisfaction des penchants, c'est la recherche de l'intérêt bien entendu. Ce second état est supérieur au premier; mais il ne mérite pas encore véritablement le nom d'état moral. La raison, atteignant un degré supérieur de développement, nous fait concevoir, au-dessus de notre bien personnel, le bien de tous. Échappant à la considération exclusive des phénomènes individuels, elle conçoit que ce qui se passe en nous se passe dans toutes les créatures possibles; que toutes, ayant leur nature spéciale, aspirent, en vertu de cette nature, à une fin spéciale, qui est aussi leur bien, et que chacune de ces fins diverses est un élément d'une fin dernière, d'une fin qui est celle de la création, d'une fin qui est l'ordre universel, et dont la réalisation mérite seule, aux yeux de la raison, le titre de bien, en remplit seule l'idée, et forme seule avec cette idée une équation évidente par elle-même. Quand la raison s'est élevée à une telle conception, c'est alors, mais seulement alors, qu'elle a l'idée du bien. Le bien, le véritable bien, le bien en soi, le bien absolu, c'est la réalisation de la fin absolue de la création, c'est l'ordre universel. Dès que l'idée de l'ordre universel a été conçue par notre raison, il y a entre notre raison et cette idée une sympathie si profonde, si vraie, si immédiate, qu'elle se prosterne devant cette idée, qu'elle la reconnaît pour vraie et obligatoire, qu'elle s'y soumet comme à sa loi naturelle et éternelle. Tels sont les faits moraux de l'ensemble desquels Jouffroy compose les bases de la morale générale. Il n'est pas entré dans les détails de la morale particulière, c'està-dire dans l'examen des différents devoirs qui s'imposent à l'homme en cette vie. Mais l'idée de l'ordre universel, base de la morale générale, lui a servi, comme à Kant l'idée de sanction mórale, de transition entre la morale et la théodicée. Il montre fort bien que l'idée d'ordre universel,

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